Voici le troisième rêve avec la musqiue qui va bien. Bonne lecture !
http://www.youtube.com/watch?v=NL-rDuve72IFleurs BlanchesLes jolies fleurs blanches foisonnent dans la ville. Elles éclosent à tous les coins de rue, pas dans des parterres ni dans des champs réservés à leur culture, non, elles se mêlent naturellement et en abondance aux rangées de maisons, comme si constructions et fleurs étaient sorties de terre ensemble.
Le printemps vient de commencer et la neige s'attarde encore sur les montagnes avoisinantes, mais l'océan qui entoure délicatement les côtes sud de la ville est baigné d'un soleil resplendissant.
C'est une ville portuaire ancienne et prospère.
Encore aujourd'hui, ses quais voient de nombreux paquebots et cargos aller et venir chaque jour.
Son histoire, cependant, se divise très distinctement entre « avant » et « après » un événement qui a eu lieu il y a bien longtemps déjà.
Ici, les gens ne préfèrent pas parler de ce tournant décisif gravé dans la chronologie de la ville.
Les souvenirs sont trop pénibles pour en faire des histoires.
Kaïm, lui, connaît l'histoire, et parce qu'il la connaît, il est revenu.
« De passage ? », lui demande l'aubergiste.
Au son de sa voix, Kaïm répond par un léger sourire.
« Vous êtes ici pour la fête, je suppose. Je vous conseille de prendre votre temps et d'en profiter. »
L'homme est de bonne humeur. Verre après verre, il s'est mêlé à ses clients et son visage est déjà bien rouge, mais personne ne semble lui en vouloir de se faire plaisir. Chaque siège de l'auberge est occupé et les rires résonnent dans l'atmosphère. De temps en temps, on entend aussi les voix enjouées de la route, à l'extérieur.
La ville entière festoie. Une fois par an, la fête rend les gens heureux pendant toute la nuit, jusqu'à ce que le soleil se lève.
« J'espère que vous avez une chambre pour la nuit, Monsieur. Trop tard pour en trouver à cette heure-ci ! Tout est plein à craquer. »
« On dirait bien. »
« Ce n'est pas que quelqu'un soit assez fou pour passer une nuit comme celle-ci dans sa chambre, bien au chaud sous les couvertures. »
L'aubergiste fait un clin d'oeil à Kaïm comme pour dire : « En tout cas, pas vous, Monsieur, j'en suis sûr ! »
« Ce soir, ça va être la fête la plus grandiose et la plus folle de votre vie, et tout le monde est invité : les locaux comme les étrangers. Boisson, nourriture, jeu d'argent, femmes, dites-moi ce que vous voulez. Je ferai en sorte de vous satisfaire. »
Kaïm sirote son verre et ne dit rien.
Parce qu'il a prévu de rester éveillé tout la nuit, il n'a pas pris de chambre... même s'il n'a aucune intention de profiter de la fête.
Kaïm fera une prière une heure avant l'aube, au moment où l'obscurité est la plus noire et la plus profonde. Il quittera la ville, poussé par le soleil de l'aurore dardant ses rayons entre les montagnes et la mer, comme lors de sa dernière visite. À l'époque, l'aubergiste, qui, quelques minutes auparavant, disait à l'un de ses plus fidèles clients que son premier petit-fils allait bientôt naître, n'était lui-même qu'un enfant.
« Celle-ci, c'est pour moi. À la vôtre ! », dit l'aubergiste, remplissant le verre de Kaïm.
Il fixe Kaïm avec méfiance et dit : « Vous êtes bien venu pour la fête, hein ? »
« Non, pas vraiment », dit Kaïm.
« Ne me dites pas que vous n'en aviez pas entendu parler ! Vous voulez dire que vous êtes venu ici totalement par hasard ? »
« J'en ai bien peur. »
« En tout cas, si vous êtes venu ici pour faire affaire, n'y pensez même pas. Vous ne pourrez avoir aucune conversation sérieuse avec qui que ce soit une nuit comme celle-ci. »
L'aubergiste continue à expliquer en quoi cette nuit est si particulière.
« Vous avez dû en entendre parler. Autrefois, il y a très très longtemps, cette ville a été presque entièrement détruite. »
Deux sortes d'événements divisent l'histoire entre « avant » et « après » : le premier est la naissance ou la mort d'un personnage important, un héros ou un sauveur.
Le second est quelque chose comme une guerre, un fléau ou une catastrophe naturelle.
Ce qui a divisé l'histoire de cette ville, c'est un violent tremblement de terre.
Il est arrivé sans prévenir et n'a laissé aucune chance aux habitants paisiblement endormis.
Une crevasse s'est ouverte dans un grondement, et les routes et les constructions se sont effondrées.
Des incendies se sont déclenchés et propagés en un clin d'oeil.
Presque tout le monde est mort.
« Vous ne pouvez sûrement pas imaginer. Tout ce que je sais, c'est ce qu'on m'a dit à l'école. Mais qu'est-ce que la Fête de la Résurrection signifie pour un enfant ? C'est juste quelque chose qui est arrivé un beau jour. J'habite ici, et c'est tout ce que ça m'inspire, alors un voyageur comme vous ne peut sûrement pas commencer à imaginer à quoi ça ressemblait. »
« C'est comme ça qu'ils appellent cette fête ? La "Fête de la Résurrection" ? »
« Ouais. La ville est passée d'une ruine totale à ça. Toute la célébration tourne autour de cette renaissance. »
Kaïm sourit ironiquement à l'homme et sirote sa liqueur.
« Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? », lui demanda l'aubergiste.
« La dernière fois que je suis venu, ils appelaient ça "l'Hommage au Tremblement de Terre". Ce n'était pas une fête avec ce genre de célébrations extravagantes. »
« Qu'est-ce que vous racontez ? Depuis que je suis gamin, ça a toujours été la "Fête de la Résurrection". »
« C'était avant que vous ne soyez assez vieux pour vous souvenir de quoi que ce soit. »
« Hein ? »
« Et avant ça, ils l'appelaient la "Consolation des Esprits". Ils brûlaient un cierge pour les défunts, et priaient pour qu'ils reposent en paix; C'était une célébration très solennelle avec beaucoup de pleurs. »
« Vous parlez comme si vous y aviez assisté. »
« En effet. »
L'aubergiste rit en reniflant bruyamment.
« Vous ne semblez pas ivre, mais vous ne devez pas avoir toute votre tête ! Maintenant, écoutez, c'est la nuit de la fête, alors je ne vais pas m'énerver parce que vous m'avez charrié, mais ne racontez pas vos histoires aux autres habitants de la ville. Tous nos ancêtres, les miens y compris, ont frôlé la mort. »
Kaïm sait très bien ce qu'il fait. Il savait que l'homme ne le croirait pas.
Il voulait juste découvrir, pour lui-même, si les gens d'ici se transmettaient toujours les souvenirs de la tragédie, si derrière leur visage rieur se cachait toujours la tristesse héritée de leurs aïeux.
Appelé par l'un de ses autres clients, l'aubergiste quitte Kaïm, non sans lui donner d'abord un avertissement.
« Faites bien attention à ce que vous dites, Monsieur. Vos propos pourraient vous attirer des ennuis. Vraiment. N'oubliez pas : le tremblement de terre a eu lieu il y a deux cents ans ! »
Kaïm ne lui répond pas.
Il préfère boire sa liqueur en silence.
Parmi ceux qui sont morts dans la tragédie deux cents ans plus tôt, il y avait sa femme et sa fille.
Des dizaines de femmes et des centaines d'enfants qu'il avait eus tout au long de sa vie éternelle, la femme et l'enfant qu'il avait ici comptaient particulièrement.
À cette époque, Kaïm travaillait au port.
Il n'y avait qu'eux trois : lui, sa femme, et leur petite fille. Ils menaient une vie simple et heureuse.
Personne ne pensait au lendemain. Les jours passaient et se ressemblaient. Tout le monde dans la ville vivait ainsi, la femme et la fille de Kaïm aussi, bien sûr.
Mais pour Kaïm, les choses étaient différentes. Justement parce-que sa propre vie était éternelle et que, par conséquent, il avait dû endurer la souffrance provoquée par d'innombrables adieux, Kaïm savait trop bien que dans la vie quotidienne des humains, il n'y avait jamais de « toujours ».
La vie que menait sa famille devait s'arrêter un jour. Elle ne pourrait pas continuer infiniment. Pourtant, ce n'était en aucun cas une raison d'être triste. N'ayant aucune emprise sur l'éternité, les humains savaient comment aimer et chérir l'instant présent.
Kaïm aimait tout particulièrement montrer des fleurs à sa fille, plus elles étaient fragiles et éphémères, mieux c'était.
Les fleurs qui naissaient avec l'aube et mouraient avant le crépuscule étaient partout dans cette ville portuaire : de jolies fleurs blanches qui foisonnaient au début du printemps.
Sa fille adorait les fleurs. C'était une enfant douce qui n'aurait jamais interrompue l'épanouissement de fleurs qui avaient luttées si fort pour éclore. Elle préférait les admirer des heures durant.
Cette année-là aussi...
« Regardez la taille des bourgeons ! Elles vont éclore dans peu de temps maintenant ! », dit-elle avec joie après avoir découvert les fleurs blanches sur la route près de la maison.
« Peut-être demain ? », se demanda Kaïm à voix haute.
« Absolument ! », répondit simplement sa femme. « Lève-toi de bonne heure demain pour vérifier ! »
« Quand même, pauvres petites fleurs », dit la fille. « C'est joli quand elles fleurissent, mais elles dépérissent presque aussitôt. »
« Peu importe », dit la femme de Kaïm. « C'est une chance de les voir éclore, c'est ça qui est amusant. »
« C'est peut-être amusant pour nous », répondit la fille. « Mais pense aux pauvres fleurs qui travaillent si dur pour s'ouvrir et fanent le même jour. C'est triste... »
« C'est vrai, tu as sûrement raison... »
Un vent de tristesse flotta un moment dans l'air, mais il se dissipa vite quand Kaïm se mit à rire.
« Le bonheur n'est pas la même chose que la longévité ! », clama-t-il.
« Qu'est-ce que ça veut dire, papa ? »
« Même si elle ne fleurit pas longtemps, la fleure est heureuse si, pendant cet instant, elle peut dévoiler les plus beaux pétales et libérer le parfum le plus exquis dont elle est capable. »
La fille sembla avoir du mal à saisir le sens de ces paroles et acquiesça simplement d'un petit soupir. Elle finit par sourire et dit : « Ça doit être vrai si tu le dis, papa ! »
Ton sourire est plus beau que n'importe quelle fleur épanouie.
Il aurait dû le lui dire.
Kaïm regretta plus tard de ne pas l'avoir fait.
Les mots qu'il avait prononcés d'un ton si désinvolte, il s'en rendait compte, s'avéraient presque prophétiques.
« Maintenant, petite demoiselle, dit-il, si vous vous levez de bonne heure pour admirer les fleurs demain matin, vous feriez mieux d'aller au lit dès à présent. »
« D'accord, papa, si je suis vraiment obligée... »
« Je vais me coucher aussi », dit la femme de Kaïm.
« D'accord, alors, bonne nuit, papa. »
Sa femme dit à Kaïm : « Bonne nuit, mon chéri, je vais vraiment me coucher maintenant. »
« Bonne nuit », répondit Kaïm, profitant d'un dernier verre pour apaiser la fatigue de la journée.
Ces mots furent les derniers que la famille partagea.
Un violent tremblement de terre frappa la ville avant l'aube.
La maison de Kaïm s'effondra en un amas de gravats.
Les deux êtres chers de Kaïm partirent pour cet autre monde lointain avant d'avoir pu quitter leur profond sommeil et sans avoir eu la moindre chance de lui dire : « Bonjour ».
Le soleil se leva sur une ville qui avait été détruite en un instant.
Parmi les décombres, les fleurs blanches que la fille de Kaïm aurait tellement voulu voir, étaient en pleine éclosion.
Kaïm pensa déposer une fleur sur le corps froid de sa fille en guise d'offrande, mais il y renonça.
Il ne pouvait se résoudre à cueillir une fleur.
Il prit conscience que personne, aucun être vivant sur cette terre, n'avait le droit de s'emparer de la vie d'une fleur qui n'allait vivre qu'une seule et unique journée.
Kaïm ne pourrait jamais dire à sa fille :
« Tu montes aux Cieux la première et tu m'y attends : je te rejoindrai bientôt. »
Il ne ressentirait jamais plus la joie de retrouver ses êtres chers.
Vivre un millier d'années signifiait supporter la souffrance d'un millier d'années de séparations.
Kaïm continua son long voyage.
Un nombre incalculable d'années et de mois passèrent : des années et des mois durant lesquels plusieurs guerres et catastrophes naturelles ravagèrent la planète. Les gens naquirent et moururent. Il s'aimèrent et furent séparés de ceux qu'ils aimaient. Nombreux sont les bonheurs et les peines. Les gens s'affrontèrent et se disputèrent sans cesse, de même qu'ils s'aimèrent se pardonnèrent. Ainsi était faite l'histoire, les larmes du passé devenaient peu à peu des prières pour l'avenir.
Kaïm continua son long voyage.
Au bout d'un moment, il pensa de moins en moins à la femme et à la fille avec qui il avait passé si peu de jours dans la ville portuaire. Cependant, il ne les oublia jamais.
Kaïm continua son long voyage.
Et au fil de ses voyages, il s'arrêta de nouveau dans cette ville portuaire.
Tandis que la nuit devenait plus profonde, le grondement de la foule s'intensifiait, mais maintenant qu'une lueur apparaît dans le ciel à l'est, sans prévenir, le bruit fait place au silence.
Kaïm se tient debout sur la place centrale de la ville. Les fêtards, eux aussi, s'y amassent peu à peu, jusqu'à ce que, presque avant qu'il ne s'en aperçoive, la place pavée de pierres ne soit bondée.
Kaïm sent qu'on lui tape sur l'épaule.
« Je ne pensais pas vous voir ici ! », dit l'aubergiste.
Alors que Kaïm lui sourit en silence, l'aubergiste semble quelque peu embarrassé et dit :
« J'ai oublié de vous dire quelque chose tout à l'heure... »
« Oh... ? »
« Enfin, vous savez, le tremblement de terre a eu lieu il y a très longtemps. Avant mon père et ma mère, avant même la génération de mes grands-parents. Ça peut sembler étrange de ma part, mais je n'arrive pas à m'imaginer cette ville en ruine. »
« Je vois ce que vous voulez dire. »
« Pourtant je pense vraiment qu'il peut y avoir des choses dans ce monde dont on peut se souvenir même si on n'y a pas assisté réellement. Comme le tremblement de terre : je ne l'ai pas oublié. Et je ne suis pas le seul. Il a beau s'être produit il y a deux cents ans, personne dans cette ville ne l'a oublié. On n'arrive pas à se l'imaginer, mais on arrive pas non plus à l'oublier. »
Au moment où Kaïm acquiesce de nouveau pour signifier à l'aubergiste qu'il l'a compris, une mélodie grave résonne sur la place. C'est l'heure à laquelle le tremblement de terre a détruit la ville.
Toutes les personnes rassemblées ici ferment les yeux, se tiennent la main et se mettent à prier, l'aubergiste et Kaïm y compris.
Les visages souriants de sa femme et de sa fille défuntes lui apparaissent. Pourquoi sont-ils si beaux et si tristes, ces visages qui croyaient de tout coeur qu'ils verraient le lendemain ?
La musique s'arrête.
Le soleil du matin s'élève au-dessus de l'horizon.
Et partout dans la ville, une multitude de fleurs blanches éclosent.
En deux cents ans, les fleurs blanches ont changé.
Les scientifiques ont avancé l'hypothèse que « le tremblement de terre a pu modifier la nature du sol », mais personne n'en connaît la raison avec certitude.
La vie des fleurs s'est rallongée.
Là où l'espace d'une journée suffisait pour les voir éclore et faner, elles restent maintenant en fleur pendant trois ou quatre jours.
Humidifiées par la rosée du matin, baignées par la lumière du soleil, les fleurs blanches s'évertuent à profiter de leur vie au maximum. Elles embellissent la ville, comme si elles s'efforçaient de vivre la portion de vie qui avait été arrachée à celles qui n'avaient jamais connues les « lendemains ».
Fin.