4 mai 1789 − Quartier général de l'École Son Gokū, Gokumu
Tout s'était bien passé finalement… mais elle me faisait la tête depuis son retour ; qui il fallait le dire n'avait pas vraiment été triomphal. Personne ne semblait comprendre pourquoi je lui avais donné une seconde chance ; en fait, peu comprenaient pourquoi je lui en avais donné une première pour commencer. Certains s'imaginaient que parce qu'elle n'avait que 19 ans elle n'était pas encore assez forte, ou supportaient juste mal qu'une gamine qui avait la moitié de leur âge leur donne des ordres. Mais l'incident de la prison souterraine n'avait rien arrangé. Il était d'ailleurs peu probable que ses subordonnés se bousculent pour l'accompagner en mission ensuite… pour être honnête, moi-même j'avais du mal à comprendre ce qu'il lui avait pris, elle qui n'était pas du genre à être guidée par ses émotions… Depuis que je l'avais initiée à la chasse aux Sarunin elle n'avait jamais manifesté un enthousiasme débordant malgré son talent évident pour ça et le combat. Mais de là à risquer son poste, et surtout sa vie pour sauver une Sarunin… lorsqu'on nous avait signalé des cibles correspondant à la description de Kalza le plan était pourtant simple : faire en sorte de les attirer le plus près possible du QG, puis les capturer. Marina aurait très bien pu s'en charger seule si elle n'était pas tombée sur… elle… j'avais presque été choqué d'entendre autant de tendresse dans sa voix d'ordinaire si dure quand elle me parla de cette «Kina»… il fallait croire que Marina se plaisait à être au-dessus des tabous, et celui-là, l'un des plus grands de notre société, n'avait malheureusement pas fait exception. Les scientifiques pouvaient bien sortir toutes les théories fumeuses qu'ils voulaient pour ignorer le problème, j'avais vécu suffisamment longtemps pour reconnaître de l'amour quand j'en voyais ; et je n'étais pas dupe de la vraie nature de ces gosses à queue qu'on abattait comme des chiens. Au final, ce Kyôjô avait été seul quand elle l'avait rattrapé mais qui sait ce qu'elle aurait choisi, si elle l'avait rencontrée à nouveau… sa famille, ou ses ennemis ?
En attendant, des problèmes plus pressants devaient être traités. D'après Marina justement, Kyôjô avait l'intention de se rendre à Kukai, une ville a priori sans grand intérêt pour un Sarunin. Lyendith elle, était apparemment certaine d'avoir découvert le chef des terroristes, et quel chef… j'aurais franchement du mal à y croire tant que je ne l'aurais pas vu de mes yeux. Mais d'un autre côté j'avais toujours trouvé qu'il y avait eu anguille sous roche avec l'exécution de Jinei : personne n'avait jamais vu son cadavre, et son changement de personnalité avait été pour le moins radical. Avant son pétage de plomb, ça faisait déjà plusieurs mois qu'il sortait des phrases ambigües sur lui et les Sarunin. Mon prédécesseur Kain avait été dégoûté de la Chasse, mais pour Jinei, c'était quelque chose de plus profond encore… quand à Lyendith, elle s'était elle aussi comportée bizarrement lors de sa visite ici, me coupant souvent la parole et me lançant parfois des regards peu sympathiques. Certes, elle avait quelque peu allégé son uniforme vu la chaleur par ici, et comme il était incroyablement difficile de la regarder dans les yeux − même pour moi, à ma surprise − un malentendu était vite arrivé. Mais par moment elle avait eu comme des absences. Même Kalza avait eu l'air perturbé en me contactant pour me remercier et me dire qu'il avait disposé (sans plus de détails) de sa proie.
Faisant tourner sur la table du bureau ma tasse vide depuis longtemps, j'essayais de mettre un peu d'ordre dans ce capharnaüm qu'était la situation actuelle, espérant que la caféine atténuerait un peu la migraine… une organisation terroriste Sarunin semait la pagaille depuis quelques semaines, un type qui y était lié avait massacré une bonne centaine de Chasseurs de Son Gohan, un autre avait fait une déclaration de guerre en pleine fête de l'Union, et leur chef était probablement l'ex-Commandant Jinei, ce qui faisait remonter la création de ce groupe à un peu plus d'un an maximum… Quant à ce Kyôjô, il avait prévu de se diriger vers une ville de plaisirs dans laquelle un Sarunin n'avait rien à faire ; et donc les Chasseurs non plus. Si des Sarunin s'y cachaient vraiment, restait à savoir comment ils passaient inaperçus, mais avec Jinei comme meneur il n'aurait pas été étonnant qu'ils eussent vite appris à dissimuler leur présence et à se fondre dans la masse. Les expériences avaient montré que ces saletés n'avaient pas seulement une force démentielle de naissance, elles pouvaient aussi apprendre des techniques à une vitesse effrayante. Comme si ils étaient naturellement faits pour le combat… ça n'était pas pour rien si les secrets des techniques de l'armée étaient gardés au sein des Écoles, on ne pouvait pas laisser les singes mettre la main dessus. Mais là un ex-Commandant leur enseignait ces secrets. Autant dire que plus le temps passait plus ils seraient dangereux : il n'était donc pas question de rester assis à attendre la prochaine attaque. Kukai était la première piste, mais nul doute qu'ils avaient d'autres bases, Dieu seul savait combien… d'après Lyendith la surveillance autour de Satan était bien trop étroite pour que des Sarunin puissent s'y cacher et y agir librement, surtout depuis l'incident Cue-Limyos… mais si ils pouvaient dissimuler leur aura il y avait plus d'un endroit isolé où ils pourraient s'installer. Des déserts, des forêts, des temples abandonnés… ou même des « villages renégats »… non, même en supposant qu'il y en eût encore, les habitants de ces villages n'apporteraient tout de même pas leur soutien à une chose aussi horrible…
« Commandant ? m'interrompit une voix par l'interphone. Ulsam, chef de la division 7.
−Entre…
−Pardonnez-moi de vous déranger… comme vous le pensiez, les satellites détectent une activité énergétique assez forte, dans une zone très restreinte à proximité de Kukai…
−On est sûr qu'elles ne provient pas de Chasseurs ?
−Et bien… deux Chasseurs de Vegeta y sont en permission actuellement mais le signal ne semble pas provenir d'eux…
−Tss, et ils sont trop occupés à se soûler pour s'en rendre compte je suppose… dis-je en me pinçant l'arrête du nez. Bien, la division 7 va inspecter la ville avec la division 1.
−Ah… fit-il le regard débordant de motivation. Vous voulez dire avec Marina…
−Avec le Lieutenant Marina, oui. Cela te pose-t-il problème ?
−Euh… absolument pas, Commandant ! rectifia-t-il les talons claquant. Seulement…
−Seulement quoi ?
−Eh bien… le problème, c'est la localisation du signal… bien qu'à proximité de Kukai, il se situe de l'autre côté de la frontière… dans le territoire de Sino. »
L'ordure… c'était aussi pour ça qu'il avait choisi cette ville ? Ça nous compliquait la tâche : intervenir là-bas créerait un incident diplomatique à coup sûr, et c'était bien la dernière chose dont on avait besoin. Il n'y avait qu'une personne dans l'Union habilitée à traiter avec les dirigeants des pays indépendants.
« Le Roi doit justement être à Sino pour des négociations en ce moment. Je dois le contacter. »
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17 avril 1789 − Quartier général de l'École Vegeta, région de Nidaku
Voilà déjà deux jours que la protégée de Junkoku avait commencé sa « mission » pour retrouver Kyôjô… je ne pouvais m'empêcher de trouver ce test cruel pour une jeune fille, mais en même temps peu de Commandants auraient été indulgents au point de passer l'éponge sur un tel crime. Kina accompagnait-elle encore Kyôjô ? Je n'en avais aucune idée, mais je frémissais d'impatience à l'idée de revoir enfin mon ami. Cela était probablement une question de semaines. Mon enthousiasme ne manquait pas de laisser perplexe mes subordonnés, dont j'avais déjà du mal à gagner la confiance. À commencer par mon propre Lieutenant, Telim, bien plus âgée que moi mais que j'avais choisie en raison de son goût pour la diplomatie. Participer au meurtre de mes semblables était déjà suffisamment difficile à supporter pour moi, alors au moins essayais-je de profiter de ma position pour en atténuer la violence… j'avais concentré autant que possible les effectifs dans des régions que je savais peu fréquentées par les Sarunin, et l'« efficacité » de mon École avait baissé depuis mon arrivée, au point que certains me remettaient déjà en cause… Kyôjô n'aimerait sûrement pas ça, mais je ferais de mon mieux pour le convaincre de me rejoindre. Quand je deviendrais Roi, il serait facile de changer les lois sur les Sarunin, mais pour les mentalités cela prendrait bien plus de temps. Il faudrait alors quelqu'un pour poursuivre dans cette voie… parfois je me disais que ce plan était absurde, mais j'avais tellement réfléchi, tellement observé pendant des années, et je n'en voyais pas vraiment d'autre. Je préférais ne pas penser à ce qui arriverais si la vérité à mon sujet était découverte. On pouvait dire que j'étais désespéré d'une certaine façon…
Enfin, si mon enthousiasme était mal perçu, c'était aussi en raison d'une situation pour le moins imprévue… mais était-elle imprévisible ? Devant tant de persécutions, il était peu surprenant que des groupes rebelles apparaissent. Pour avoir vécu vingt années au milieu de ce ressentiment, j'étais bien placé pour le savoir. Néanmoins la puissance de ce nouveau groupe était inquiétante, et celui qui les dirigeait avait de fortes chances d'être lié à l'armée de l'Union : bien qu'ayant tenté un nombre incalculable de fois d'observer les entraînements militaires, je n'avais pu apprendre en détail leurs techniques de combat qu'une fois intégré dans l'École. Mes tentatives d'espionnage tournaient toujours court, et sans me vanter il y avait sûrement très peu de Sarunin plus forts que moi, même à l'époque. Et encore moins assez fous pour faire ce que j'avais fait. Le Commandant Lyendith avait justement prévu de me rendre visite à Nidaku ce jour-ci pour en discuter autour d'un café. Lyendith… si le monde extérieur recélait mille merveilles, sa beauté n'en était pas la moindre. Ses yeux argentés pouvaient subjuguer n'importe qui, et j'en avais été victime dès notre première rencontre. Une arme redoutable, vraiment… on disait que peu de gens pouvaient soutenir son regard et que cela l'irritait profondément ; il fallait donc que je fasse cet effort pour ne pas m'attirer ses foudres. Par chance, j'avais la sympathie de Junkoku, et bien sûr de mon ancien Commandant, devenu Roi. Si je voulais atteindre le sommet, il me fallait tisser de bonnes relations avec les élites de l'Union. Et qui savait… non, j'évacuai vite cette idée. Il valait mieux ne pas prendre de risques inutiles. De simples relations amicales étaient préférables. Oui, c'était préférable…
« … voilà ce qui me conduit à penser que Jinei est derrière tout ça. COMMANDANT KALZA !
−Ah ! Excuse-moi, j'avais la tête ailleurs… »
Je n'eus jamais pensé qu'il fût si difficile de la regarder dans les yeux sans s'y perdre… j'avais tout de même réussi à suivre une partie de ses explications ! Mais son accent oriental était craquant…
« Bien… soupira-t-elle. Je suppose que vous n'avez rien écouté.
−Euh… si, tu parlais du Commandant Jinei… je ne connaissais pas bien les détails de cette histoire… j'ai effectivement pensé que leur chef devait être un ex-militaire mais de là à imaginer quelqu'un censé être mort…
−Il me semblait vous avoir dit de me pas me tutoyer. dit-elle d'un ton irrité. Franchement, vous ne m'avez pas l'air de prendre ça très au sérieux. La situation est grave. »
Il n'y avait semblait-il pas que mon tutoiement qui l'agaçait. Elle me toisait du regard sans méchanceté mais avec insistance. C'était insoutenable. Je déglutis un grand coup…
« Que… quelque chose ne va pas…? »
Aucune réaction… je finis par détourner les yeux et elle les siens.
« Rien… je n'arrives pas à savoir ce tu as dans la tête.
−Tu… vous… ne me faites pas confiance…?
−Ce n'est pas ça. Quelle que soit la situation, tu n'as jamais l'air préoccupé… ça m'énerve, mais en même temps ça me fascine.
−Ah… ah bon… c'est… c'est intéressant… »
Comment ça… je la fascinais ? Enfin, pas moi, mon impassibilité… mais pourquoi me tutoyait-elle tout à coup ?
« Hem… bien, nous parlions de Jinei, donc. repris-je pour revenir à une conversation moins perturbante. Avez-vous une idée d'où il peut se cacher, si il est vraiment leur chef ? »
Elle reposa son regard sur moi, toujours en semblant sonder mon esprit… je m'imaginais rouge comme une tomate à ce moment, c'était terriblement embarrassant…
« J'en ai déjà discuté avec le Roi, nous nous accordons à penser qu'ils se cachent soit dans un endroit dépourvu de Chasseurs, soit à l'extérieur de l'Union. Mais cela, c'est une évidence, n'est-ce pas ?
−Euh… oui… ça nous laisse pas mal de choix…
−Ça n'est pas un jeu, Kalza. »
Le ton se faisait de plus en plus familier…
« … bon… fis-je en me levant de mon canapé, à la surprise de mon interlocutrice. Le mieux est peut-être de continuer à récolter des informations chacun de notre côté. Nous avons déjà bien progressé grâce à… vous…
−Si tu le dis… »
En se levant, elle trébucha sur la table basse, maladresse étonnante de sa part. Je la rattrapai même en sachant qu'elle n'allait pas tomber… j'avais lu ce genre de scène dans un roman à l'eau de rose que j'avais volé dans une bibliothèque il y avait longtemps. C'était un peu ridicule comme situation. Elle resta sans réaction pendant quelques instant, avant de se mettre à pouffer et à me repousser lentement mais avec force.
« À quoi tu joues au juste ? sourit-elle. Les gamins comme toi ne m'intéressent pas, autant te prévenir tout de suite.
−Je croyais que vous ne saviez pas ce que j'avais dans la tête ? »
Elle ricana une nouvelle fois en s'éloignant, avant de se retourner, en reprenant un ton plus sérieux…
« Au fait, de quelle région viens-tu, déjà ?
−Moi ? fis-je, un peu surpris de cette question soudaine. Je suis né dans un tout petit village, à l'est du continent… ma langue maternelle a d'ailleurs quasiment disparu aujourd'hui… »
Je ressortais cette histoire à tous ceux qui questionnaient mes origines… il valait mieux feindre de venir d'un trou perdu à la population non recensée pour avoir une marge de manœuvre. Et puis cette histoire n'était pas totalement fausse en un sens… avec une moue dubitative mais sans insister plus, Lyendith se dirigea vers la sortie, enfilant son manteau avec l'élégance qui la caractérisait…
« À plus tard ! Et bonne chance de ton côté… »
Elle m'adressa un dernier salut de la main. Sans me reprocher de la tutoyer, pour une fois. Sarunin ou humaines, les femmes étaient décidément des êtres imprévisibles…
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28 Septembre 1789 – Dorowen
« Hevi ? Que veux-tu savoir sur lui ?
−Son passé… sa naissance, ses parents, ses sentiments… tout ce que je sais c'est que ses parents ont été assassinés et qu'on n'a jamais retrouvé les coupables… il ne parle jamais de lui et j'ai toujours eu peur de lui demander mais…
−Tu cherches aussi à en savoir plus sur toi-même, n'est-ce pas ? »
Je ne le niai pas… à Dorowen je n'avais jamais été vraiment rejetée, et je ne m'étais pas vraiment interrogée sur mes origines. Mais après avoir rencontré Vaki… et elle… j'éprouvais de plus en plus un besoin de savoir. De comprendre. La haine entre humains et Sarunin était-elle une fatalité ? Comment y remédier ? Portais-je vraiment autant d'espoir que le pensait Vaki en me protégeant ? Kain avait veillé sur Hevi depuis son enfance, il avait un temps connu ses parents… et lui-même avait du sang de Sarunin sur les mains. C'était sans doute pour cela que même en ne le chassant plus il se refusait à les aider. Il ne s'en sentait pas digne. Mais sans poser plus de questions il avait accepté de me raconter ce qu'il savait sur cet enfant dont on lui avait confié la garde.
Il n'était pas d'amour plus improbable que celui des parents de Hevi. Son père faisait partie d'un groupe clandestin qui se donnait le nom de Purificateurs. Ces fanatiques traquaient et tuaient les Sarunin aux quatre coins du monde, selon des rituels macabres et usant de méthodes bien plus violentes et cruelles que celles de l'armée. Ils ne se contentaient pas de massacrer les Sarunin qu'ils trouvaient mais aussi tous ceux qui à leurs yeux manifestaient trop de compassion à leur égard, allant jusqu'à forcer des gens à les aider en menaçant leurs proches, voire à harceler et pousser au suicide ceux qui les dérangeaient trop… même l'armée avait essayé plusieurs fois de démanteler cette organisation qui s'apparentait à une secte mais elle finissait toujours par réapparaître. Un groupe pouvait traquer sa proie pendant des jours, parfois des semaines avant de la piéger, lui faisant bien sentir qu'elle était suivie, l'isolant, la mettant en position de stress, puis profitant de sa faiblesse causée par la fatigue et la faim pour sceller son sort. Un jour, cette traque dura trop longtemps, et un grand malheur frappa le père de Hevi : il se prit d'affection pour sa proie. Le moment venu, ce n'est pas elle qu'il tua mais ses camarades… il fit croire à ses supérieurs que le Sarunin était plus fort que prévu, qu'ils s'étaient fait massacrer, et qu'il ne commettrait plus d'erreur. Mais il la commit. Une erreur impardonnable. Lui et elle se revirent. Et ils s'aimèrent. Il quitta l'organisation, se condamnant à vivre dans le secret et signant, il le savait, son arrêt de mort. Neuf mois plus tard, Hevi naquit dans un des refuges secrets des Sarunin… un Sarunin sans queue, ses congénères savaient ce que cela signifiait… la mère de Hevi et son enfant furent reniés et elle dût quitter les siens elle aussi. Alors d'un commun accord, et sans vraiment savoir ce qu'il adviendrait, ils se réfugièrent en dehors de l'Union et, dans la ville de Doun' Kaos trouvèrent, à défaut de regards amicaux au début, au moins un peu de sérénité… sachant que la paix serait de courte durée, ils léguèrent tout ce qu'il purent à leur enfant, à travers des enregistrements en Qakhlen et en Sarunin… une année s'écoula ainsi, puis un soir ils confièrent Hevi à une personne qui saurait le protéger, prétextant qu'ils s'absentaient simplement pendant un moment. Kain comprit trop tard ce que cela signifiait. Les parents de Hevi moururent en ayant enfin trouvé le bonheur, en étant enfin acceptés dans une communauté, et en ayant légué leurs espoirs à leur fils…
Je comprenais à présent mieux les dernières paroles de Vaki, et pourquoi il avait, après avoir tant haï les humains, décidé de me protéger au péril de sa vie. Que ce fût chez les humains ou les Sarunin, notre naissance était une transgression. Comme si nos parents avaient franchi une barrière, si opaque que la plupart pensaient ne rien trouver d'autre que le malheur au delà… mais ils y avaient au contraire trouvé le bonheur. Et une issue alternative au conflit qui déchirait leurs deux espèces depuis cinq siècles. Pourtant, en me remémorant les visages radieux des parents de Hevi sur les vidéos qu'ils avaient laissées, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il ne s'agissait là que d'exceptions confirmant la règle, que lui et moi avions simplement eu de la chance − si on pouvait appeler ça de la chance… mais je voulais être certaine. Cela faisait maintenant près de six mois que j'attendais chaque soir, assise sur le sol rocailleux, près du rocher derrière lequel avait disparu la Sarunin de la dernière fois. Personne n'en était sorti depuis, au point que je me demandais si je n'avais pas rêvé… mais Kain aussi l'avait vu, ils avaient sans doute simplement décidé de ne plus se risquer à utiliser cette sortie. Puis, alors que je m'apprêtais à rentrer, je sentis faiblement une aura inconnue approcher lentement… me cachant hâtivement, j'observai la masse rocheuse qui commençait à bouger… de sous cette masse sortit une tête mal coiffée, scrutant longuement les environs… le Sarunin s'aventura prudemment hors de l'ouverture puis referma la «porte» en prenant soin de faire le moins de bruit possible. Contrairement à la précédente, il semblait jeune, à peu près l'âge de Hevi. En lévitant légèrement, je m'approchai lentement…
« M… Ma… Masoran… »
Si j'avais bien compris, c'était ainsi qu'un Sarunin signalait sa présence à ses congénères…
« Sh… Shôsa…? »
L'intéressé se retourna en entendant mon salut timide, un rien paniqué mais apparemment rassuré en voyant ma queue − qui avait repoussé depuis le temps…
« Ha… kuverin yo. Shôsa den… Mosei kêrato ? »
«Une sœur ? Je te renvoie le bonjour… où te cachais-tu ?»… C'était ce que ça voulait dire… à peu de choses près… sans doute…
« Kôda… omon shukê sa. » me dit-il en enroulant sa queue autour de sa taille.
Il venait de parler de ma queue j'imaginais, mais… comme j'aurais dû m'en douter mes maigres notions de Sarunin n'allaient pas me mener bien loin…
« Ahaha… désolée, je ne parle pas bien votre langue en fait… est-ce que… vous comprenez le Qakhlen ? »
Ses sourcils se froncèrent brusquement et son aura se fit moins amicale… une Sarunin − supposée − qui lui parlait dans une langue humaine, je ne pouvais pas lui en vouloir de trouver ça suspect…
« Ah… si vous ne le parlez pas ce n'est pas… si grave… »
Son aura se tendit rapidement… une expression de dégoût profond commençait à lui déformer les traits…
« Perumaza yo… »
Perumaza… j'avais déjà entendu ce mot dans la bouche de la mère de Hevi… je ne me souvenais plus de son sens exact mais je savais que ce n'était pas un compliment ni un mot d'une grande élégance… le Sarunin cracha par terre puis commença à s'avancer vers moi lentement…
« Arata te kosumu oreto shi. Muere ko peruzama chime, eise ? Kuu ron ?!
Je reculai de quelques pas, me sentant de moins en moins en sécurité. Il accéléra soudainement, m'assénant un coup que je déviai de justesse ! Mais je n'évitai pas le second, et fus frappée violemment au visage. Je parvins à me relever suffisamment vite pour parer le coup suivant mais fut projetée en arrière… sentant bien que je ne maîtrisais plus la situation − si tant est que je l'eusse jamais maîtrisée − je me réfugiai haut dans les airs, où le jeune Sarunin ne pourrait pas m'atteindre… de loin je n'entendais pas ce qu'il disait, mais je pus apercevoir un rictus se dessiner sur son visage tendu par la colère…
« CIANA ! »
La voix était assez lointaine… c'était la voix de Kain… il était à une centaine de mètres du rocher… Mais lorsque je reportai mon attention sur le Sarunin, celui-ci avait disparu. Redescendant lentement au sol, je retrouvai mon professeur, immobile mais le visage grave.
« Je peux savoir ce que tu faisais…?
−Je… répondis-je la tête baissé. Je voulais en rencontrer un…
−Eh bien c'est réussi. Regarde-toi, tu saignes… te battre contre un Sarunin, tu as perdu la tête ?! s'emporta-t-il.
−Ce n'est pas ce que je voulais ! Je lui ai pourtant parlé gentiment, je ne l'ai pas agressé…
−Mais tu l'as abordé à un endroit où les Sarunin sont naturellement sur leurs gardes. De plus tu sais bien qu'ils sont de plus en plus agressifs ces derniers temps… tu as eu de la chance de tomber sur un jeune, un adulte aurait très bien pu te tuer. »
Le ton était glacial, le dernier mot accentué. Je ne m'en rendais compte que maintenant… pour la deuxième fois en six mois, je venais d'échapper de peu à la mort. Depuis la disparition de Hevi c'était comme si j'avais perdu la mesure du danger. Comme si j'avais honte de ne pas être aussi forte que lui. Aussi forte que les Sarunin. D'autant plus que depuis la fête de l'Union, la situation n'avait cessé d'empirer, et il ne faudrait sans doute pas longtemps avant que Dorowen soit menacée… je ne voulais pas l'avouer, mais j'avais peur… peur de ne pas pouvoir protéger ceux que j'aimais… peur de voir cette paix brisée pour toujours… peur de mourir aussi… alors je cherchais tant bien que mal un moyen d'établir le contact avec les Sarunin, de trouver une autre issue, comme l'avaient fait mes parents et ceux de Hevi…
« Tikhras a récemment été attaquée… ils ne s'en prennent plus seulement à l'Union. Ce pays commence à envisager une alliance avec le Roi. On n'arrive toujours pas à estimer leur nombre exact, mais ils sont beaucoup plus puissants que prévu. Cette déclaration à Osumar n'était pas du bluff.
−Et nous… qu'est-ce qu'on va faire ?
−On ne peut pas laisser de tels désastres se produire sur notre sol. Jusqu'ici nous avons été épargnés, mais pour combien de temps ? Même moi je ne suis même pas sûr de pouvoir défendre la ville vu mon âge. Le Conseil Central va donc se réunir et les régions vont être consultées…
−On est vraiment obligés de choisir un camp…?
−J'en ai bien peur… Si nous aidons les Sarunin nous serons des traitres et deviendrons les ennemis du Roi ; si nous les combattons avec l'Union, nous courons au désastre des deux côtés. Et une position neutre nous attirerait les foudres des deux camps. Mais ces Sarunin eux, n'ont plus rien à perdre, que nous choisissions l'une ou l'autre option, cela leur convient… Jinei… qu'est-ce qui a pu le pousser à une telle folie ?
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4 mars 1793 − région de Gokumu
Suhltemi… c'était le nom du village qui nous offrait l'hospitalité. Comme beaucoup d'autres, il était assez isolé, mais il s'en distinguait par bien des aspects. Durant les deux premières années de notre vie ici, nous avions pu découvrir de curieuses coutumes comme la fête du conflit. Tous les ans, durant une journée les habitants se querellaient volontairement, pour évacuer les petites contrariétés accumulées dans l'année… « un rituel destiné à purger nos émotions négatives et entretenir la courtoisie le reste de l'année » me disait en souriant Salma − la doyenne du village. Les habitants portaient également des vêtements longs et épais malgré le climat tropical… les robes des femmes étaient très jolies mais vraiment peu pratiques pour marcher… concernant la langue, heureusement les habitants connaissaient tous le Gokumuïen mais nous faisions l'effort d'apprendre la langue locale − vieille d'au moins cinq siècles selon eux ! Mais la chose qui nous avait sans doute le plus déroutés était leur tradition de célébrer les funérailles dans la joie… le défunt était placé au sommet d'un grand bûcher et une danse funéraire très codifiée était exécutée autour du feu par tous les habitants. Une partie de ses cendres était ensuite mélangée à la terre et l'autre partie dispersée aux quatre vents, pour qu'il se mêle et participe aux cycles naturels… des chants-prières rythmés étaient ensuite entonnés pour souhaiter à son âme une réincarnation vertueuse, puis un grand festin était organisé comme hommage final. Des idées morbides m'animaient parfois… aurais-je droit à de si belles funérailles, malgré…? Enfin, ça n'étaient pas seulement ses coutumes qui rendaient ce village si particulier…
« Ah, t'étais là ? Évite de t'éloigner trop du village la nuit.
−Ne t'en fais pas, tu sais bien qu'il n'y a pas de Chasseurs par ici.
−Pour l'instant, mais tu connais la situation, un peu partout… allez, on rentre, faut pas que tu restes là à ruminer des idées noires.
−Qu'est-ce que tu racontes ?
−Ce sont les troisièmes funérailles auxquelles on assiste depuis qu'on vit ici, et à chaque fois tu t'isoles et tu pleures en silence…
−Évidemment, on n'est pas censé être joyeux quand quelqu'un meurt ! J'ai un peu de mal à m'y faire, franchement…
−Bah, c'est un peu pareil pour moi je dois dire… »
En tentant de me lever, je m'entravai comme souvent dans les tissus de ma robe, et cet idiot ne faisait rien pour m'aider à me relever.
« Ha ha ha ! Ça aussi tu as du mal à t'y faire on dirait !
−Jin, arrête de te moquer ! On dirait vraiment pas que tu as 17 ans…
−C'est bon Grande Sœur, te fâche pas… » répondit-il en me tendant la main, sans abandonner son sourire moqueur.
Je ne pouvais pas lui en vouloir. Dans le climat actuel, toutes les occasions de rire étaient bonnes à prendre.
à suivre…
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Très franchement, j'aurais jamais pensé faire 22 pages pour ce chapitre, où je manquais d'inspiration au départ… mais c'est comme ça que ça a fini. Vous l'aurez remarqué, un petit bond dans le temps s'opère à partir de la fin de ce chapitre. L'histoire se déroulera donc essentiellement en 1793 à partir du prochain. Année de la Terreur dans notre Histoire de France, et d'une certaine façon dans cette histoire aussi…