Le parfum de la résine se mêlait à celui de la pierre et du métal brûlés, et la poussière finissait encore de retomber. Gohan regardait les ruines du chalet, le poing serré sur les quelques senzus qu’il allait devoir rationner pour rester éveillé. Après la bataille contre l’Ogre, devant leurs maigres provisions, il avait été décidé que Goku et Végéta retourneraient dans le Rêve pour les économiser le temps que Gohan trouve une solution : à eux trois, ils n’auraient pu rester qu’une poignée d’heures de toute façon. Bien sûr, c’était le choix le plus logique mais il aurait souhaité que son père soit là aussi. Il commença à fouiller les décombres tout semblait avoir été détruit. Quelque part, cachés sous les ruines, se trouvaient les corps sans vie de Tidus et de Thomas Red… « C’est sans espoir », pensa-t-il. L’Ogre semblait invincible. Il était à des années-lumières de tout ce que Gohan avait pu rencontrer. Chaque adversaire, aussi fort soit-il, avait sa faiblesse. Chaque ennemi pouvait être dépassé. L’Ogre lui paraissait simplement hors d’atteinte, trop vieux et trop profondément enraciné dans l’Univers pour que celui-ci puisse supporter son absence.
Gohan en était là de ses réflexions quand une gigantesque source d’énergie apparue avant de s’évanouir presque aussitôt, comme si la foudre avait déchiré le ciel. Tout était redevenu calme et rien ne venait plus troubler l’horizon, à part l’Ogre massif et lointain. Chaque homme, chaque animal était plongé dans un profond sommeil alors qui, ou quoi, cela pouvait être ? Gohan avait aussitôt pris son envol, survolant les arbres à toute vitesse. Peut-être Shibito avait-il survécu, peut-être avait-il réussi à se traîner hors de l’eau et essayait-il d’appeler à l’aide ? Il avait disparu lors de la bataille et si personne n’avait osé le dire, tous savaient ce qu’il était advenu de lui. Il scrutait le sol, à la recherche d’un mouvement, d’une couleur plus vive qui trahirait une étoffe… Il ne vit rien jusqu’à rejoindre le cours d’un fleuve animé d’une violente colère. Il bouillonnait, hurlait, lançait de toutes ses forces son eau contre les rochers, comme pour les écarter du passage, comme pour faire reculer la forêt qui l’encerclait. Les arbres semblaient s’approcher pour l’étouffer, laissant à peine quelques mètres entre eux et les flots découpés par les rapides. Pourtant Gohan ne lui prêtait aucune attention : sur la rive, un petit corps trempé rampait loin de l’eau.
Le reconnaissant avec stupeur, il se posa en douceur près de lui. Tidus cracha et toussa encore un peu avant de s’effondrer sur le dos. Il observait Gohan du coin de l’oeil mais ne semblait pas l’avoir vu atterrir.
— Ç… Ça va ? balbutia Gohan.
Tidus tourna la tête pour le dévisager, avant de se relever.
— Ouais.
— Tu… Tu te rappelles de moi ?
— Ouais… T’es venu chez moi une fois.
Gohan peinait à croire qu’il s’agissait du même enfant. Il ne lui aurait alors pas donné plus de dix ans mais aujourd’hui, il en faisait facilement quatorze ou quinze. Tidus soutenait son regard, ne marmonnait pas.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es tombé dans l’eau ?
— Ouais je sais pas comment c’est arrivé, je me suis appuyé contre les rochers, j’ai glissé et je me suis cogné contre le fond. Après j’ai pas compris, je me suis retrouvé dans les airs et je suis retombé par terre.
Tidus le regardait d’un air suspicieux. Il se méfiait, c’était certain, mais Gohan devinait que des questions lui brûlaient les lèvres et à qui d’autre pouvait-il les poser ? Il ne s’était pas trompé car, après quelques secondes, l’adolescent lui demanda :
— On est où ? Qu’est-ce que je fais là ? Et toi ? Qu’est-ce qui se passe ?
Gohan lui raconta tout. Du début à la fin. Tidus ne disait rien mais plus Gohan avançait dans son récit, plus il se montrait ouvertement incrédule. Il finit par grimacer :
— Bien sûr. Écoute je comprends ni ce que je fais dans ce trou paumé, ni pourquoi j’ai l’impression d’avoir dormi pendant des années et de me réveiller seulement maintenant, mais je suis pas complètement stupide non plus.
Gohan s’attendait à cette réponse — son propre beau-père avait vécu dans le déni un certain nombre d’années — et il savait déjà quoi faire, même si cela n’allait pas être très agréable. Alors il saisit Tidus avant qu’il n’ait eu le temps de réagir et s’envola aussitôt, ignorant les hurlements de l’adolescent qui voyait le sol s’éloigner dangereusement, fonçant vers la côte. Gohan ralentissait légèrement à chaque fois qu’ils passaient au-dessus d’une ville, pour que Tidus puisse voir le monde tel qu’il avait été laissé : les routes jonchées de voitures encastrées les unes dans les autres, les corps éparpillés à même le sol, les incendies et les inondations qui ravageaient tout sur leur passage. Au bout de quelques minutes seulement, il se posa sur une colline non loin de là où Végéta, son père et lui s’étaient retrouvés après leur défaite. Ils étaient plus proches cette fois car il voulait que Tidus puisse voir distinctement ce qu’il était venu lui montrer. Il tendit le doigt pour le lui montrer mais Tidus avait déjà les yeux rivés sur l’Ogre.
— Tu me crois maintenant ? Désolé d’avoir été si brusque mais il faut faire vite.
Tidus ne répondit pas immédiatement, assommé par la réalité qui le heurtait de plein fouet.
— J… Je sais pas… Pourquoi tu dors pas toi ?
— Je te l’ai dit, j’ai mangé des haricots magiques.
— C… Connerie ! Ils marchent pas tes haricots tous pourris, j’ai essayé. J’ai trouvé un type bizarre près du chantier, il était dans les vapes et je lui en ai donné un mais ça lui a rien fait.
Le coeur de Gohan se serra. Au moins avait-il une réponse quant au réveil mystérieux de Shibito…
— Ça n’agit pas immédiatement sur ça, je ne sais pas pourquoi. Je connais celui que tu as voulu soigner, i… Il est mort. En essayant de le tuer.
Tidus regardait l’Ogre qui voguait tranquillement vers la côte. Il ne dit rien pendant quelques secondes, comme plongé dans une intense réflexion, puis finalement :
— On pourrait… Partir, non ?
— Même si tu te caches très loin, l’Ogre finira par dévorer la Terre. Ça ne servirait à rien.
— Non, je veux dire… Si tout ce que tu m’as dit est vrai… Alors on pourrait aller ailleurs que sur la Terre… Non ? C’est forcément possible, dit-il dans un pouffement crédule et malaisé.
— Et abandonner ta planète ? Ta famille ? Tes amis ? s’indigna Gohan.
— J’ai pas d’amis, répondit-il d’un ton soudain froid et dur. Ma famille, c’est pas ma famille, je me souviens même plus d’eux. Ils étaient peut-être gentils mais moi je me rappelle pas. C’est comme si je les connaissais pas.
Tidus avait le visage fermé et continuait de fixer l’Ogre. Gohan lui répondit doucement :
— Je peux comprendre, tu sais. Que tu sois en colère, que tu n’aimes pas cette planète qui ne t’a rien offert. Mais il n’y a nulle part où se cacher et aucun moyen d’y aller de toute façon. Et puis… Peut-être que tu n’as pas encore d’amis, peut-être que tu ne veux pas de ta famille mais moi j’ai une femme, une petite fille, des amis… Et ils comptent tous sur moi pour les sauver. Je ne sais pas encore comment faire mais je ne peux pas le faire sans toi.
Tidus s’essuya les yeux.
— Je viens juste de commencer à vivre, j’aurais voulu tout connaître. C’est pas juste, je…
Sa voix mourut et Gohan attendit qu’il se reprenne. C’était beaucoup à encaisser en si peu de temps, il le savait. Alors il attendit, même si chaque seconde qui passait était précieuse. Finalement, Tidus fit un pas en avant. Puis un autre. Et encore un autre. Gohan observait cet étrange manège, se demandant si l’adolescent n’allait pas bêtement essayer de s’enfuir. Il n’aurait pas pu prévoir que Tidus allait brusquement s’élancer dans les airs et filer vers l’Ogre. Gohan resta un instant paralysé, frappé par la surprise, avant de se lancer à sa poursuite. Heureusement, il volait bien plus vite que Tidus et le rattrapa en quelques secondes, hurlant pour couvrir le bruit du vent :
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu voles ?
Tidus ne répondit pas, ne tourna même pas la tête vers lui. Gohan le saisit par la manche et croisa son regard vide et sans éclat. Il n’était pas certain de comprendre ce qui se passait mais commençait à s’en faire une vague idée. Décidé à ne pas laisser l’adolescent s’approcher de la bête, il tenta de le tirer vers lui mais une violente décharge lui fit lâcher prise. Ses nouvelles tentatives n’eurent pas davantage d’effet et ils n’étaient maintenant qu’à quelques centaines de mètres de l’Ogre. Gohan pouvait voir l’eau bouillonner autour de lui et entendit, comme sortie des flots, une longue plainte monter, monter jusqu’à emplir l’air et l’assommer quasiment. Tidus se jeta dans la gueule de l’Ogre qui s’ouvrait et s’enfonça loin, toujours plus loin à l’intérieur. Gohan hésita un instant avant de le suivre mais… De toute façon, sans lui, tout était perdu. Il en était persuadé. Il se rua alors à sa suite, avant que l’Ogre ne lui barre la route, et rattrapa Tidus qui plongeait dans l’obscurité. Elle les embrassa aussitôt, les enveloppa de son manteau en même temps que l’air se faisait chaud, puant, si lourd qu’il devenait difficile de respirer. Gohan eut à peine le temps d’entendre Tidus hurler — était-il revenu à lui ? — qu’il se cogna contre une paroi et perdit connaissance.
* * *
— Va te faire foutre !
Trunks avait presque craché sa colère avant de tourner les talons et de s’éloigner à grands pas, fuyant les vociférations de son père. L’espace d’un instant, Végéta fut tenté de lui courir après pour lui infliger la correction qu’il méritait : comment osait-il lui parler ainsi ? À lui, son père ? Jamais Végéta n’aurait osé s’adresser au Roi de cette manière, même s’il avait pu le battre en duel. Il avait bien trop de respect. Malgré tous ses efforts, rien ne semblait pouvoir inculquer cette notion à Trunks. Il tremblait de rage et serrait les poings, hésitant encore à le rattraper. La fureur l’empêchait de penser correctement et son sang de Saiyen bouillait dans ses veines. De petits pas se firent entendre derrière lui et il se retourna pour découvrir Bra, tremblante, qui avait prit son courage à deux mains et risquait un coup d’oeil. Ses yeux étaient humides et elle voulut s’enfuir elle aussi, mais Végéta fut plus rapide qu’elle.
— Oh chérie…
Tout était fini. Sa rage était retombée, avait fondu comme de la neige en été. Il souleva Bra de terre pour la serrer contre sa poitrine et elle cacha son visage dans son cou. Elle pleurait silencieusement alors que Végéta lui caressait les cheveux et lui parlait à l’oreille :
— Il faut pas pleurer, c’est rien… C’est rien ma puce, c’est rien… C’est des mots c’est tout, il le pense pas… Moi non plus… C’est rien…
Végéta regardait dans le vide. Il ne s’entendait pas avec Trunks bien avant la mort de Bulma et leur relation n’avait fait qu’empirer depuis, mais elle avait franchi un nouveau cap depuis que Kakarotto et lui étaient revenus seuls dans le Rêve. À ses yeux, Végéta était responsable de la défaite contre l’Ogre et il lui reprochait d’avoir laissé Gohan. « Il ne dit rien à Kakarotto pourtant » pesta-t-il intérieurement. Alors Trunks lui tenait tête, refusait de lui obéir et faisait étal de sa mauvaise humeur. Bien sûr, Végéta ne faisait rien pour arranger les choses : chaque tentative s’était soldée par un échec, sa bonne volonté s’effondrant aussitôt que Trunks l’envoyait balader et qu’il explosait de fureur, creusant un peu plus le fossé qui les séparaient. « C’est sa faute, se disait-il, on ne demande pas à un Saiyen de maîtriser sa colère » Il regrettait l’époque où il suffisait de distribuer les coups pour régler une situation : Freezer était peut-être terrifiant mais on pouvait lui taper dessus, ou au moins essayer. Il était le prince des Saiyens, il savait que l’Ogre n’était pas de son niveau et ne le serai jamais. Il savait aussi qu’il n’obtiendrait pas le pardon de Trunks en lui collant une raclée. Peut-être pourrait-il sauver Bra : elle le craignait car il avait toujours été un père froid et colérique mais il s’efforçait maintenant de lui donner l’affection qu’elle réclamait. Et puis, c’était plus facile qu’avec Trunks car elle lui montrait le respect qui lui était dû. Il sentait le coeur de sa fille s’emballer à chaque fois qu’il approchait et il ignorait si c’était de peur ou de joie.
Les reniflements de Bra l’arrachèrent à ses pensées. Il desserra son étreinte et baissa les yeux vers elle, croisant son regard : elle le soutint cette fois, et Végéta s’efforça de lui sourire. Elle le lui rendit, les yeux rougis, le nez morveux, les joues sales. Végéta sourit à nouveau devant ce pathétique spectacle, sincèrement cette fois. Elle était si belle… Comme Bulma. Il n’y avait jamais fait attention mais elles se ressemblaient tellement qu’il n’aurait pas pu les différencier au même âge. Et c’était sans parler de leurs cheveux, dont il avait au début moqué la teinte.
— J’ai faim. Viens.
Elle lui prit la main et ils partirent vers le centre de l’oasis. La tristesse s’emparait doucement de Végéta alors qu’il se demandait si sa fille lui ressemblerait un jour. Trunks lui ressemblait, ça oui c’était sûr : même si leurs cheveux n’étaient pas de la même couleur, ils avaient les mêmes yeux, la même fossette au menton… Et même s’ils avaient été élevés dans deux cultures si différentes l’une de l’autre, on ne pouvait pas dire qu’il n’y avait rien de lui en Trunks. Son caractère de feu, son talent guerrier… Bulma n’aurait pas évoqué les mêmes choses c’était certain[ Elle aurait plutôt parlé de leur douceur cachée au fond d’eux, de leur fierté qui leur faisait justement cacher cette douceur, d’un sens de l’humour cynique.], mais elle aurait été d’accord.
Il soupira. Trunks refusait de voir tout ça, et lui-même l’oubliait trop souvent.
* * *
Gohan voyait briller le soleil, loin au-dessus de lui, comme une tache floue qui lui abîmait les yeux, déchirée par l’eau emplissant ses poumons. À peine reprit-il conscience qu’il voulut la recracher mais peine perdue, il ne fit qu’en avaler encore un peu plus. Il tenta alors de s’élancer, se propulser jusqu’à la surface mais son énergie l’avait abandonné et ses poumons se gonflaient, gonflaient, gonflaient d’eau. Il frappa désespérément des jambes et commença à remonter… Lentement… Bien trop lentement… Il était trop loin et l’obscurité se saisissait de lui. Il agita les jambes une dernière fois et tendit la main alors que tout devenait noir et que ses doigts, le temps d’une seconde, transperçaient la surface avant de replonger aussitôt. Il sombra peu à peu, s’enfonça dans l’abîme glacé mais en fut brusquement tiré : agrippé, poussé jusqu’au soleil, l’air lui caressa le visage et emplit enfin ses poumons qui crachaient leur eau… Tidus émergea à son tour.
— Merci… souffla Gohan, encore crachant et haletant.
— Je t’ai vu tomber mais le temps que je te rejoigne, t’avais déjà coulé. J’ai cru que tu t’étais noyé avant de te voir remonter mais j’ai bien vu que t’y arriverais pas. Qu’est-ce qui s’est passé ? On est vraiment… ?
— Oui, mais ce serait plutôt à moi de te poser la question. Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Je sais pas… J’ai eu l’impression de me retrouver comme avant, dans le brouillard, sauf que là je contrôlais plus du tout ce que je faisais… Je volais t’as vu ça !
Gohan laissa échapper un grognement. Oui, il avait vu. Il était de plus en plus persuadé que sa théorie était juste et que l’Ogre exerçait une certaine influence sur l’adolescent. Comment, pourquoi, quand… Ça il l’ignorait. Il regarda autour de lui mais il n’y avait que de l’eau, à perte de vue.
— En tous cas maintenant je peux plus voler. Mais toi tu peux non ?
— Non, je ne peux plus. Ce n’est pas la première fois et je suis sûr que c’est à cause de lui, pesta Gohan.
— Ah…
Gohan leva la tête, comme si la réponse allait s’inscrire dans le ciel sans nuages. Un grand oiseau blanc volait au loin. Cela devait vouloir dire qu’il y avait de la terre ferme quelque part, du moins l’espérait-il… Et rien ne lui disait non plus que l’oiseau s’y rendait, peut-être s’enfonçait-il plus loin vers le large. Pourtant il fallait prendre une décision.
— On va nager. Tu vois l’oiseau là-bas ? On va le suivre, il va bien se poser quelque part.
— Tu plaisantes ? Comment tu sais ?
— Je n’en sais rien mais ça vaut mieux que de rester là à attendre de se noyer ou de nager au hasard, non ?
Ils se mirent alors en route, nageant doucement pour économiser leurs forces. L’eau était froide. Gohan savait qu’il pouvait tenir longtemps ainsi, lui qui avait subi les entraînements de Piccolo, mais il s’inquiétait pour Tidus qui peinait déjà et pataugeait plus qu’il ne nageait. Et qui savait ce qui pouvait se trouver dans l’eau, avec eux… En d’autres circonstances il aurait pu terrasser n’importe quelle menace mais en cet instant il se sentait particulièrement vulnérable. De toute façon, s’il était en pleine possession de ses capacités, ils n’auraient pas eu à nager… Ils continuèrent ainsi pendant de longues minutes avant de s’arrêter un moment pour que Tidus puisse se reposer, s’appuyant sur Gohan tant bien que mal. Ils ne parlaient pas, économisant leur souffle et n’ayant de toute façon rien à se dire. Gohan n’était déjà plus sûr d’aller dans la bonne direction. Il scrutait l'horizon à la recherche d'un indice lorsque des voix, portées par le vent, lui parvinrent jusqu'aux oreilles.
Gohan et Tidus se mirent aussitôt à crier, à hurler, à taper des mains dans l’eau pour appeler à l’aide. Les voix se turent alors, avant de reprendre plus fortes, plus pressées. Oui ! On les avait entendus. Ils continuaient de crier pour les guider. Enfin, au prix de longues minutes de plaintes et d’appels, un petit bateau se dessina sur la ligne d’horizon. Sa voile blanche était gonflée par le vent et sa coque bleue, écaillée et couverte de coquillages, ouvrait l’eau pour filer jusqu’à eux. Deux hommes le commandaient : un à l’arrière près du gouvernail, l’autre penché à l’avant. Celui à l’avant était très grand, très mince, au torse nu et à la peau brune. Il était glabre et il portait un anneau doré à l’oreille. L’autre, plus vieux, portait une épaisse barbe blanche qui se mêlait aux poils de sa poitrine, dépassant de sa chemise couleur rouille. Ses cheveux étaient longs et blancs comme sa barbe, sa peau rougie par le soleil — et sans doute un peu aussi par la petite fiole qui dépassait de sa poche de pantalon.
Ils leur lancèrent une corde et les firent monter à bord, avant de leur offrir de l’eau douce qu’ils burent goulûment. Le plus vieux s’exclamait :
— Eh ben mes ptiots ! Z’avez d’la chance qu’on soit passés par là et qu’la mer soit si calme, sinon on vous aurait pas entendus ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Z’avez coulé ?
Gohan lança un regard à Tidus, comme pour lui dire de se taire.
— O… On ne sait pas, oui sûrement. On ne se rappelle pas, dit-il en se mordant la lèvre tant son mensonge était mauvais.
— Tiens donc ? répondit l’homme incrédule. Des soucis avec Gallien hein ? Allez on va dire qu’on vous croit, c’est pas nous qu’on vous fera des ennuis à cause de lui…
— Et vous vous rappelez vos noms ou ça aussi vous avez oublié ? demanda l’autre, moqueur.
— Oui, heu… Moi c’est Gohan, lui c’est Tidus.
Bien sûr ils n’avaient pas gobé son grossier mensonge et Gohan ignorait de qui ils parlaient, mais ils semblaient s’en contenter alors il n’allait pas les contredire.
— Pas communs comme noms ça. J’crois même que j’en ai jamais entendu des comme ça. M’enfin bref… On rentrait là, vous ferez bien un p’tit bout d’chemin avec nous ?
L’homme à la barbe éclata d’un grand rire et à partir de cet instant, on ne s’intéressa plus à eux. Les deux hommes semblaient très occupés à manoeuvrer le bateau, à ranger des caisses de poissons encore frétillants, à plier un filet… Gohan et Tidus sentaient le vent leur fouetter le visage et l’entendait faire claquer la voile. L’esquif semblait voler sur l’eau mais il se passa néanmoins un long moment avant qu’ils ne virent la côte apparaître. Au pied d’une montagne recouverte d’arbres se trouvait un petit village. De petites baraques s’entassaient sur le sable, les pieds enfoncés dans l’eau, et de grands oiseaux blancs comme celui qu’ils avaient suivi volaient en cercle au-dessus d’elles.
— Et voilà, on y est. C’est Misène, c’est la maison ! annonça l’homme torse nu.
Gohan regardait le village approcher. S’il était heureux de ne pas s’être noyé, il s’inquiétait de la suite des évènements : il avait peine à croire qu’un tel monde se trouve à l’intérieur de l’Ogre et se demandait comment ils allaient en sortir. Il était épuisé et ses pensées s’éparpillaient, incapable de se concentrer. Au moins, songeait-il, Tidus était-il à ses côtés et quelque chose lui disait que la clé de tout ça se trouvait là, cachée dans le ventre de l’Ogre, aussi fou que ce soit.