[One-Shot] Héritage

BOMBOMBOM, nouveau OS que j'ai sur-teasé sur le chat, donc voilà, il est là il est bon il est tout chaud.
Ce sera surement le dernier avant un bon moment. Un très bon moment, même. J'ai essayé de me donner pas mal dessus. Je dirais que c'est encore un peu trop touffu, que ça part un peu dans tous les sens, que les combats sont pas forcément clairs au possible... Mais je l'aime bien, à titre personnel.
Place au texte :
EDIT : Peu satisfait de la première version, j'en ai fais une réécriture.
Héritage
Les premiers furent Gilgamesh et Enkidu.
Les deux frères de légende, les figures protectrices issues de la nuit des temps dont les exploits transcendèrent les âges pour être toujours contés des dizaines de millénaires plus tard. Lorsqu'ils émergèrent du sol, les Titans régnaient sur le monde depuis toujours. Leur force et leurs pouvoirs étaient tels qu'aucun des enfants du Makaï ne pouvait les défier, et une vie de servitude et d'adoration docile était la seule échappatoire pour le peuple choisi. Mais Gilgamesh et Enkidu changèrent tout cela. Plus grands et puissants qu'aucun démon avant eux, ils menèrent la plus grande révolution de tous les temps, et rendirent l'espoir et la liberté à un peuple si longtemps opprimé. Les enfants du Makaï redécouvrirent leur force et firent payer au centuple les titans pour ce qu'ils avaient subi pendant une éternité à travers une guerre d'une ampleur et d'une violence sans précédents. Mais leurs anciens maîtres ne se rendirent pas sans combattre. Il périt mille démons pour chaque titan tombé au combat, et, un jour, Enkidu rejoignit les martyrs de sa cause.
Gilgamesh, devant le corps sans vie de son frère bien-aimé, ne put contenir sa peine, et se jeta sur lui pour l'étreindre. Mais alors que le sang du héro maculait sa peau, celle-ci se raffermit, pour former une cuirasse impénétrable dotée d'une force nouvelle et phénoménale. Et au fur et à mesure que la vie quittait le héro mourant pour aller renforcer le demi-dieu à venir, l'armure de peau indestructible se complétait pour rendre son porteur invincible. Lorsque Enkidu périt pour de bon, Gilgamesh sut que cette même chose lui serait à tout jamais interdite : le sang de son frère avait fait de lui un monstre indestructible et immortel qu'aucune arme en possession des démons, des titans, du peuple d'en-dessus ou des dieux ne pourrait jamais atteindre.
La guerre ne s'éternisa pas après cet événement. Gilgamesh mena les légions insurgées, invincible et destructeur, brisant quiconque se dressait sur son chemin, et bientôt les titans ne furent plus. Le héros prit la place de leurs rois et dirigea la nouvelle civilisation d'une main ferme et juste, pendant quinze-mille ans. Mais le poids de tant d'années eut raison, à l'usure, de la force et de la volonté qui avaient renversé les titans, et le premier roi des démons abandonna son trône pour s'exiler dans les désolation du Makaï. Il laissa néanmoins de puissants héritiers derrière lui.
Car si le sang d'Enkidu rendait invincible, la semence de Gilgamesh engendrerait une lignée dont les premiers-nés doteraient du Don tous leurs enfants.
Gilgamesh engendra Elioun, qui engendra Dâgon, qui engendra Hator, qui engendra Biarée (qui avait cent bras, et cinquante têtes), qui engendra Marduk, qui engendra Baal, qui engendra Hupnos, qui engendra Echydna (qui porta six cent douze enfants), qui engendra Apophis, qui engendra Inikisha, qui engendra Nagash, qui engendra Horus, qui engendra Anon (qui était invisible, et doué d'ubiquité), qui engendra Zalgo, qui engendra Râ, qui engendra Marduk, qui engendra Abaddon, qui engendra Satan (qui causa à lui seul plus de malheur qu'aucun être avant lui), qui engendra Appochristus, qui engendra Cezneth, qui engendra Loew (qui créa les premiers golems), qui engendra Hanbu, qui engendra Calliope, qui engendra Minos, qui engendra Nugua, qui engendra Dabra (qui trahit son peuple et quitta le Makaï), qui engendra Baphasi.
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Baphasi quitta progressivement le confort de ses appartements royaux pour prendre l'air matinal sur le balcon. Peut-être est-il bon de redimensionner les choses, afin d'éviter toute confusion. Par « appartements », entendons ici pas loin de deux kilomètres carrés de literie délicate, de bains tièdes aux senteurs douces et parfumées, d'art antique et précieux, peuplés de jeunes et beaux serviteurs, ainsi que des intimes de la princesse ; le tout agencé si densément que le labyrinthe de paravents, de salles privatives et de divans en parvenait à encombrer un espace si large. Similairement, le « balcon » s'apparentait à l’œuvre commune d'un marbrier et d'un jardinier atteints de la même longue liste de tares mentales, parmi lesquelles figureraient l'intime conviction que tout dans l'univers était quatre fois plus petit que ce qu'il aurait légitimement dû être, ainsi qu'une totale incrédulité vis-à-vis du concept de « pesanteur ». Les dimensions fantaisistes n'étaient pas un réel handicap pour un être capable de passer le mur du son sans même y penser, et Baphasi n'aurait certainement rien laissé de trop faible pour cela entrer jusque dans ses appartements.
Cela aurait de toutes façons impliqué qu'il ait passé les murs de la Citadelle en un seul morceau, chose rigoureusement impossible tant la garde montée jour et nuit était disciplinée, performante et réactive. Quant à ladite Citadelle, elle était au concept de « citadelle » ce que le balcon et la suite de Baphasi étaient aux significations de « balcon » et de « suite » : une oblitération par la démesure.
Près de trente générations de rois, chacun plus mégalomane que le précédent, avaient défiguré la sobre forteresse originale en cet édifice absurde et gargantuesque tellement imprégné de magie antigravitique que des objets se mettaient fréquemment à flotter dans les airs ou à tomber mollement dans le sens contraire à ce que la physique aurait exigé. Mais la physique était bien le dernier souci de Baphasi et de ses ancêtres. Elle avait avait pour projet d'agrandir encore l'endroit, et de faire de la place pour quelques centaines d'habitants supplémentaires, ce qui devrait porter la population totale au-dessus de quinze-mille. La princesse du Makaï n'avait pas hérité de son père que son goût pour le luxe. La puissance des héritiers de Gilgamesh coulait dans ses veines autant que dans les siennes, lui permettant d'écraser quiconque mettrait sa royauté en question. Personne ne s'y serait de toute façon risqué : sa musculature généreuse et bien dessinée, ainsi que ses ongles épais et pointus, plus proche en consistance de l'obsidienne que de la kératine, dissuaderaient efficacement un oublieux de la défier. Quiconque connaissant Dabra aurait de plus immédiatement noté le lien évident de parenté : ces mêmes cheveux noirs épais et raides, que Baphasi portait au niveau des épaules, les mêmes yeux rouge profond, le nez légèrement busqué... Si la carrure en V et la forte mâchoire de Dabra avaient été gommées chez elle, il y avait dans sa démarche prédatrice, dans son sourire d'une assurance inébranlable, dans sa manière de propulser d'un seul regard ses interlocuteurs à la fois au rang de proie, d'insecte, et de jouet, comme une forme de royauté transcendantale qui l'unissait à son père.
Un sourire tranquille vint révéler ses impressionnantes canines alors qu'elle se délectait du spectacle qu'offrait le Makaï depuis sa position prédominante, et qu'un serviteur lui apportait suffisamment de fruits et de boisson pour satisfaire un régiment . Elle pouvait observer à loisir son héritage sortir du sommeil. D'ici, le Makaï n'avait rien d'infernal. Une végétation saine et luxuriante s'étendait à perte de vue, témoignant de la force et de la vie qui régnaient sur ces terres, et la faune était bien trop douce et pacifique pour menacer même les jeunes démons à peine émergés. Tout n'était qu'abondance.
Baphasi savourait d'autant plus ce luxe qu'il était tout à fait exceptionnel, au Makaï. La sordide réputation du royaume des démons n'était pas usurpée, c'était simplement à d'autres zones d'en faire les frais.
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Dabura esquiva de peu la trombe de feu que son monstrueux adversaire venait de projeter sur lui, et se rua sur le côté, laissant les mâchoires du deuxième monstre claquer dans le vide. Il fit tournoyer sa lance de combat quelques instants, et prit de la distances avec ses adversaires.
Dabura ressemblait beaucoup à son frère aîné. De taille inférieure, il avait une carrure semblable, et, malgré son visage bien moins allongé, il était souvent arrivé qu'on les confonde. Pour pallier à ce problème, il avait décidé de raser complètement sa chevelure déjà défaillante, ce qui renforçait encore son allure de chien de garde.
En l'occurrence, le terme était singulièrement adapté. Dabura ne se battait cette fois-ci pas pour son plaisir personnel, mais pour protéger (et susciter l'admiration de) la gigantesque métropole devant laquelle il paradait. Le Makaï ne comptait qu'une poignée de villes semblables, mais dans chacune de ces agglomérations immenses s'entassaient des dizaines de milliards d'âmes. Si elles s'étendaient sur plus de cinquante kilomètres carrés, on calculait leur taille en volume et pas en surface : l'accumulation de constructions en avait fait des sortes de pyramides immenses, entourées de quartiers mois hauts. Et ceci n'était que la partie visible de l'iceberg, car une profonde racine de souterrains tentaculaires s'enfonçait sous les villes, rendant toute estimation de population imprécise à quatre ou cinq milliard près.
Cette zone était bien plus éloignée d'Eden que ne l'était le palais, et les démons qui y émergeaient se montraient pour l’extrême majorité d'une stupidité affligeante. La fertilité y était si rare qu'elle en était pratiquement devenue une légende, et ils étaient entièrement dépendants des émergences aléatoires pour stabiliser leur population. Dix ou onze mille kilomètres plus loin, il ne naîtrait plus que des bêtes dénuées de toute conscience, et qui se feraient de plus en plus agressives au fur et à mesure que les terres du Makaï se modifieraient, devenant inhospitalières, toxiques, brûlantes, gelées... Ces créatures parvenaient régulièrement à atteindre les villes, et alors, il fallait se battre. Ce n'était pas un problème : les démons puissants n'étaient pas rares, et déchaîner leur surplus de violence sur ces créatures épargnait autant de leurs semblables plus faibles. Non, le problème, c'était les dragons.
Ils ne naissaient que dans des régions si éloignées que seule une poignée d'élus avaient pu en revenir vivants. On supposait que Gilgamesh se cachait encore au-delà, mais dépasser le territoire des dragons était une chose à laquelle même Dabra n'avait pas osé se risquer.
Leur éloignement étaient la seule raison pour laquelle une forme civilisation avait pu se développer dans le Makaï. Ces monstres n'étaient pas simplement féroces (en cela et cela seulement, les démons leur rendaient coup sur coup). Ils étaient plus grands qu'aucun démon, plus rapide que leurs chasseurs, plus forts que leurs soldats. Leurs écailles dépassaient en résistance même les meilleurs armures, et leurs dents en tranchant même les lames les plus fines des forgerons de la Citadelle. Mais le pire restait le feu. Aucun métal, aucune pierre, aucun ki, aucune magie ne protégeait du feu des dragons. Il consumait tout, prenait sur tous les matériaux et les plaies qu'il infligeait continuaient de tourmenter ses victimes après plusieurs décennies.
Combattre un dragon était une opération risquée et coûteuse, gérée par les seigneurs régents en personne. Seuls les plus puissants démons étaient envoyés les affronter aussi loin que possible des zones habitées, et ils revenaient auréolés de gloire se reposer sur leurs lauriers pendant des décennies, jusqu'à ce qu'une autre bête s'aventure jusqu'à chez eux..
Cela avait changé, cependant. « Semaines » avait remplacé « décennies », et il n'était plus question de parler des monstres au singulier. Si combattre un seul dragon n'avait été qu'une épreuve de sang-froid et de précision pour les bandes de démons surpuissants, venir à bout des groupes de trois ou quatre qu'ils formaient à présent se faisait toujours au prix de nombreuses vies. Le Makaï s'affaiblissait de jour en jour, et il revenait bien souvent aux seigneurs eux-mêmes le devoir de traquer ces êtres.
Aux seigneurs, ou à Dabura. Les dragons n'étaient pas une si mauvaise chose, à ses yeux : les seigneurs régents ainsi affaiblis ne pouvaient même pas envisager de concurrencer la Citadelle, et ils lui donnaient de bonnes occasions de rappeler à tout le monde pourquoi ils lui devaient allégeance. Même les seigneurs les plus puissants n'oseraient jamais se confronter seuls à plus de deux dragons à la fois. Et Dabura avait la ferme intention d'envoyer les deux monstres qui le dévisageaient rejoindre leur confrère dans l'au-delà sans aide. Patient, il raffermit sa prise sur sa lance noire tâchée de sang, et attendit une erreur de la part des deux reptiles. Ils n'eurent pas le temps d'en faire une deuxième.
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Le regard de Baphasi se perdit au loin, vers les terres désolées et son oncle. Depuis le balcon, on disposait d'un point de vue imprenable sur le dégradé de couleurs qui s'effectuait dans le paysage au fur et à mesure que l'on s'éloignait d’Éden. Les herbes hautes et les forêts laissaient petit à petit place à une lande de plus en plus désolée. Éden... Cette immense sphère blanche aurait fait passer la citadelle pour correctement proportionnée. Ses portes réduisaient les absurdes battants d'or et de titane à de vulgaires chatières, et, si la tentation de jeter un coup d’œil au travers était forte, personne depuis des millénaires ne s'était risqué à bafouer de sa présence un lieu si sacré. Bien qu'elle ne soit plus habitée depuis près de cent ans à présent, la demeure des Makaïoshins irradiait toujours de son pouvoir bienfaiteur, qui préservait ce monde du chaos total.
Des éclats de voix et des musiques rituelles se faisaient entendre en contrebas, deux démons s'y disputaient la garde d'un nouveau-né à peine émergé. Ce que les stériles ne feraient pas pour pouvoir transmettre quelque chose au futur...
Elle quitta rapidement des yeux le combat rituel. Le démon le plus massif l'avait emporté sans difficulté, et son infortuné adversaire maculait le sol de son sang, la moitié brisée d'une de ses cornes traînait au sol piteusement, témoin de son déshonneur. Il serait sûrement banni d'ici peu, et renvoyé dans une cité. Les minables n'avaient pas leur place dans la Citadelle.
Elle croqua une bouchée d'une pomme juteuse et brillante, essuya le filet de salive et de jus de fruit qui venait d'en gicler, et l'envoya négligemment au sol rejoindre une douzaine de trognons, à peine entamée. Elle avait toute la journée de libre... Mais ce n'était pas une raison pour subir dès le matin le dédale de corridors de sa demeure. Un saut périlleux depuis le balcon remplaça avantageusement tout ce travail.
Deux gardes dans leurs armures blindées la saluèrent alors qu'elle entrait dans l'un des plus imposants bâtiments de la Citadelle, la bibliothèque, où était entreposé l'essentiel des connaissances que plus de mille générations de démons avaient pu accumuler depuis la chute des titans. Gilgamesh s'était assuré qu'il ne resterait plus rien de cette civilisation, si ce n'est un nom dans l'histoire, avant de quitter son trône. Baphasi n'était pas une amatrice de lecture. Oh, elle avait bien dévoré les récits sur sa famille, mais ses errances dans cette mine de savoir antique ne l'avaient pas menée beaucoup plus loin que ce qu'exigeait une éducation royale digne de ce nom. Elle préférait passer son temps à s'entraîner au combat avec son oncle, sa tante et ses cousins, ou à se prélasser dans ses appartements aux côtés de concubins triés sur le volet. Elle s'était toujours sentie plus à l'aise avec son corps que son esprit. À quoi bon avoir hérité d'une constitution si phénoménale si ce n'était pas pour l'exploiter au mieux ?
À défaut de son contenu lisible, Baphasi appréciait le calme de la bibliothèque ; Le makaï était toujours agité même dans ses parcelles les plus paisibles, et la bibliothèque était une retraite pratique pour échapper à l'agitation constante. Un trio d'apprentis sorciers se décala aussi naturellement que possible de l'autre côté du corridor en la reconnaissant, et elle vira rapidement à droite pour arriver dans la plus récente aile du bâtiment, construite sous le règne de son père. La pièce, bien que très grande, était largement remplie à la fois par les badauds et par un contenu encombrant.
Le Don se transmettait à travers les premiers-nés depuis des générations. Seul l'aîné pouvait accorder le Don à ses fils et filles, et il se manifestait d'une manière différente chez chaque membre de la lignée. Le lait maternel de Nugua régénérait les blessures, et avait conféré à ses trois enfants une force et une longévité sans pareille, la bile de Dabura était un sérum de vérité, les larmes de Ladra rendaient fou, et la salive de Dabra était à l'origine de la galerie de statues pour laquelle cette nouvelle aile avait été construite.
Des centaines de corps pétrifiés étaient entreposés là, pour rappeler à tout le monde à quel point leur crainte face au roi des démons était justifiée. Il pouvait ne plus être là, ce qui restait était bien suffisant pour dissuader quiconque de venir réclamer le trône. Baphasi l'avait pourtant envisagé : cela faisait plus de cent ans que ce misérable sorcier avait emporté Dabra avec lui, et, si elle n'était pas sûre de surpasser tous les membres de sa famille en terme de puissance, son Don lui accorderait sans le moindre doute une victoire écrasante contre n'importe quel habitant du Makaï. Seule cette galerie l'en avait empêché : Dabra n'oserait jamais la tuer et mettre fin à la lignée (aucun démon ne penserait seulement à commettre un tel sacrilège), mais il serait bien du genre à la pétrifier, s'assurant qu'elle reste tranquille jusqu'à sa mort. Baphasi n'avait aucune envie d'être coincée dans un corps minéral pour une seule seconde ; elle était une amoureuse des combats, de la vitesse, du sexe, de l'art. Elle était faite pour vivre à fond, et c'était bien la raison pour laquelle, non sans une certaine honte, elle frissonnait intérieurement à chaque regard lancé en direction de l'allée macabre.
Quand est-ce que son père finirait par briser le sortilège de cette misérable larve ? Il était un puissant sorcier, il finirait par s'échapper, tôt ou tard... Cela prenait trop de temps. Il avait été violent, impitoyable, voir même sadique envers elle, mais, à sa manière, Dabra avait été le plus attentionné des pères pour elle. Il lui manquait terriblement.
Perdue dans ses pensées, elle flânait entre les monstres de pierre terrifiés, et, sans qu'elle ne s'en rende compte, elle se retrouva face au clou de la collection. Les deux pièces étaient gardées par deux des plus sûrs et des plus puissants membres de la garde. La princesse du Makaï se perdit dans leu contemplation, et bascula lentement dans ses souvenirs...
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Baphasi atterrit en trombe sur le sommet de la colline où Dabra devait l'attendre, abandonnant sur place le cadavre du dragon qu'ils avaient passé la journée à chasser. Une monstrueuse explosion typique des manifestations de puissance de son père venait d'y avoir lieu. Le spectacle qui l'y attendait la laissa sans voix : Dabra, roi du Makaï, souverain de mille milliards d'âmes, était agenouillé, face à un petit être en robes ridicules qui agitait les mains en répétant une série de phrases dans une langue incompréhensible. Trois monstre qui ne ressemblaient pas à des démons restaient en état de choc, autours des deux protagonistes, et des membres déchiquetés de ce qui avait du être leurs camarades, mais que Dabra avait personnellement réduit en charpie. L'atmosphère était saturée en mage noire, celle du nouveau venu devait être inconcevablement puissante, pour concurrencer celle de son père...
Il n'était pas dans l'habitude des démons d'interrompre un duel. Si une personne se faisait vaincre, c'était qu'elle ne méritait pas de gagner, et si un vainqueur décidait de tuer sa victime, c'était bien son droit. La magie n'était pas un moyen honorable de parvenir à ses fin, mais si le résultat était concluant... De toutes façons, le seigneur du Makaï était un redoutable sorcier, et à la moindre seconde de relâchement, l'inconnu finirait pulvérisé.
De longues secondes passèrent, sans que qui que ce soit ne vienne briser la tension. Le seul mouvement était celui des trois aliens qui tenaient de s'éloigner aussi discrètement que possible de Baphasi. Leur manœuvre n'eut pour effet que d'irriter encore un peu plus les nerfs à vif de la meurtrière en puissance, et d'abréger leur durée de vie déjà fortement compromise.
Elle finissait à peine de se défouler sur le tronc démembré du plus endurant des trois, quand, dans un bref son suraigu, elle vit se matérialiser sur les lieux de l'affrontement deux nouveaux intervenants. Bien qu'elle ne les ait jamais vu, elle n'eut pas le moindre doute sur leur identité, les descriptions et les images les concernant étaient nombreuses dans la bibliothèque, et sa famille avait à plusieurs reprises eu affaire à ces créatures. L'un de ses ancêtres était sans doutes membre de ce duo.
Des Makaïoshins. Les dieux du royaume de l'en-dessous. Une femme et un homme, presque de la même taille, d'un âge impossible à déterminer, vêtus d'une même tenue à la fois sobre et à même d'illustrer leur fonction supérieure dans le fonctionnement de l'univers. Il était massif, presque obèse, avec un rictus malsain et une large face de brute épaisse. Elle était fine, élégante, et froide et tranchante comme un stalactite, le visage de glace. Mais leurs yeux, eux, étaient identiques. Baphasi était né au Makaï, lieu de vie des formes créatures les plus immondes, violentes, et corrompues de l'univers, mais ce qu'elle lut dans le regard des dieux la pétrifia de terreur. C'était le mal à l'état pur. Elle, une conquérante, tueuse, tortionnaire à l'occasion, se sentait comme un agneau face à deux loups. Elle n'avait été que mauvaise, les Makaïoshins, eux, étaient maléfiques. La femme prit la parole, d'une voix qui sonnait comme un fouet impérieux.
« Babidi, vos agissements prennent fin ici. Pour avoir comploté contre les dieux, et menacé la sécurité de l'univers, vous êtes condamnés à l'incarcération aux prisons d'Eden, pour l'éternité. »
Elle adressa un bref signe de tête à son énorme compagnon, qui se fendit d'un grand sourire, dévoilant une rangé de larges crocs tranchants et pointus. Presque trop rapide pour que Baphasi puisse le suivre du regard, il franchit la distance qui le séparait du petit sorcier étranger. Celui-ci ne réagit même pas à l'attaque, continuant de psalmodier jusqu'à ce que les larges mains du dieu se referment sur sa gorge. À l'instant où il aurait du briser le cou de sa victime, ou l'étouffer, ou l'assommer, ou n'importe quel autre artifice dont était capable un Makaïoshin, celui-ci reçut un cou de coude si puissant qu'il lâcha sa prise, et alla rouler en bas de la colline. Dabra venait de se relever, un large M stylisé imprimé sur son front. Baphasi n'en revenait pas : ce ridicule avorton avait vaincu son père dans un duel de magie ? Impensable. La Makaïoshin, elle, ne perdit pas de temps en ahurissement, et s'élança à pleine vitesse vers la gorge découverte d'un Dabra encore haletant, dans un unique arc aussi gracieux que mortel.
Baphasi ne réfléchit même pas aux implications de son acte, et je jeta aussi rapidement que possible contre la déesse, anticipant sa trajectoire pour dévier son coup. La manœuvre réussit, mais son ennemie se ressaisit instantanément, saisit son bas pour le tordre dans une prise cruelle, e lui broya le visage de deux crochets directement dans le nez. Sa force était démentielle, et la princesse, complètement sonnée ne pouvait déjà plus réagir. Elle se sentit défaillir sous le troisième impact, et chuta lourdement au sol.
Dans la seconde, son père intervint pour plier la Makaïoshin en deux d'un coup de pied. Il la saisit à la gorge, un rictus furieux sur le visage, mais elle ne se laissa pas faire comme Baphasi : ses doigts se joignirent en un cercle, qui, après que deux mots de pouvoir aient franchi sa bouche, se mua en un portail duquel jaillirent des milliers de fines aiguilles noires qui criblèrent le visage de Dabra. Dans le même instant, le second Makaïoshin apparut juste derrière lui, lui enfonçant de toutes ses forces son coude dans le bas de la colonne vertébrale.
Le seigneur du Makaï s'effondra sur le dos dans un hurlement, mais, alors, le dieu commit une erreur. Il saisit le visage de Dabra d'une main, et plaça le sien à quelques centimètres, la face déformée par une grimace sadique, alors qu'une large dague courbe se matérialisait dans sa main. L'autre Makaïoshin tendit le bras pour le tirer loin de ce danger ; trop tard. Le crachat percuta le front du monstrueux dieu au moment où il était ramené en arrière. Une seconde après que le corps ait touché le sol, ce n'était plus qu'une statue de marbre. La déesse hurla de fureur, voulut regarder Dabra, mais vit son champ de vision obstrué par le poing dudit démon. Elle ne s'écrasa au sol le nez en sang que pour mieux recevoir un des fameux crachats directement sur la poitrine, au niveau du sternum.
Dabra ne s'attarda pas sur ses victimes, il se rua sur le magicien pour l'aider à se relever, et vérifier ses blessures, puis, fit de même avec sa fille. En deuxième. Ce détail fut la chose qui choqua le plus Baphasi, au cours de cette journée. Dabra avait toujours fait passer sa fille unique avant tout. Et il aidait ce minable avant elle ?
Le roi déchu lança un long regard désolé à son héritière, alors que la vermine qui semblait à présent exercer sur lui un pouvoir absolu se répandait en compliments surexités sur son « nouveau serviteur ». Une série de gestes compliqués et de formules magiques plus tard, il avait invoqué un portail dimensionnel, par lequel il s'engouffra rapidement, suivit du père de Baphasi.
Le vortex se referma. La laissant seule au monde, avec à côté d'elle une version pétrifiée des êtres les plus maléfiques et redoutables de l'univers.
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Il n'avait pas donné signe de vie depuis, mais les statues restaient une preuve de la toute-puissance du souverain du Makaï. Baphasi observa longtemps les blocs de pierre en pensant à son père disparu... Tout était si réaliste... Les lignes des vêtements étaient parfaitement transmises, on pouvait, en plissant les yeux, distinguer chaque infime ride dans la pierre, sur les yeux, le visage, les doigts... C'était si frappant qu'on croyait les voir bouger.
Non.
La statue avait vraiment bougé.
Baphasi n'était pas une personne extrêmement intelligente, mais cela était bel et bien un avantage. Les personnes intelligentes réfléchissent en permanences au implications passées et futures quand seul le présent compte, elles cherchent à rationaliser les chose quand elles font face à une situation impossible ou simplement très improbable. Mais par chance pour elle, Baphasi n'était pas particulièrement intelligente. Si elle avait vu bouger la statue, c'était que la statue avait bougé.
Elle saisit brutalement les deux gardes d'élite à sa portée, qui étaient supposés garder la pièce, et s'envola à vitesse maximale vers le ciel, défonçant au passage le toit du bâtiment, trop vite pour que les personnes présentes n'aient seulement le temps d'être surprises. Elle lâcha ses deux prises, et projeta vers la salle des statues une attaque d'énergie assez puissante pour atomiser tout le palais, et les dizaines de milliers de kilomètres à la ronde. Juste avant que la titanesque masse de ki ne percute le sol, elle joignit les mains, et fit appel à ses redoutables talents de sorcière pour matérialiser les sept sceaux d'interdiction démoniaques.
L'air autours de l'aile de la bibliothèque se troubla, pour devenir opaque alors qu'une immense sphère noire recouverte de chaînes et de cadenas dorés venait de se matérialiser , englobant le bâtiment jusque dans ses fondations, dans un fracas qui évoquait un hurlement. Une autre sphère similaire, mais plus volumineuse se matérialisa par-dessus la première, et l'opération se répéta encore cinq fois, générant un monstrueuse muraille imperméable au son à la lumière, au ki et à la magie. Les gardes, en état de choc, fixaient la Baphasi à la recherche d'une explication à son comportement. Encore une fois, elle n'avait pas le temps.
« Toi, pars rassembler toutes les troupes d'élites. L'élite uniquement, les autres seront inutiles, et rassemble-les à l'entrée du palais d'ici dix minutes. Toi, va appeller toutes les cités et donne l'ordre de rameuter l'intégralité des troupes d'élite, y-compris les seigneurs régents. Ordres de la souveraine du Makaï. Je me charge d'évacuer la ville. »
Sa voix avait changé. Ce n'était plus celle d'une princesse, mais celle d'une reine. Alors que les deux guerriers en armure partaient à toute vitesse vers leurs positions désignées, Baphasi s'empressa de lancer l'évacuation. Pas que la possibilité du massacre de son peuple la révulsât, c'était plus une question d'honneur : laisser se faire tuer des gens sous sa protection n'était pas envisageable. Et elle ne souhaitait pas non plus découvrir ce que les Makaïoshins pourraient faire d'autant d'âmes sans défenses si elle leur en laissait l'occasion. Elle ressentit le même frisson qu'il y a un siècle le long de son épine dorsale, en repensant à ce qu'elle avait vu juste avant d'invoquer les sceaux.
Alors que le kikoha dévastateur s'apprêtait à atteindre le palais, une lourde silhouette reconnaissable entre mille s'était interposée entre le sol et elle projectile, trois doigts tendus hors de son poing fermé dressé vers le lieu de l'impact. L'éclat de l'impressionnante dentition était parvenu jusqu'à elle, et son acuité visuelle exceptionnelle était parvenue à capter le regard fou de la divinité. Il ne fixait pas la sphère d'énergie, il la fixait elle.
Pendant une seconde, elle se sentit succomber à la panique, mais elle se reprit instantanément : « Ne pas y penser, ne pas y penser, ne pas y penser... »
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Le Makaïoshin hurla, et une nuée de filaments intangibles verts s'échappa du point entre ses trois doigts tendus, se ruant sur la sphère d'énergie, mais aussi sur toutes les sources de lumière dans la pièce. En un instant, ils avaient dévoré chaque étincelle dans la sphère qui venait de se refermer sur eux.
Les hurlements des libérés se mêlèrent aux cris de terreur des citoyens coincés dans cette arène fatale. On entendit des bruits de combat, de chair martyrisée, de roche brisée, de métal torturé, mais, au milieu de ce vacarme assourdissant, tout le monde parvenait à distinguer le bruit répétitif des deux rangées d'ivoire tranchant qui s'entrechoquaient à intervalles réguliers, au milieu de la pièce.
Le spectacle auditif était d'autant plus intensément effroyable, qu'il était impossible à qui que ce soit de s'orienter par la vue, la technique divine n'ayant laissé derrière elle que l'obscurité la plus totale. Les démons, biens que tous dotés d'une excellente nyctalopie, étaient aussi aveugles que le dernier des mortels lorsque le noir se faisait absolu, et en étaient d'autant plus paniqués que la situation leur était entièrement nouvelle.
Les Makaïoshins, eux, étaient aussi handicapés par les ténèbres que des requins par l'eau salée.
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Baphasi passa ses troupes en revue, les garde du palais étaient correctement organisés, et les rassembler dans cette plaine n'avait pas pris de temps. Le dos à nu, elle laissait un des plus puissants sorciers présents lui appliquer une rune majeure de puissance à l'aide de son sang.
Zakris le dragonnier vint se poser dans le coin pour prendre la tête de son bataillon. Personne n'avait vraiment compris comment ce type avait pu asservir une bête pareille, bien plus puissante et massive que n'importe quel dragon observé jusque-là. Ses écailles étaient plus sombres et solides que celles d'aucun de ses congénères, il était plus gros que n'importe quel autre spécimen, et on l'avait vu incinérer intégralement un dragon de forte taille alors qu'aucune technique incendiaire n'avait jamais fonctionné sur une de ces bêtes.
Zakris lui-même était en plus loin d'avoir besoin du moindre artifice du genre pour imposer sa domination sur ses congénères, et son poitrail musclé n'exhibait autant de cicatrices que parce qu'il n'avait jamais refusé un seul duel.
C'était une chance qu'un des seigneurs régents soit justement dans le coin au moment de l'incident, mais il faudrait beaucoup plus pour gérer cette crise. Elle entendit une troupe voler en sa direction derrière elle, et un messager lui confirma l'arrivée imminente des légions de Hardok, le seigneur de la cité la plus proche de la citadelle. Cette nouvelle ne fut recueillie que par une moue déterminée de la part de Baphasi. Ce ne serait sans doutes pas suffisant.
Hardok venait à peine de descendre de son trône d'or volant, paré de ses plus belles et ostentatoires parures de combat pour la saluer en personne, que son orgueilleuse révérence fut interrompue par une puissante explosion dans le palais à présent vide. Il fut impossible de déterminer ce qui était sorti des sceaux éventrés, car un nuage d'obscurité s'en échappait comme de l'encre crachée par un poulpe. Il leur sembla bien distinguer des mouvements à l'intérieur, mais leur vision ne parvint pas à percer les ténèbres à cette distance.
Baphasi, plus sérieuse et déterminée que jamais, n'eut pas besoin du moindre mouvement pour signifier à son sorcier à quel point la situation était urgente. Le vénérable magicien acheva rapidement les dernières runes, et fit signe à ses assistants de sacrifier les cinq esclaves qu'ils tenaient avant d'appliquer le dernier point.
À l'instant où l'ongle pénétra la chair de son dos, la reine sentit un puissant feu intérieur la réchauffer, alors qu'une féroce lumière rouge jaillissait de ses yeux. Elle se leva, et ordonna d'un geste à ses écuyers de lui passer son armure, complètement indifférente au seigneur richement paré à sa droite. Elle ne conservait son calme olympien qu'en évitant soigneusement de penser à ce que sous-entendait la résurrection des Makaïoshins. Que Dabura et sa tante se dépêchent d'arriver ! Elle avait autant besoin de leur force que de leur soutien psychologique.
*******
Assise sur un promontoire rocheux, éloignée de toute civilisation, Ladra méditait en silence. La sœur de Dabra n'avait pas hérité de la carrure toute en épaules larges de leur mère, et gardait un physique plat et filiforme, malgré toutes les années. Son visage sérieux semblait aussi étanche aux traces du temps qu'aux signes de joie, et on avait autant de mal à imaginer un sourire qu'une ride sur cette peau tendue et tannée par les années. Elle ne portait qu'une tunique sans manches et un pantalon bouffant, ayant ôté sa cape, son manteau, ses chaussures et ses gants pour venir méditer ici. Elle ne recherchait pas le genre de méditation sereine et complaisante si commune chez les « sages » d'au-dessus : Ladra méditait pour sentir les pensées gronder dans son crâne, alors qu'elle confrontait les faits et les possibilités. Il fallait bien qu'au moins une personne dans la famille s'en charge, et, malgré toute l'estime qu'elle leur vouait, Dabura et Baphasi n'étaient respectivement qu'un chien de garde et une insouciante.
Ainsi, elle réfléchissait, à l'abri de la suractivité constante des masses grouillantes du Makaï. Peu de démons pourraient la suivre, aussi loin d'Eden, ce qui était pour le mieux au vu du spectacle qu'elle contemplait.
Tout autours d'elle étaient dispersés les cadavres de plusieurs bêtes, énormes pour certaines, qui avaient eu la folie de l'attaquer. À présent, les cadavres des quatre dragons ainsi que du gigantesque béhémoth dissuadaient efficacement les gêneurs d'approcher. Ici, les terres ne grouillaient pas seulement de monstres, elles étaient brûlantes et l'air était saturé d'humidité. Des geysers éclataient à rythme régulier à des kilomètres à la ronde, et un orage approchait à toute vitesse, arrosant les alentours d'éclairs meurtriers. Impossible pour des démons de rang inférieur de survivre ici.
Alors pourquoi les restes d'une cité se dressaient encore, défiant l'horizon ? La ville n'était qu'à peine moins importante que celle que Ladra venait de quitter, elle avait du abriter des milliards d'âmes, elle aussi... Alors que faisait-elle là ? Que faisait une ville fantôme au cœur des terres désolées ?
Les bêtes hantaient à présent ces chambres et ces entrepôts qui avaient été conçus pour et par des êtres intelligents, une exploration aussi minutieuse que ce que les proportions absurdes de l'agglomération avaient permis ne lui avait donné que plus de questions. La ville était morte depuis moins d'un siècle, et le peuple qui y avait vécu était puissant et habitué aux combats. Alors comment se faisait-il que ni elle, ni qui que ce soit au Makaï ne la connaisse ? Les heures de visites sur les ruines avaient amené un étrange sentiment de déjà-vu, et, petit à petit, elle s'était souvenue... Pas souvenue de la cité, de ses voyages ici ou de ses habitants. Souvenue d'avoir oublié. Tout le monde avait oublié. C'était si énorme qu'elle avait longtemps cherché une hypothèse alternative, mais les faits s'accumulaient. Les notes soigneusement consignées, les marques à intervalles réguliers laissées sur le paysage, et tout ce temps passé à tenter de mémoriser les configurations des éléments ne laissaient plus place au doute...
Elle fut interrompue dans ses pensées par Nadil, son fils aîné, qui vint se poser à toute allure derrière elle. Il était épuisé d'avoir volé si vite et loin pour la rejoindre. Le sang d'un quelconque monstre assez stupide pour l'agresser dégoulinait sur son torse, collant ses vêtements à son corps androgyne fin et puissant.
« Mère ! Hurla-t-il d'une voix paniquée. Le palais est attaqué ! Baphasi a appelé tous les seigneurs régents au secours.
Ladra mit quelques temps à digérer la nouvelle.
- Attaquée par quoi, exactement ?
Il était très difficile de s'imaginer que quoi que ce soit puisse effectivement mettre la structure la plus défendue du Makaï en danger.
- On ne nous l'a pas précisé. Faquarl a immédiatement pris la tête des gardes en direction du palais, il n'a même pas pensé à envoyer quelqu'un vous avertir, c'est moi qui ai du m'en charger. Il faut se dépêcher, mainte... »
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, sa mère s'était déjà envolée à vitesse maximale, sans prendre la peine de ramasser ses vêtements. Nadil soupira, et s'élança à sa suite aussi vite que possible.
*******
L'armée combinée du palais et des deux seigneurs comptait un peu plus de huit cent soldats, mais il s'agissait de la crème du Makaï, à l'épreuve des pires combats. Et ils en auraient bien besoin. Le nuage sombre avait englobé tout le palais et les cris de ce qui n'avaient pas quitté à temps continuaient de retentir lorsqu'on vit enfin les Makaïoshins émerger. Ils n'étaient pas seuls. La silhouette d'Ashura l'exilé n'était pas facile à oublier, et les rangs frémirent à la vue de celui qui avait osé se soulever contre Dabra, se condamnant à la pétrification. Le fier guerrier de légende avança rapidement, suivi de plus en plus de figures historiques vaincues par Dabra, mais aussi de citoyens du palais, et même de quelques gardes. Ils présentaient tous un détail plus impressionnant que les mutilations sauvages et les traces de morsures dont un bon nombre était affublé : leurs orbites vides laissaient couler du sang. Deux petites sources, qui laissaient échapper des rivières jumelles, dont les flots inondaient les vêtements et le corps des possédés.
Ashura fut le premier à sauter par dessus la muraille, brandissant Mangecœur, la lourde francisque qui était devenue son emblème au cours de son règne de terreur. Il fut très rapidement rejoint par le reste des zombies qui se mit en ligne face aux soldats de Baphasi.
Quelques cris de panique retentirent dans l'assemblée lorsque le rire dément du Makaïoshin aux dents sanglantes retentit, donnant le signal de départ pour leur armée improvisée qui se jeta dans la bataille sans la moindre hésitation.
Quelques cris et gestes amples des bras de la part de Zakris et Hardok furent suffisants pour remettre leurs formations respectives en ordre, et la ligne de bataille loyaliste s'ébranla comme un seul homme, pour aller percuter les rangs de possédés, agitée par les plus puissants démons qui cherchaient à rejoindre leurs équivalents adverses, afin de décharger le reste de leurs troupes.
Baphasi restait en retrait, malgré la rune qui la pressait de rejoindre le combat. S'engager maintenant dans la bataille serait beaucoup trop risqué : son don annihilerait ses troupes comme ses adversaires sans qu'elle puisse y faire quoi que ce soit, et la résistance qu'y opposeraient les Makaïoshins était un facteur trop crucial et potentiellement mortel pour leur organisation pour courir le moindre risque. Elle pouvait certainement porter le coup fatal, mais elle ne saurait faire que cela.
Elle rongea donc don frein, laissant le peuple du Makaï affronter son sort face aux dieux qu'il avait défié.
La bataille eut un début chaotique : si les démons d'élite massacraient sans difficultés leurs opposants à peine militarisés, trop de légendes ramenées à la vie surgissaient de leurs rangs pour creuser une percée, surpassant de trop les soldats en force, et leurs lieutenants en nombre.
Baphasi avait d'abord paniqué en voyant Hardock, si précieux et fier de ses bijoux se jeter sur Asura et l'énorme hache rendue floue par la vitesse qu'il faisait tournoyer en découpant des adversaires, mais le seigneur régent parvint à naviguer entre les lourdes tailles avec suffisamment d'adresse pour agripper le manche de l'arme, et à contrer la force légendaire d'Ashura assez longtemps pour la lui lui faire lâcher et le contraindre à un duel plus égal. Ses poings armés de bagues précieuses à tinrent le colosse en respect le temps qu'un de ses lieutenants vienne à son secours, et l'aide à contenir la menace représentée par le guerrier légendaire.
Zankris eut moins de succès. Sa monture incendiaire lui accorda d'abord un avantage indéniable de mobilité et d'effet de zone, réduisant en cendres toute une aile de l'armée adverse, mais cela attira immédiatement l'attention du Makaïoshin mâle, qui délaissa instantanément le combat inégal auquel il prenait part, pour se jeter sur lui, et plus précisément son dragon. Trop rapide pour que Zankris puisse quitter sa monture et l'intercepter, il esquiva le jet de flammes de la bête, et réussit à grimper sur sa large tête. Il y apposa sa main, et soudain, le comportement de l'animal changea radicalement. Il cessa de protéger son maître, et, après une éternité de docilité, lui sauta sauvagement à la gorge. Si le seigneur régent était un combattant de tout premier ordre, c'était par sa monture qu'il avait gagné son rang et le respect qu'on lui vouait. Il n'était tout simplement pas de taille. Le dieu ne prit même pas la peine de l'achever, et retourna au combat, laissant les troupes de Baphasi privées d'un chef, et handicapées d'un monstrueux reptile cracheur de flammes.
À partir de là, leur armada se désagrégea rapidement. Hardock avait réussi à immobiliser Ashura au sol tandis qu'un garde de la Citadelle, armé de la sinistre hache de l'exilé, s'apprêtait à porter un coup final ironique. La lame eut le temps de décrire la moitié de son arc fatal avant qu'une poigne de fer n'en saisisse le manche. Les yeux paniqués du démon ne croisèrent les deux puits de ténèbres et de haine qui occupaient les orbites e la déesse que le temps pour celle-ci de lui percer la gorge d'un seul doigt. Baphasi détourna le regard au moment où la makaïoshin se dirigeait vers Hardock, Mangecœur ridiculement grande entre ses mains, mais pas mois impressionnante.
La vue de centaines de combattants arriver en renforts depuis les cités ressaisit Baphasi. Le message était passé. Rapidement, ce furent cinq seigneurs régents qui se ruèrent dans la mêlée avec leur suite, et renversèrent la tendance.
À leur tête, Dabura, muni de l'épieu noir qui avait fait tant de victimes entre ses mains. L'oncle de Baphasi commença directement par le cracheur de feu, afin de parfaire sa réputation de tueur de dragons. Il ne se fit pas avoir comme l'ancien dresseur, et tournoya autours de la bête avec adresse, se rapprochant petit à petit d'elle entre deux jets de flammes, sa lance prête à punir le moindre défaut qu'il apercevrait dans la cuirasse écailleuse.
La troupe de possédés reculait petit à petit, dominée par le surnombre. On distinguait quatre autres osts approcher au loin, et les troupes divines tombaient comme des mouches. Deux seigneurs parvinrent même à décapiter Asura après l'avoir isolé. Mais les dieux infernaux n'avaient pas abattu toutes leurs cartes.
La dame sinistre jeta négligemment sa hache de côté, traînant un Hardock rendu méconnaissable à force de mutilations derrière elle. Les possédés formèrent une barrière de chair autours d'elle et du corps qui continuait de se convulser alors qu'elle le maintenait en place pour lui tracer une série de runes sur le corps avec ses ongles. Les démons loyaux se concentrèrent rapidement sur cette zone, mais un éclair trop rapide pour être suivi des yeux disloqua leurs rangs, en laissant de longs sillons sanglants derrière lui. L'énorme Makaïshin, la bouche dégoulinant de sang et de chair vive, se mouvait avec une grâce surprenante, bisant les crânes et taillant dans les corps avec égale facilité.
Il fallut que les autres contingents atterrissent et que leurs seigneurs régents tentent aussi de l'intercepter le stopper enfin. Les plus puissants combattants convergèrent vers le monstre dépassée par le nombre, alors que les seigneurs régents tranchaient à travers la muraille vivante de possédés pour atteindre la déesse, toujours penchée sur le cadavre de l'un des leurs. Deux secondes de plus, et ils seraient parvenus au contact ; Deux secondes de plus, et le sortilège ne se serait jamais terminé.
Tant de choses peuvent se passer, en deux secondes.
La déesse jeta ce qui restait d'Hardock en avant, droit sur la mêlée, et disparut dans l'instant via son étrange téléportation. Son compagnon usa du même artifice pour échapper à ses agresseurs, après les avoir repoussé d'un puissant dégagement d'aura, et en un instant, ils abandonnèrent les deux camps à leur étrange supplicié, dont le tronc marqué de runes commençait à se troubler.
Même les duellistes les plus acharnées s'arrêtèrent net lorsque le hurlement du malheureux retentit. Le cri domina le fracas des combats pendant de longs instants, puis, il se mua en autre chose. Une chose qu'aucune gorge d'aucun animal connu du Makaï ou du monde d'au-dessus n'aurait été capable de produire. Un son à la limite du descriptible, grave, profond, comme l'écho d'une caisse de résonance infinie ; un son chargé d'une terrifiante absence d'émotions. Peu de démons avaient déjà contemplé le vide spatial, mais ceux qui l'avaient fait furent saisis d'une certitude à son sujet : D'une manière ou d'une autre, il savait qu'ils existaient, il était conscient, au même titre qu'un cadavre habité par la maladie est vivant. Une seule forme de sentiment était accessible à cette aberration, à ce non-être : la haine de ce qui était. Une haine brûlante et infinie, qui les visait chacun d'entre eux, dans leur essence, dans leur âme, dans leur chair. Sa haine était entièrement concentrée sur chaque particule vivante dans l'univers. Individuellement.
Le commencement de l'univers avait vu naître des choses puissantes, anciennes et mortelles qui ne s'étaient jamais complètement évaporées. Des monstres oubliés, mais pas disparus, qui s'étaient cachées aux confins de la réalité, terrifiés par la vie émergente, bien des éons avant la venue des premiers dieux. Les rares âmes assez malheureuses pour entrevoir leur existence et l'abomination innommable qui allait de pair avec elles s'étaient condamnées par le suicide ou la folie, mais les Makaïoshins, là où tous avaient vu le cauchemar de leurs cauchemars, avaient vu un outil de mort.
Fut-ce la chaleur qui la tua ? La lumière, peut-être ? Le ki, qui sait ? La vie ? Ou tout simplement la matière ? La simple présence de matière agglomérée pourrait être fatale à une forme de non-vie si primitive.
Toujours est-il que, exposée de force à l'univers par la Makaïoshin, la chose mourut à l'instant même où elle avait été matérialisée ; et de la même manière que l'univers, débordant sur elle, la tua, elle déborda dans une moindre mesure sur l'univers, le tuant.
Baphasi s'était tenue à distance du combat, en hauteur, afin de pouvoir intervenir si la situation l'exigeait vraiment, aussi put-elle voir le peu qu'il y avait à voir. C'était comme un trou dans la réalité. Des choses aussi basiques que la matière, la lumière et le ki étaient décousues, désorientées, et erraient sur la faille sans suivre les lois qui les gouvernaient en temps normal. La vie, si fragile, n'avait bien entendu pas survécu au cataclysme, et, une fois que les sons impossibles aient fini de déchirer ses tympans, Baphasi entendit le silence. Plus rien ne bougeait. Les armées coalisées de neuf cités et du palais venaient d'être balayées, et elle l'aurait été aussi si elle ne s'était pas tenue à l'écart. Il était temps de prendre ses responsabilités. À la périphérie de la faille, là où ses yeux pouvaient se fixer sans qu'une combinaison violente de nausée, de mal de crâne et de larmes incontrôlables ne lui fassent détourner le regard, elle put voir le cadavre du dragon noir, percé de l'épieu de Dabura. Le cadavre de son oncle, lui, se trouvait sûrement dans la zone condamnée. Mort pour la lignée, comme il l'aurait souhaité.
Baphasi stoppa net le fil de ses pensées. Il n'était pas encore temps d'y penser.
Les Makaïoshins avaient fini de constater les dégâts causés par leur arme suprême, et avaient à présent déporté leur intérêt sur celle qui les avait humiliés il y a si longtemps.
La reine du Makaï affronta leur regard, déterminée à affronter son sort. Elle n'était plus la même qu'il y avait un siècle de cela. Elle s'était drastiquement améliorée, plus rapide, plus forte, plus violente, elle avait surpassé Dabura à bien des entraînements. Et puis, il lui restait son Don.
Les dieux passèrent à l'offensive d'un seul coup, comme reliés par l'esprit. Baphasi ne résista aux premiers échanges que grâce à la solidité de son armure. Chacun de ses opposants était au moins à son niveau en terme de vitesse, de force et d'endurance, et ils coordonnaient leurs frappes avec haine et précision. Une série de coups de poing au ventre brisa la plate, et elle ne put parer le kikoha qui lui découvrit la tête quelques échanges plus tard. Sa jambière droite fut sacrifiée pour dévier un rayon qui lui aurait sinon percé une artère, et une épaulière partit avec une plaque pectorale lorsque, pour interrompre une incantation, elle dut s'exposer au-delà du raisonnable.
Moins de dix secondes d'effort intense plus tard, elle était en sang, au sol, et l'essentiel de son corps exposé aux coups. Elle était maintenant à peu près certaine de dominer l'un de ses deux opposants en duel, mais ils en avaient eux aussi conscience, et leur travail d'équipe forçait l'admiration.
La déesse au visage de glace matérialisa une épée irisée dans ses mains, l'air décidé à en finir. Baphasi sentait qu'elle n'avait plus très longtemps à tenir avant que son don ne prenne le relais, mais en aurait-elle la force ?
Elle se releva lentement, voyant un liquide plus vif courir sur sa peau rouge brique depuis de trop nombreuses plaies ouvertes au cours de l'accrochage. Les Makaïoshins étaient trop forts pour elle, c'était une évidence. Elle avait beau retourner la situation dans sa tête, elle ne voyait aucune échappatoire, tout semblait perdu. Elle se replaça en garde, prête pour son baroud d'honneur.
Soudain, elle crut percevoir un mouvement au loin, derrière les deux dieux... Et elle fut confirmée dans son impression car les Makaïoshins, alertés par quelque sens divin, se tournèrent de concert vers le point approchant, pourtant apparu dans leur dos. Ce fut pour elle le signal de l'assaut : ses ennemis s'étaient montrés trop confiants, on ne négligeait pas impunément l'héritière de Gilgamesh.
Elle se jeta sur le plus proche de ses adversaires pour lui envoyer une manchette vicieuse à la base du crâne, et enchaîna directement sur un coup de coude dans la face de la seconde divinité. Baphasi ne se faisait pas d'illusion : ce n'était qu'un instant de répit avant qu'ils ne reprennent le dessus, mais, en l'état, un instant de répit pouvait changer bien des choses. Les dieux se reprirent effectivement vite, et Baphasi se retrouva vite acculée de nouveau, mais, alors qu'ils allaient l'achever, ils se retournèrent simultanément pour arrêter les coups des deux nouveaux guerriers qui venaient d'entrer en scène. Ladra et Nadil furent respectivement accueillis dans leur intervention héroïque par un coup de pied directement dans le foie, et par une lame qui lui transperça les côtes jusqu'à ressortir, le tuant presque instantanément.
Baphasi reprit rapidement le contrôle de la situation, et attaqua la déesse qui venait juste de transpercer son cousin. L'autre voulut la rejoindre, mais son pied fut saisi par la main inflexible de Ladra qui le ramena au sol, le forçant à se concentrer sur elle. L'incroyable détermination de la femme lui permit de tenir contre le dieu supérieur en puissance, en hargne, et en position jusqu'à ce que Baphasi parvienne à désarmer, sonner, et finalement envoyer bouler au loin la seconde divinité. Lorsque l'adversaire de Ladra la fit finalement taire d'une série de coups brutaux au visage, ce fut pour faire face à une Baphasi remise d'aplomb, gagnante de son court duel, et haletante. Ce ne fut pas l'infériorité de sa collègue qui le déstabilisa, il l'avait déduite depuis longtemps, c'était le grand sourire victorieux et sadique qu'affichait son ennemie pourtant blessée et essoufflée.
La reine du Makaï regardait son opposant droit dans es yeux, plus hardie que jamais. Le combat précédent l'avait laissée marquée, et son ennemie était sans doutes déjà relevée et prête au combat. Ladra avait sacrifié toutes les forces qui lui restaient pour ces instants, et ne s'avérerait sans doutes plus de la moindre utilité, mais cela n'avait pas la moindre importance.
Elle avait gagné.
Le temps sembla se figer. En l'espace de deux battements de cœur, sur sa droite, la monstrueuse déesse venait de se relever, folle de rage. Le Makaïoshin hésitait devant son sourire satisfait, mais s'apprêtait à lui sauter dessus à nouveau, avec la sauvagerie qui le caractérisait. Ladra tentait toujours de se relever malgré ses blessures... Baphasi sentait chaque parcelle de son corps bouger au ralenti : ses oreilles, rougies par les coups, bourdonnaient depuis l'invocation ; les muscles la tiraillaient aux endroit où les divinités l'avaient frappée, elle sentait son tibia, sans doutes fêlé par l'attaque de ki qu'il avait dévié moins d'une minute plus tôt. Sur sa peau, elle pouvait sentir la fraîcheur du vent, la tiédeur du sang, la souffrance des plaies, une goutte de sueur se former sur son front, rouler sur son arcade sourcilière, quitter sa peau....
Son sourire s'élargit encore un peu plus.
...et s'évaporer instantanément.
Le Makaïoshin envoya son poing vers le visage de la princesse avec toute la force d'un dieu, ce qu'elle parvint à parer in extremis, tout en enclenchant une esquive qui la mit hors de portée de la charge de la seconde ennemie.
Baphasi suait maintenant à grosses gouttes, sous l'effort, qu'elle intensifia. Elle accéléra le rythme, bougea toujours plus vite, toujours plus loin, sans penser à ses réserves qui fondaient comme neige au soleil. Elle virevolta pendant cinq seconde à cette allure de folie, tenant à grand peine ses ennemis en respect dans le petit périmètre qu'elle s'était accordée.
Cinq secondes étaient inutiles, une simple sécurité pour sa victoire. Le paralysant le plus puissant que l'univers ait jamais connu n'avait pas besoin de cinq secondes pour mettre une personne, fut-ce un dieu, hors d'état de nuire.
Les Makaïoshins se montraient incroyablement résistants. Il fallut sept secondes montre en main pour qu'ils soient réduits à l'état de loques incapables de tout mouvement, au sol. Et même alors, ils parvenaient encore à articuler des insultes et des malédictions. Exténuée, la reine s'assit sur un rocher, en vue des deux dieux terrassés par sa simple transpiration.
Il était temps d'en finir. Elle ramassa la lame que la Makaïoshin lui avait destinée, et avança de sa démarche prédatrice vers la déesse en question.
« Aujourd'hui, les mortels terrassent les dieux. Dis-moi, avant que je ne t'achève, quels sont les derniers mots d'une déesse ? »
Au sol, la femme tenta de rire malgré sa paralysie quasi-totale, ce qui déconcerta Ladra au plus haut point. Elle venait de la vaincre... Et elle riait ? Le second dieu vint faire échos aux hoquets, en ajoutant sa parodie de rire à celle qui retentissait déjà. Un mince sourire étira la bouche divine lorsqu'elle consentit enfin à lui répondre.
« Idiote... Tu crois que nous tuer épargnerait ton royaume chéri ? Tu n'as pas compris, en toutes ces années, les conséquences qu'ont l'absence de Makaïoshins en Eden ? Cette terre n'est pas faite pour vous démons. Pas plus qu'elle n'était faite pour les titans. Nous autres, dieux, l'avons rendue docile, agréable, vivable, mais il suffit que nous nous absentions et le Makaï retrouve sa vraie nature. Il vous dévorera, toi, ton peuple, et ta pathétique lignée ; il a déjà commencé, remarque, depuis que ton imbécile de père vous a tous condamnés.
Tue-nous, et vous serez tous réduits à l'oubli d'ici un millénaire. Le phénomène va s'accélérer, et vous ne serez plus nulle part en sécurité. Combien de dragons penses-tu pouvoir tuer avant de tomber de fatigue ? Ils ne seront pas aussi faibles que celui de ton ami dresseur, je te préviens... »
Elle fut coupée net dans sa phrase par un kikoha qui lui vaporisa le crâne. Baphasi tourna la tête, gratifiant d'une moue dégoûtée la créature qu'elle venait juste de tuer. L'autre Makaïoshin la fixait avec de grands yeux effarés, et, pour une fois, son impressionnante dentition n'était pas dévoilée par un sourire carnassier, mais par une grimace ébahie et terrifiée.
Baphasi s'assit sur sa large poitrine, et le fixa dans les yeux de son air le plus inquiétant, instillant un peu plus la peur dans son âme, avant de s'exprimer.
« Il faut donc un Makaïoshin en Eden ? Ainsi soit-il. Il y en aura un. Peu importe son état, il y aura toujours un Makaïoshin en Eden. »
Et son poing s'abattit avec une puissance météorique sur les crocs du dieu, qui cédèrent uns à uns, avec un bruit sourd, alors qui les cris de douleur du supplicié s'intensifiaient. Elle fourra sa main dans la bouche à présent inoffensive et en retira les dents, pour ensuite le matraquer brutalement au sol.
Ladra était terrassée par les effluves de Baphasi, et ne parvenait même pas à maintenir les yeux ouverts. La jeune femme dut donc lui tenir le visage, l'orienter, et lui soulever les paupières pour viser la faille dimensionnelle ouverte par les dieux. Aussitôt, en un mécanisme de défense pour éviter l'aveuglement face à cet impensable afflux sensitif, l'incroyable se produisit : Ladra pleura. Une grosse larme ronde fut immédiatement récupérée par Baphasi qui approcha précautionneusement le précieux liquide du Makaïoshin. Comprenant ce qui allait lui arriver, il commença à s'agiter, mais il était bien loin d'avoir la force de résister à son destin. Sa mâchoire fermement tenue, il ne put qu'observer la perle de liquide cristallin rouler dans sa gorge.
Étrange coup du sort, que la personne la plus insensible du Makaï ait reçu comme Don des larmes qui rendaient fou quiconque les absorberait. Mais chaque chose trouve son utilité en son temps.
Les résultats furent spectaculaires, malgré la paralysie. Il se cabra autant que ses muscles tétanisés le purent, ses yeux se révulsèrent, et sa bouche édentée commença à articuler un flot de paroles incohérent entrecoupé de pleurs, de rires, ou de cris suraigus. Il ne réagit pas différemment lorsque Baphasi, pour faciliter son transport, lui sectionna les bras et les jambes. À se demander si il ressentait seulement la douleur...
Ce fut avec cette question en tête qu'elle plaça tant bien que mal le lourd tronc sanguinolent sur son épaule, et se dirigea d'un pas nonchalant vers Éden et ses prisons.
*******
Chacun des kikohas destinés à ouvrir les portes fit l'effet d'une délivrance à Baphasi. Regarder Eden faisait parties des rares interdits qui lui avaient été imposés durant sa vie, le braver n'en était que plus savoureux.
L'intérieur fut par contre assez décevant. Elle qui s'attendait à une débauche de luxe encore supérieure à celle du palais, ne trouva qu'une vaste plaine luxuriante. Plantée d'un unique arbre aux proportions inédites. Impossible d'identifier son espèce, mais à en juger par son aspect, il était là depuis toujours. Elle l'observa un moment, puis, avec sa main libre, projeta une décharge d'énergie qui pulvérisa la partie supérieure de la plante, puis deux de plus qui la réduisirent en charpies jusqu'aux racines pour faire bonne mesure.
Ce fut à ce moment qu'un cri l'avertit qu'un troisième individu se trouvait avec eux dans la demeure des dieux. En un instant, elle était sur lui.
« Bien, je suis pressée et j'ai eu une sale journée. Tu as cinq secondes pour me dire ce que tu es et cinq de plus pour me donner une bonne raison de te laisser en vie.
Le petit être bossu et difforme, habillé comme les makaïoshins, balbutia quelques instants, son regard oscillant entre le dieu hagard et la femme recouverte de sang qui le menaçait de mort.
Juste à temps pour lui, il parvint à formuler une réponse.
- Hexas. Mon nom est Hexas. Je...... je..........je........
- Parle !
- Je suis le serviteur des makaïoshins ! Je peux vous aider ! Je connais tout Eden !
- Très bien. Alors, conduis moi à ces fameuses prisons. »
Au pas qu'il adoptait, Baphasi reconnut qu'il se doutait du sort qu'elle lui réservait. Elle considéra un instant la possibilité de lui laisser la vie sauve. Rien qu'un instant. Dès qu'elle eut atteint le complexe, elle transperça proprement le cœur de la petite créature.
Une sorte de puits creusé dans le sol, sans escalier, et des geôles taillées dans les murs sur toute la profondeur. C'en était génial de simplicité. Baphasi ne s'embarrassa pas, et choisit une des premières cellules, y jeta le tronc encombrant, et referma la porte avec ses lourds verrous. Au vu de l'état du dieu, le laisser libre au beau milieu d'Eden ne serait sûrement pas plus dangereux, mais Baphasi était soudain devenue très précautionneuse.
Tout était terminé à présent. Elle pouvait quitter Eden, en sceller les portes à tout jamais et enfin penser à l'avenir.
Mais une curiosité viscérale la taraudait, et elle était incapable de discerner ce qui se trouvait tout au fond du puis.
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Les battants s'étaient à peine clos derrière elle, qu'elle s'effondra d'un seul coup contre les portes. Elle n'avait plus la force de faire un seul pas, ni n'empêcher la terrible réalité de la rattraper.
Dabra était mort. On pouvait chercher milles autres explications, mais ce ne serait que se leurrer, et Baphasi le savait.
Dabra était mort, loin de son royaume, de sa famille, et de sa fille bien-aimée.
Dabra, le seigneur du Makaï, roi de milliards d'âmes, Dabra qui avait vaincu les dieux, Dabra qui avait surpassé en force et en prouesses même les plus illustres de ses ancêtres, Dabra, son père à elle...
Il était mort. Par la faute de ce misérable sorcier, et des pièges du monde d'au-dessus.
Les larmes s'arrêtèrent vite de couler sur son visage tuméfié par la bataille, laissant place à une détermination plus implacable encore que celle dont elle avait fait preuve au cours de cette journée. Les meurtriers paieraient. Elle trouverait le chemin qui la mènerait jusqu'à eux, et, parole de reine, elle leur ferait payer de leur sang, et de celui de leurs congénères l'affront causé.
Mais la vengeance attendrait. Les responsables étaient certainement puissants, pour avoir réussi un tel exploit, et ses légions étaient à présent annihilées. Se jeter dans le tourbillon maintenant serait idiot et suicidaire. Non, elle pouvait attendre. Elle était une reine, elle devait se montrer capable de régner avant de chercher à conquérir.
Oui, le temps de la guerre arriverait bien assez tôt. Pour l'heure, il y avait tant à reconstruire, tant à apprendre...
Et chaque seconde d'attente serait remboursée à Dabra par des océans de sang versés lorsque le temps de la vengeance viendrait.
**************
« Sortez tous ! »
Les gardes quittèrent la salle du trône un à un, pour ne finalement laisser que Baphasi et Ladra, tout juste convoquée. Baphasi arborait toujours les marques des blessures de l'avant-veille, mais, grâce aux soins des sorciers elle se remettait vite. Le visage de Ladra n'avait pas eu tant de chance. Les commotions la rendaient à peine reconnaissable, la moitié de ses dents avait sauté lors du combat, et un bandeau protégeait son œil blessé. « L’œil pleureur. », comme les soldats l'avaient appelé, avec toute la crainte de rigueur au vu de ses propriétés. Le bandage ne séchait jamais totalement.
À l'extérieur, les démons travaillaient dur pour reconstruire ce qui pouvait l'être. Les cités n'avaient pas beaucoup de troupes à leur envoyer, et les travaux prendraient du temps.
Baphasi attendit quelques instants après que les portes soient refermées, et invoqua une bulle de silence pour tenir les oreilles indiscrètes à l'écart. Elle sortit sous les yeux de sa tante un petit pendentif en forme de boite rectangulaire. Un artefact de stockage basique, fréquemment utilisé chez les démons. Il lui suffit de murmurer son code, et la boite s'agrandit jusqu'à atteindre trois mètres de long. Baphasi fit enfin sauter le couvercle et révéla son contenu.
« C'était au fond des prisons d'Eden... »
La boite n'était pas démesurée par rapport au cadavre qui l'occupait. L'homme devait mesurer deux mètres trente, et sa musculature massive et dans défauts intimidait au premier regard. Sa barbe et ses cheveux rendus cassants par les années grisonnaient, mais ne faisaient qu'ajouter la sagesse à la force et à la royauté du vénérable corps. Les yeux avaient disparu,sûrement mangés par les siècles, et, à en juger par son teint pâle et ses lèvres bleuies, il était mort par noyade... Mais la chose qui retint l'attention de Ladra était sa peau.
Elle était lisse et brillante, comme une armure de bronze moulée sur son porteur. Des plaques plus épaisses se chevauchaient harmonieusement là où ses muscles sculpturaux ressortaient, accentuant encore le trouble qui saisissait à sa vue, tant on était incapable de déterminer si l'origine d'une telle carapace était naturelle ou artificielle. Absolument aucune imperfection ou égratignure n'y était visible.
« Gilgamesh l'invulnérable, premier roi du Makaï...
Ladra ne paraissait qu'à moitié surprise en prononçant ces mots.
- Tu t'en doutais ? Comment ?
- Nous nous souvenons encore de lui. Il n'a pas pu partir vers les désolations. Elles l'auraient dévoré comme tout le reste.
Baphasi resta interdite encore un moment.
- Mais tous les textes concordent sur son départ ! C'était Gilgamesh ! Il était invincible, pas comme ces dieux ! Il a vaincu des dizaines de titans à lui tout seul.
- Quelque chose a réussi à le tuer discrètement, pourtant. Et probablement à s'exiler du Makaï en se faisant passer pour lui.
- …
- C'est du passé, et il y a bien assez à faire avec le présent. Reste concentrée. Et tu ferais mieux de cacher ce corps. »
Aussi pragmatique qu'à l'accoutumée, Ladra quitta la salle du trône sans un mot de plus. Baphasi se repositionna plus confortablement su son trône, pensive.
Les Makaïoshins, Ashura l'exilé, Gilgamesh... De son expérience récente, le passé avait une sale tendance à resurgir pour hanter les vivants. Du point de vue de ses meurtriers, la mort de Daabra devait appartenir au passé, elle aussi.
Quand elle se pencha sur lui pour refermer la boite, elle crut distinguer comme un sourire approbateur sur le visage de son ancêtre. Et, quand il retrouva sa place dans une poche de son manteau, Baphasi se sentait prête à rendre coup sur coup à l'univers entier si nécessaire.
FIN
Ce sera surement le dernier avant un bon moment. Un très bon moment, même. J'ai essayé de me donner pas mal dessus. Je dirais que c'est encore un peu trop touffu, que ça part un peu dans tous les sens, que les combats sont pas forcément clairs au possible... Mais je l'aime bien, à titre personnel.
Place au texte :
EDIT : Peu satisfait de la première version, j'en ai fais une réécriture.
Héritage
Les premiers furent Gilgamesh et Enkidu.
Les deux frères de légende, les figures protectrices issues de la nuit des temps dont les exploits transcendèrent les âges pour être toujours contés des dizaines de millénaires plus tard. Lorsqu'ils émergèrent du sol, les Titans régnaient sur le monde depuis toujours. Leur force et leurs pouvoirs étaient tels qu'aucun des enfants du Makaï ne pouvait les défier, et une vie de servitude et d'adoration docile était la seule échappatoire pour le peuple choisi. Mais Gilgamesh et Enkidu changèrent tout cela. Plus grands et puissants qu'aucun démon avant eux, ils menèrent la plus grande révolution de tous les temps, et rendirent l'espoir et la liberté à un peuple si longtemps opprimé. Les enfants du Makaï redécouvrirent leur force et firent payer au centuple les titans pour ce qu'ils avaient subi pendant une éternité à travers une guerre d'une ampleur et d'une violence sans précédents. Mais leurs anciens maîtres ne se rendirent pas sans combattre. Il périt mille démons pour chaque titan tombé au combat, et, un jour, Enkidu rejoignit les martyrs de sa cause.
Gilgamesh, devant le corps sans vie de son frère bien-aimé, ne put contenir sa peine, et se jeta sur lui pour l'étreindre. Mais alors que le sang du héro maculait sa peau, celle-ci se raffermit, pour former une cuirasse impénétrable dotée d'une force nouvelle et phénoménale. Et au fur et à mesure que la vie quittait le héro mourant pour aller renforcer le demi-dieu à venir, l'armure de peau indestructible se complétait pour rendre son porteur invincible. Lorsque Enkidu périt pour de bon, Gilgamesh sut que cette même chose lui serait à tout jamais interdite : le sang de son frère avait fait de lui un monstre indestructible et immortel qu'aucune arme en possession des démons, des titans, du peuple d'en-dessus ou des dieux ne pourrait jamais atteindre.
La guerre ne s'éternisa pas après cet événement. Gilgamesh mena les légions insurgées, invincible et destructeur, brisant quiconque se dressait sur son chemin, et bientôt les titans ne furent plus. Le héros prit la place de leurs rois et dirigea la nouvelle civilisation d'une main ferme et juste, pendant quinze-mille ans. Mais le poids de tant d'années eut raison, à l'usure, de la force et de la volonté qui avaient renversé les titans, et le premier roi des démons abandonna son trône pour s'exiler dans les désolation du Makaï. Il laissa néanmoins de puissants héritiers derrière lui.
Car si le sang d'Enkidu rendait invincible, la semence de Gilgamesh engendrerait une lignée dont les premiers-nés doteraient du Don tous leurs enfants.
Gilgamesh engendra Elioun, qui engendra Dâgon, qui engendra Hator, qui engendra Biarée (qui avait cent bras, et cinquante têtes), qui engendra Marduk, qui engendra Baal, qui engendra Hupnos, qui engendra Echydna (qui porta six cent douze enfants), qui engendra Apophis, qui engendra Inikisha, qui engendra Nagash, qui engendra Horus, qui engendra Anon (qui était invisible, et doué d'ubiquité), qui engendra Zalgo, qui engendra Râ, qui engendra Marduk, qui engendra Abaddon, qui engendra Satan (qui causa à lui seul plus de malheur qu'aucun être avant lui), qui engendra Appochristus, qui engendra Cezneth, qui engendra Loew (qui créa les premiers golems), qui engendra Hanbu, qui engendra Calliope, qui engendra Minos, qui engendra Nugua, qui engendra Dabra (qui trahit son peuple et quitta le Makaï), qui engendra Baphasi.
*******
Baphasi quitta progressivement le confort de ses appartements royaux pour prendre l'air matinal sur le balcon. Peut-être est-il bon de redimensionner les choses, afin d'éviter toute confusion. Par « appartements », entendons ici pas loin de deux kilomètres carrés de literie délicate, de bains tièdes aux senteurs douces et parfumées, d'art antique et précieux, peuplés de jeunes et beaux serviteurs, ainsi que des intimes de la princesse ; le tout agencé si densément que le labyrinthe de paravents, de salles privatives et de divans en parvenait à encombrer un espace si large. Similairement, le « balcon » s'apparentait à l’œuvre commune d'un marbrier et d'un jardinier atteints de la même longue liste de tares mentales, parmi lesquelles figureraient l'intime conviction que tout dans l'univers était quatre fois plus petit que ce qu'il aurait légitimement dû être, ainsi qu'une totale incrédulité vis-à-vis du concept de « pesanteur ». Les dimensions fantaisistes n'étaient pas un réel handicap pour un être capable de passer le mur du son sans même y penser, et Baphasi n'aurait certainement rien laissé de trop faible pour cela entrer jusque dans ses appartements.
Cela aurait de toutes façons impliqué qu'il ait passé les murs de la Citadelle en un seul morceau, chose rigoureusement impossible tant la garde montée jour et nuit était disciplinée, performante et réactive. Quant à ladite Citadelle, elle était au concept de « citadelle » ce que le balcon et la suite de Baphasi étaient aux significations de « balcon » et de « suite » : une oblitération par la démesure.
Près de trente générations de rois, chacun plus mégalomane que le précédent, avaient défiguré la sobre forteresse originale en cet édifice absurde et gargantuesque tellement imprégné de magie antigravitique que des objets se mettaient fréquemment à flotter dans les airs ou à tomber mollement dans le sens contraire à ce que la physique aurait exigé. Mais la physique était bien le dernier souci de Baphasi et de ses ancêtres. Elle avait avait pour projet d'agrandir encore l'endroit, et de faire de la place pour quelques centaines d'habitants supplémentaires, ce qui devrait porter la population totale au-dessus de quinze-mille. La princesse du Makaï n'avait pas hérité de son père que son goût pour le luxe. La puissance des héritiers de Gilgamesh coulait dans ses veines autant que dans les siennes, lui permettant d'écraser quiconque mettrait sa royauté en question. Personne ne s'y serait de toute façon risqué : sa musculature généreuse et bien dessinée, ainsi que ses ongles épais et pointus, plus proche en consistance de l'obsidienne que de la kératine, dissuaderaient efficacement un oublieux de la défier. Quiconque connaissant Dabra aurait de plus immédiatement noté le lien évident de parenté : ces mêmes cheveux noirs épais et raides, que Baphasi portait au niveau des épaules, les mêmes yeux rouge profond, le nez légèrement busqué... Si la carrure en V et la forte mâchoire de Dabra avaient été gommées chez elle, il y avait dans sa démarche prédatrice, dans son sourire d'une assurance inébranlable, dans sa manière de propulser d'un seul regard ses interlocuteurs à la fois au rang de proie, d'insecte, et de jouet, comme une forme de royauté transcendantale qui l'unissait à son père.
Un sourire tranquille vint révéler ses impressionnantes canines alors qu'elle se délectait du spectacle qu'offrait le Makaï depuis sa position prédominante, et qu'un serviteur lui apportait suffisamment de fruits et de boisson pour satisfaire un régiment . Elle pouvait observer à loisir son héritage sortir du sommeil. D'ici, le Makaï n'avait rien d'infernal. Une végétation saine et luxuriante s'étendait à perte de vue, témoignant de la force et de la vie qui régnaient sur ces terres, et la faune était bien trop douce et pacifique pour menacer même les jeunes démons à peine émergés. Tout n'était qu'abondance.
Baphasi savourait d'autant plus ce luxe qu'il était tout à fait exceptionnel, au Makaï. La sordide réputation du royaume des démons n'était pas usurpée, c'était simplement à d'autres zones d'en faire les frais.
*******
Dabura esquiva de peu la trombe de feu que son monstrueux adversaire venait de projeter sur lui, et se rua sur le côté, laissant les mâchoires du deuxième monstre claquer dans le vide. Il fit tournoyer sa lance de combat quelques instants, et prit de la distances avec ses adversaires.
Dabura ressemblait beaucoup à son frère aîné. De taille inférieure, il avait une carrure semblable, et, malgré son visage bien moins allongé, il était souvent arrivé qu'on les confonde. Pour pallier à ce problème, il avait décidé de raser complètement sa chevelure déjà défaillante, ce qui renforçait encore son allure de chien de garde.
En l'occurrence, le terme était singulièrement adapté. Dabura ne se battait cette fois-ci pas pour son plaisir personnel, mais pour protéger (et susciter l'admiration de) la gigantesque métropole devant laquelle il paradait. Le Makaï ne comptait qu'une poignée de villes semblables, mais dans chacune de ces agglomérations immenses s'entassaient des dizaines de milliards d'âmes. Si elles s'étendaient sur plus de cinquante kilomètres carrés, on calculait leur taille en volume et pas en surface : l'accumulation de constructions en avait fait des sortes de pyramides immenses, entourées de quartiers mois hauts. Et ceci n'était que la partie visible de l'iceberg, car une profonde racine de souterrains tentaculaires s'enfonçait sous les villes, rendant toute estimation de population imprécise à quatre ou cinq milliard près.
Cette zone était bien plus éloignée d'Eden que ne l'était le palais, et les démons qui y émergeaient se montraient pour l’extrême majorité d'une stupidité affligeante. La fertilité y était si rare qu'elle en était pratiquement devenue une légende, et ils étaient entièrement dépendants des émergences aléatoires pour stabiliser leur population. Dix ou onze mille kilomètres plus loin, il ne naîtrait plus que des bêtes dénuées de toute conscience, et qui se feraient de plus en plus agressives au fur et à mesure que les terres du Makaï se modifieraient, devenant inhospitalières, toxiques, brûlantes, gelées... Ces créatures parvenaient régulièrement à atteindre les villes, et alors, il fallait se battre. Ce n'était pas un problème : les démons puissants n'étaient pas rares, et déchaîner leur surplus de violence sur ces créatures épargnait autant de leurs semblables plus faibles. Non, le problème, c'était les dragons.
Ils ne naissaient que dans des régions si éloignées que seule une poignée d'élus avaient pu en revenir vivants. On supposait que Gilgamesh se cachait encore au-delà, mais dépasser le territoire des dragons était une chose à laquelle même Dabra n'avait pas osé se risquer.
Leur éloignement étaient la seule raison pour laquelle une forme civilisation avait pu se développer dans le Makaï. Ces monstres n'étaient pas simplement féroces (en cela et cela seulement, les démons leur rendaient coup sur coup). Ils étaient plus grands qu'aucun démon, plus rapide que leurs chasseurs, plus forts que leurs soldats. Leurs écailles dépassaient en résistance même les meilleurs armures, et leurs dents en tranchant même les lames les plus fines des forgerons de la Citadelle. Mais le pire restait le feu. Aucun métal, aucune pierre, aucun ki, aucune magie ne protégeait du feu des dragons. Il consumait tout, prenait sur tous les matériaux et les plaies qu'il infligeait continuaient de tourmenter ses victimes après plusieurs décennies.
Combattre un dragon était une opération risquée et coûteuse, gérée par les seigneurs régents en personne. Seuls les plus puissants démons étaient envoyés les affronter aussi loin que possible des zones habitées, et ils revenaient auréolés de gloire se reposer sur leurs lauriers pendant des décennies, jusqu'à ce qu'une autre bête s'aventure jusqu'à chez eux..
Cela avait changé, cependant. « Semaines » avait remplacé « décennies », et il n'était plus question de parler des monstres au singulier. Si combattre un seul dragon n'avait été qu'une épreuve de sang-froid et de précision pour les bandes de démons surpuissants, venir à bout des groupes de trois ou quatre qu'ils formaient à présent se faisait toujours au prix de nombreuses vies. Le Makaï s'affaiblissait de jour en jour, et il revenait bien souvent aux seigneurs eux-mêmes le devoir de traquer ces êtres.
Aux seigneurs, ou à Dabura. Les dragons n'étaient pas une si mauvaise chose, à ses yeux : les seigneurs régents ainsi affaiblis ne pouvaient même pas envisager de concurrencer la Citadelle, et ils lui donnaient de bonnes occasions de rappeler à tout le monde pourquoi ils lui devaient allégeance. Même les seigneurs les plus puissants n'oseraient jamais se confronter seuls à plus de deux dragons à la fois. Et Dabura avait la ferme intention d'envoyer les deux monstres qui le dévisageaient rejoindre leur confrère dans l'au-delà sans aide. Patient, il raffermit sa prise sur sa lance noire tâchée de sang, et attendit une erreur de la part des deux reptiles. Ils n'eurent pas le temps d'en faire une deuxième.
*******
Le regard de Baphasi se perdit au loin, vers les terres désolées et son oncle. Depuis le balcon, on disposait d'un point de vue imprenable sur le dégradé de couleurs qui s'effectuait dans le paysage au fur et à mesure que l'on s'éloignait d’Éden. Les herbes hautes et les forêts laissaient petit à petit place à une lande de plus en plus désolée. Éden... Cette immense sphère blanche aurait fait passer la citadelle pour correctement proportionnée. Ses portes réduisaient les absurdes battants d'or et de titane à de vulgaires chatières, et, si la tentation de jeter un coup d’œil au travers était forte, personne depuis des millénaires ne s'était risqué à bafouer de sa présence un lieu si sacré. Bien qu'elle ne soit plus habitée depuis près de cent ans à présent, la demeure des Makaïoshins irradiait toujours de son pouvoir bienfaiteur, qui préservait ce monde du chaos total.
Des éclats de voix et des musiques rituelles se faisaient entendre en contrebas, deux démons s'y disputaient la garde d'un nouveau-né à peine émergé. Ce que les stériles ne feraient pas pour pouvoir transmettre quelque chose au futur...
Elle quitta rapidement des yeux le combat rituel. Le démon le plus massif l'avait emporté sans difficulté, et son infortuné adversaire maculait le sol de son sang, la moitié brisée d'une de ses cornes traînait au sol piteusement, témoin de son déshonneur. Il serait sûrement banni d'ici peu, et renvoyé dans une cité. Les minables n'avaient pas leur place dans la Citadelle.
Elle croqua une bouchée d'une pomme juteuse et brillante, essuya le filet de salive et de jus de fruit qui venait d'en gicler, et l'envoya négligemment au sol rejoindre une douzaine de trognons, à peine entamée. Elle avait toute la journée de libre... Mais ce n'était pas une raison pour subir dès le matin le dédale de corridors de sa demeure. Un saut périlleux depuis le balcon remplaça avantageusement tout ce travail.
Deux gardes dans leurs armures blindées la saluèrent alors qu'elle entrait dans l'un des plus imposants bâtiments de la Citadelle, la bibliothèque, où était entreposé l'essentiel des connaissances que plus de mille générations de démons avaient pu accumuler depuis la chute des titans. Gilgamesh s'était assuré qu'il ne resterait plus rien de cette civilisation, si ce n'est un nom dans l'histoire, avant de quitter son trône. Baphasi n'était pas une amatrice de lecture. Oh, elle avait bien dévoré les récits sur sa famille, mais ses errances dans cette mine de savoir antique ne l'avaient pas menée beaucoup plus loin que ce qu'exigeait une éducation royale digne de ce nom. Elle préférait passer son temps à s'entraîner au combat avec son oncle, sa tante et ses cousins, ou à se prélasser dans ses appartements aux côtés de concubins triés sur le volet. Elle s'était toujours sentie plus à l'aise avec son corps que son esprit. À quoi bon avoir hérité d'une constitution si phénoménale si ce n'était pas pour l'exploiter au mieux ?
À défaut de son contenu lisible, Baphasi appréciait le calme de la bibliothèque ; Le makaï était toujours agité même dans ses parcelles les plus paisibles, et la bibliothèque était une retraite pratique pour échapper à l'agitation constante. Un trio d'apprentis sorciers se décala aussi naturellement que possible de l'autre côté du corridor en la reconnaissant, et elle vira rapidement à droite pour arriver dans la plus récente aile du bâtiment, construite sous le règne de son père. La pièce, bien que très grande, était largement remplie à la fois par les badauds et par un contenu encombrant.
Le Don se transmettait à travers les premiers-nés depuis des générations. Seul l'aîné pouvait accorder le Don à ses fils et filles, et il se manifestait d'une manière différente chez chaque membre de la lignée. Le lait maternel de Nugua régénérait les blessures, et avait conféré à ses trois enfants une force et une longévité sans pareille, la bile de Dabura était un sérum de vérité, les larmes de Ladra rendaient fou, et la salive de Dabra était à l'origine de la galerie de statues pour laquelle cette nouvelle aile avait été construite.
Des centaines de corps pétrifiés étaient entreposés là, pour rappeler à tout le monde à quel point leur crainte face au roi des démons était justifiée. Il pouvait ne plus être là, ce qui restait était bien suffisant pour dissuader quiconque de venir réclamer le trône. Baphasi l'avait pourtant envisagé : cela faisait plus de cent ans que ce misérable sorcier avait emporté Dabra avec lui, et, si elle n'était pas sûre de surpasser tous les membres de sa famille en terme de puissance, son Don lui accorderait sans le moindre doute une victoire écrasante contre n'importe quel habitant du Makaï. Seule cette galerie l'en avait empêché : Dabra n'oserait jamais la tuer et mettre fin à la lignée (aucun démon ne penserait seulement à commettre un tel sacrilège), mais il serait bien du genre à la pétrifier, s'assurant qu'elle reste tranquille jusqu'à sa mort. Baphasi n'avait aucune envie d'être coincée dans un corps minéral pour une seule seconde ; elle était une amoureuse des combats, de la vitesse, du sexe, de l'art. Elle était faite pour vivre à fond, et c'était bien la raison pour laquelle, non sans une certaine honte, elle frissonnait intérieurement à chaque regard lancé en direction de l'allée macabre.
Quand est-ce que son père finirait par briser le sortilège de cette misérable larve ? Il était un puissant sorcier, il finirait par s'échapper, tôt ou tard... Cela prenait trop de temps. Il avait été violent, impitoyable, voir même sadique envers elle, mais, à sa manière, Dabra avait été le plus attentionné des pères pour elle. Il lui manquait terriblement.
Perdue dans ses pensées, elle flânait entre les monstres de pierre terrifiés, et, sans qu'elle ne s'en rende compte, elle se retrouva face au clou de la collection. Les deux pièces étaient gardées par deux des plus sûrs et des plus puissants membres de la garde. La princesse du Makaï se perdit dans leu contemplation, et bascula lentement dans ses souvenirs...
*******
Baphasi atterrit en trombe sur le sommet de la colline où Dabra devait l'attendre, abandonnant sur place le cadavre du dragon qu'ils avaient passé la journée à chasser. Une monstrueuse explosion typique des manifestations de puissance de son père venait d'y avoir lieu. Le spectacle qui l'y attendait la laissa sans voix : Dabra, roi du Makaï, souverain de mille milliards d'âmes, était agenouillé, face à un petit être en robes ridicules qui agitait les mains en répétant une série de phrases dans une langue incompréhensible. Trois monstre qui ne ressemblaient pas à des démons restaient en état de choc, autours des deux protagonistes, et des membres déchiquetés de ce qui avait du être leurs camarades, mais que Dabra avait personnellement réduit en charpie. L'atmosphère était saturée en mage noire, celle du nouveau venu devait être inconcevablement puissante, pour concurrencer celle de son père...
Il n'était pas dans l'habitude des démons d'interrompre un duel. Si une personne se faisait vaincre, c'était qu'elle ne méritait pas de gagner, et si un vainqueur décidait de tuer sa victime, c'était bien son droit. La magie n'était pas un moyen honorable de parvenir à ses fin, mais si le résultat était concluant... De toutes façons, le seigneur du Makaï était un redoutable sorcier, et à la moindre seconde de relâchement, l'inconnu finirait pulvérisé.
De longues secondes passèrent, sans que qui que ce soit ne vienne briser la tension. Le seul mouvement était celui des trois aliens qui tenaient de s'éloigner aussi discrètement que possible de Baphasi. Leur manœuvre n'eut pour effet que d'irriter encore un peu plus les nerfs à vif de la meurtrière en puissance, et d'abréger leur durée de vie déjà fortement compromise.
Elle finissait à peine de se défouler sur le tronc démembré du plus endurant des trois, quand, dans un bref son suraigu, elle vit se matérialiser sur les lieux de l'affrontement deux nouveaux intervenants. Bien qu'elle ne les ait jamais vu, elle n'eut pas le moindre doute sur leur identité, les descriptions et les images les concernant étaient nombreuses dans la bibliothèque, et sa famille avait à plusieurs reprises eu affaire à ces créatures. L'un de ses ancêtres était sans doutes membre de ce duo.
Des Makaïoshins. Les dieux du royaume de l'en-dessous. Une femme et un homme, presque de la même taille, d'un âge impossible à déterminer, vêtus d'une même tenue à la fois sobre et à même d'illustrer leur fonction supérieure dans le fonctionnement de l'univers. Il était massif, presque obèse, avec un rictus malsain et une large face de brute épaisse. Elle était fine, élégante, et froide et tranchante comme un stalactite, le visage de glace. Mais leurs yeux, eux, étaient identiques. Baphasi était né au Makaï, lieu de vie des formes créatures les plus immondes, violentes, et corrompues de l'univers, mais ce qu'elle lut dans le regard des dieux la pétrifia de terreur. C'était le mal à l'état pur. Elle, une conquérante, tueuse, tortionnaire à l'occasion, se sentait comme un agneau face à deux loups. Elle n'avait été que mauvaise, les Makaïoshins, eux, étaient maléfiques. La femme prit la parole, d'une voix qui sonnait comme un fouet impérieux.
« Babidi, vos agissements prennent fin ici. Pour avoir comploté contre les dieux, et menacé la sécurité de l'univers, vous êtes condamnés à l'incarcération aux prisons d'Eden, pour l'éternité. »
Elle adressa un bref signe de tête à son énorme compagnon, qui se fendit d'un grand sourire, dévoilant une rangé de larges crocs tranchants et pointus. Presque trop rapide pour que Baphasi puisse le suivre du regard, il franchit la distance qui le séparait du petit sorcier étranger. Celui-ci ne réagit même pas à l'attaque, continuant de psalmodier jusqu'à ce que les larges mains du dieu se referment sur sa gorge. À l'instant où il aurait du briser le cou de sa victime, ou l'étouffer, ou l'assommer, ou n'importe quel autre artifice dont était capable un Makaïoshin, celui-ci reçut un cou de coude si puissant qu'il lâcha sa prise, et alla rouler en bas de la colline. Dabra venait de se relever, un large M stylisé imprimé sur son front. Baphasi n'en revenait pas : ce ridicule avorton avait vaincu son père dans un duel de magie ? Impensable. La Makaïoshin, elle, ne perdit pas de temps en ahurissement, et s'élança à pleine vitesse vers la gorge découverte d'un Dabra encore haletant, dans un unique arc aussi gracieux que mortel.
Baphasi ne réfléchit même pas aux implications de son acte, et je jeta aussi rapidement que possible contre la déesse, anticipant sa trajectoire pour dévier son coup. La manœuvre réussit, mais son ennemie se ressaisit instantanément, saisit son bas pour le tordre dans une prise cruelle, e lui broya le visage de deux crochets directement dans le nez. Sa force était démentielle, et la princesse, complètement sonnée ne pouvait déjà plus réagir. Elle se sentit défaillir sous le troisième impact, et chuta lourdement au sol.
Dans la seconde, son père intervint pour plier la Makaïoshin en deux d'un coup de pied. Il la saisit à la gorge, un rictus furieux sur le visage, mais elle ne se laissa pas faire comme Baphasi : ses doigts se joignirent en un cercle, qui, après que deux mots de pouvoir aient franchi sa bouche, se mua en un portail duquel jaillirent des milliers de fines aiguilles noires qui criblèrent le visage de Dabra. Dans le même instant, le second Makaïoshin apparut juste derrière lui, lui enfonçant de toutes ses forces son coude dans le bas de la colonne vertébrale.
Le seigneur du Makaï s'effondra sur le dos dans un hurlement, mais, alors, le dieu commit une erreur. Il saisit le visage de Dabra d'une main, et plaça le sien à quelques centimètres, la face déformée par une grimace sadique, alors qu'une large dague courbe se matérialisait dans sa main. L'autre Makaïoshin tendit le bras pour le tirer loin de ce danger ; trop tard. Le crachat percuta le front du monstrueux dieu au moment où il était ramené en arrière. Une seconde après que le corps ait touché le sol, ce n'était plus qu'une statue de marbre. La déesse hurla de fureur, voulut regarder Dabra, mais vit son champ de vision obstrué par le poing dudit démon. Elle ne s'écrasa au sol le nez en sang que pour mieux recevoir un des fameux crachats directement sur la poitrine, au niveau du sternum.
Dabra ne s'attarda pas sur ses victimes, il se rua sur le magicien pour l'aider à se relever, et vérifier ses blessures, puis, fit de même avec sa fille. En deuxième. Ce détail fut la chose qui choqua le plus Baphasi, au cours de cette journée. Dabra avait toujours fait passer sa fille unique avant tout. Et il aidait ce minable avant elle ?
Le roi déchu lança un long regard désolé à son héritière, alors que la vermine qui semblait à présent exercer sur lui un pouvoir absolu se répandait en compliments surexités sur son « nouveau serviteur ». Une série de gestes compliqués et de formules magiques plus tard, il avait invoqué un portail dimensionnel, par lequel il s'engouffra rapidement, suivit du père de Baphasi.
Le vortex se referma. La laissant seule au monde, avec à côté d'elle une version pétrifiée des êtres les plus maléfiques et redoutables de l'univers.
*******
Il n'avait pas donné signe de vie depuis, mais les statues restaient une preuve de la toute-puissance du souverain du Makaï. Baphasi observa longtemps les blocs de pierre en pensant à son père disparu... Tout était si réaliste... Les lignes des vêtements étaient parfaitement transmises, on pouvait, en plissant les yeux, distinguer chaque infime ride dans la pierre, sur les yeux, le visage, les doigts... C'était si frappant qu'on croyait les voir bouger.
Non.
La statue avait vraiment bougé.
Baphasi n'était pas une personne extrêmement intelligente, mais cela était bel et bien un avantage. Les personnes intelligentes réfléchissent en permanences au implications passées et futures quand seul le présent compte, elles cherchent à rationaliser les chose quand elles font face à une situation impossible ou simplement très improbable. Mais par chance pour elle, Baphasi n'était pas particulièrement intelligente. Si elle avait vu bouger la statue, c'était que la statue avait bougé.
Elle saisit brutalement les deux gardes d'élite à sa portée, qui étaient supposés garder la pièce, et s'envola à vitesse maximale vers le ciel, défonçant au passage le toit du bâtiment, trop vite pour que les personnes présentes n'aient seulement le temps d'être surprises. Elle lâcha ses deux prises, et projeta vers la salle des statues une attaque d'énergie assez puissante pour atomiser tout le palais, et les dizaines de milliers de kilomètres à la ronde. Juste avant que la titanesque masse de ki ne percute le sol, elle joignit les mains, et fit appel à ses redoutables talents de sorcière pour matérialiser les sept sceaux d'interdiction démoniaques.
L'air autours de l'aile de la bibliothèque se troubla, pour devenir opaque alors qu'une immense sphère noire recouverte de chaînes et de cadenas dorés venait de se matérialiser , englobant le bâtiment jusque dans ses fondations, dans un fracas qui évoquait un hurlement. Une autre sphère similaire, mais plus volumineuse se matérialisa par-dessus la première, et l'opération se répéta encore cinq fois, générant un monstrueuse muraille imperméable au son à la lumière, au ki et à la magie. Les gardes, en état de choc, fixaient la Baphasi à la recherche d'une explication à son comportement. Encore une fois, elle n'avait pas le temps.
« Toi, pars rassembler toutes les troupes d'élites. L'élite uniquement, les autres seront inutiles, et rassemble-les à l'entrée du palais d'ici dix minutes. Toi, va appeller toutes les cités et donne l'ordre de rameuter l'intégralité des troupes d'élite, y-compris les seigneurs régents. Ordres de la souveraine du Makaï. Je me charge d'évacuer la ville. »
Sa voix avait changé. Ce n'était plus celle d'une princesse, mais celle d'une reine. Alors que les deux guerriers en armure partaient à toute vitesse vers leurs positions désignées, Baphasi s'empressa de lancer l'évacuation. Pas que la possibilité du massacre de son peuple la révulsât, c'était plus une question d'honneur : laisser se faire tuer des gens sous sa protection n'était pas envisageable. Et elle ne souhaitait pas non plus découvrir ce que les Makaïoshins pourraient faire d'autant d'âmes sans défenses si elle leur en laissait l'occasion. Elle ressentit le même frisson qu'il y a un siècle le long de son épine dorsale, en repensant à ce qu'elle avait vu juste avant d'invoquer les sceaux.
Alors que le kikoha dévastateur s'apprêtait à atteindre le palais, une lourde silhouette reconnaissable entre mille s'était interposée entre le sol et elle projectile, trois doigts tendus hors de son poing fermé dressé vers le lieu de l'impact. L'éclat de l'impressionnante dentition était parvenu jusqu'à elle, et son acuité visuelle exceptionnelle était parvenue à capter le regard fou de la divinité. Il ne fixait pas la sphère d'énergie, il la fixait elle.
Pendant une seconde, elle se sentit succomber à la panique, mais elle se reprit instantanément : « Ne pas y penser, ne pas y penser, ne pas y penser... »
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Le Makaïoshin hurla, et une nuée de filaments intangibles verts s'échappa du point entre ses trois doigts tendus, se ruant sur la sphère d'énergie, mais aussi sur toutes les sources de lumière dans la pièce. En un instant, ils avaient dévoré chaque étincelle dans la sphère qui venait de se refermer sur eux.
Les hurlements des libérés se mêlèrent aux cris de terreur des citoyens coincés dans cette arène fatale. On entendit des bruits de combat, de chair martyrisée, de roche brisée, de métal torturé, mais, au milieu de ce vacarme assourdissant, tout le monde parvenait à distinguer le bruit répétitif des deux rangées d'ivoire tranchant qui s'entrechoquaient à intervalles réguliers, au milieu de la pièce.
Le spectacle auditif était d'autant plus intensément effroyable, qu'il était impossible à qui que ce soit de s'orienter par la vue, la technique divine n'ayant laissé derrière elle que l'obscurité la plus totale. Les démons, biens que tous dotés d'une excellente nyctalopie, étaient aussi aveugles que le dernier des mortels lorsque le noir se faisait absolu, et en étaient d'autant plus paniqués que la situation leur était entièrement nouvelle.
Les Makaïoshins, eux, étaient aussi handicapés par les ténèbres que des requins par l'eau salée.
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Baphasi passa ses troupes en revue, les garde du palais étaient correctement organisés, et les rassembler dans cette plaine n'avait pas pris de temps. Le dos à nu, elle laissait un des plus puissants sorciers présents lui appliquer une rune majeure de puissance à l'aide de son sang.
Zakris le dragonnier vint se poser dans le coin pour prendre la tête de son bataillon. Personne n'avait vraiment compris comment ce type avait pu asservir une bête pareille, bien plus puissante et massive que n'importe quel dragon observé jusque-là. Ses écailles étaient plus sombres et solides que celles d'aucun de ses congénères, il était plus gros que n'importe quel autre spécimen, et on l'avait vu incinérer intégralement un dragon de forte taille alors qu'aucune technique incendiaire n'avait jamais fonctionné sur une de ces bêtes.
Zakris lui-même était en plus loin d'avoir besoin du moindre artifice du genre pour imposer sa domination sur ses congénères, et son poitrail musclé n'exhibait autant de cicatrices que parce qu'il n'avait jamais refusé un seul duel.
C'était une chance qu'un des seigneurs régents soit justement dans le coin au moment de l'incident, mais il faudrait beaucoup plus pour gérer cette crise. Elle entendit une troupe voler en sa direction derrière elle, et un messager lui confirma l'arrivée imminente des légions de Hardok, le seigneur de la cité la plus proche de la citadelle. Cette nouvelle ne fut recueillie que par une moue déterminée de la part de Baphasi. Ce ne serait sans doutes pas suffisant.
Hardok venait à peine de descendre de son trône d'or volant, paré de ses plus belles et ostentatoires parures de combat pour la saluer en personne, que son orgueilleuse révérence fut interrompue par une puissante explosion dans le palais à présent vide. Il fut impossible de déterminer ce qui était sorti des sceaux éventrés, car un nuage d'obscurité s'en échappait comme de l'encre crachée par un poulpe. Il leur sembla bien distinguer des mouvements à l'intérieur, mais leur vision ne parvint pas à percer les ténèbres à cette distance.
Baphasi, plus sérieuse et déterminée que jamais, n'eut pas besoin du moindre mouvement pour signifier à son sorcier à quel point la situation était urgente. Le vénérable magicien acheva rapidement les dernières runes, et fit signe à ses assistants de sacrifier les cinq esclaves qu'ils tenaient avant d'appliquer le dernier point.
À l'instant où l'ongle pénétra la chair de son dos, la reine sentit un puissant feu intérieur la réchauffer, alors qu'une féroce lumière rouge jaillissait de ses yeux. Elle se leva, et ordonna d'un geste à ses écuyers de lui passer son armure, complètement indifférente au seigneur richement paré à sa droite. Elle ne conservait son calme olympien qu'en évitant soigneusement de penser à ce que sous-entendait la résurrection des Makaïoshins. Que Dabura et sa tante se dépêchent d'arriver ! Elle avait autant besoin de leur force que de leur soutien psychologique.
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Assise sur un promontoire rocheux, éloignée de toute civilisation, Ladra méditait en silence. La sœur de Dabra n'avait pas hérité de la carrure toute en épaules larges de leur mère, et gardait un physique plat et filiforme, malgré toutes les années. Son visage sérieux semblait aussi étanche aux traces du temps qu'aux signes de joie, et on avait autant de mal à imaginer un sourire qu'une ride sur cette peau tendue et tannée par les années. Elle ne portait qu'une tunique sans manches et un pantalon bouffant, ayant ôté sa cape, son manteau, ses chaussures et ses gants pour venir méditer ici. Elle ne recherchait pas le genre de méditation sereine et complaisante si commune chez les « sages » d'au-dessus : Ladra méditait pour sentir les pensées gronder dans son crâne, alors qu'elle confrontait les faits et les possibilités. Il fallait bien qu'au moins une personne dans la famille s'en charge, et, malgré toute l'estime qu'elle leur vouait, Dabura et Baphasi n'étaient respectivement qu'un chien de garde et une insouciante.
Ainsi, elle réfléchissait, à l'abri de la suractivité constante des masses grouillantes du Makaï. Peu de démons pourraient la suivre, aussi loin d'Eden, ce qui était pour le mieux au vu du spectacle qu'elle contemplait.
Tout autours d'elle étaient dispersés les cadavres de plusieurs bêtes, énormes pour certaines, qui avaient eu la folie de l'attaquer. À présent, les cadavres des quatre dragons ainsi que du gigantesque béhémoth dissuadaient efficacement les gêneurs d'approcher. Ici, les terres ne grouillaient pas seulement de monstres, elles étaient brûlantes et l'air était saturé d'humidité. Des geysers éclataient à rythme régulier à des kilomètres à la ronde, et un orage approchait à toute vitesse, arrosant les alentours d'éclairs meurtriers. Impossible pour des démons de rang inférieur de survivre ici.
Alors pourquoi les restes d'une cité se dressaient encore, défiant l'horizon ? La ville n'était qu'à peine moins importante que celle que Ladra venait de quitter, elle avait du abriter des milliards d'âmes, elle aussi... Alors que faisait-elle là ? Que faisait une ville fantôme au cœur des terres désolées ?
Les bêtes hantaient à présent ces chambres et ces entrepôts qui avaient été conçus pour et par des êtres intelligents, une exploration aussi minutieuse que ce que les proportions absurdes de l'agglomération avaient permis ne lui avait donné que plus de questions. La ville était morte depuis moins d'un siècle, et le peuple qui y avait vécu était puissant et habitué aux combats. Alors comment se faisait-il que ni elle, ni qui que ce soit au Makaï ne la connaisse ? Les heures de visites sur les ruines avaient amené un étrange sentiment de déjà-vu, et, petit à petit, elle s'était souvenue... Pas souvenue de la cité, de ses voyages ici ou de ses habitants. Souvenue d'avoir oublié. Tout le monde avait oublié. C'était si énorme qu'elle avait longtemps cherché une hypothèse alternative, mais les faits s'accumulaient. Les notes soigneusement consignées, les marques à intervalles réguliers laissées sur le paysage, et tout ce temps passé à tenter de mémoriser les configurations des éléments ne laissaient plus place au doute...
Elle fut interrompue dans ses pensées par Nadil, son fils aîné, qui vint se poser à toute allure derrière elle. Il était épuisé d'avoir volé si vite et loin pour la rejoindre. Le sang d'un quelconque monstre assez stupide pour l'agresser dégoulinait sur son torse, collant ses vêtements à son corps androgyne fin et puissant.
« Mère ! Hurla-t-il d'une voix paniquée. Le palais est attaqué ! Baphasi a appelé tous les seigneurs régents au secours.
Ladra mit quelques temps à digérer la nouvelle.
- Attaquée par quoi, exactement ?
Il était très difficile de s'imaginer que quoi que ce soit puisse effectivement mettre la structure la plus défendue du Makaï en danger.
- On ne nous l'a pas précisé. Faquarl a immédiatement pris la tête des gardes en direction du palais, il n'a même pas pensé à envoyer quelqu'un vous avertir, c'est moi qui ai du m'en charger. Il faut se dépêcher, mainte... »
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, sa mère s'était déjà envolée à vitesse maximale, sans prendre la peine de ramasser ses vêtements. Nadil soupira, et s'élança à sa suite aussi vite que possible.
*******
L'armée combinée du palais et des deux seigneurs comptait un peu plus de huit cent soldats, mais il s'agissait de la crème du Makaï, à l'épreuve des pires combats. Et ils en auraient bien besoin. Le nuage sombre avait englobé tout le palais et les cris de ce qui n'avaient pas quitté à temps continuaient de retentir lorsqu'on vit enfin les Makaïoshins émerger. Ils n'étaient pas seuls. La silhouette d'Ashura l'exilé n'était pas facile à oublier, et les rangs frémirent à la vue de celui qui avait osé se soulever contre Dabra, se condamnant à la pétrification. Le fier guerrier de légende avança rapidement, suivi de plus en plus de figures historiques vaincues par Dabra, mais aussi de citoyens du palais, et même de quelques gardes. Ils présentaient tous un détail plus impressionnant que les mutilations sauvages et les traces de morsures dont un bon nombre était affublé : leurs orbites vides laissaient couler du sang. Deux petites sources, qui laissaient échapper des rivières jumelles, dont les flots inondaient les vêtements et le corps des possédés.
Ashura fut le premier à sauter par dessus la muraille, brandissant Mangecœur, la lourde francisque qui était devenue son emblème au cours de son règne de terreur. Il fut très rapidement rejoint par le reste des zombies qui se mit en ligne face aux soldats de Baphasi.
Quelques cris de panique retentirent dans l'assemblée lorsque le rire dément du Makaïoshin aux dents sanglantes retentit, donnant le signal de départ pour leur armée improvisée qui se jeta dans la bataille sans la moindre hésitation.
Quelques cris et gestes amples des bras de la part de Zakris et Hardok furent suffisants pour remettre leurs formations respectives en ordre, et la ligne de bataille loyaliste s'ébranla comme un seul homme, pour aller percuter les rangs de possédés, agitée par les plus puissants démons qui cherchaient à rejoindre leurs équivalents adverses, afin de décharger le reste de leurs troupes.
Baphasi restait en retrait, malgré la rune qui la pressait de rejoindre le combat. S'engager maintenant dans la bataille serait beaucoup trop risqué : son don annihilerait ses troupes comme ses adversaires sans qu'elle puisse y faire quoi que ce soit, et la résistance qu'y opposeraient les Makaïoshins était un facteur trop crucial et potentiellement mortel pour leur organisation pour courir le moindre risque. Elle pouvait certainement porter le coup fatal, mais elle ne saurait faire que cela.
Elle rongea donc don frein, laissant le peuple du Makaï affronter son sort face aux dieux qu'il avait défié.
La bataille eut un début chaotique : si les démons d'élite massacraient sans difficultés leurs opposants à peine militarisés, trop de légendes ramenées à la vie surgissaient de leurs rangs pour creuser une percée, surpassant de trop les soldats en force, et leurs lieutenants en nombre.
Baphasi avait d'abord paniqué en voyant Hardock, si précieux et fier de ses bijoux se jeter sur Asura et l'énorme hache rendue floue par la vitesse qu'il faisait tournoyer en découpant des adversaires, mais le seigneur régent parvint à naviguer entre les lourdes tailles avec suffisamment d'adresse pour agripper le manche de l'arme, et à contrer la force légendaire d'Ashura assez longtemps pour la lui lui faire lâcher et le contraindre à un duel plus égal. Ses poings armés de bagues précieuses à tinrent le colosse en respect le temps qu'un de ses lieutenants vienne à son secours, et l'aide à contenir la menace représentée par le guerrier légendaire.
Zankris eut moins de succès. Sa monture incendiaire lui accorda d'abord un avantage indéniable de mobilité et d'effet de zone, réduisant en cendres toute une aile de l'armée adverse, mais cela attira immédiatement l'attention du Makaïoshin mâle, qui délaissa instantanément le combat inégal auquel il prenait part, pour se jeter sur lui, et plus précisément son dragon. Trop rapide pour que Zankris puisse quitter sa monture et l'intercepter, il esquiva le jet de flammes de la bête, et réussit à grimper sur sa large tête. Il y apposa sa main, et soudain, le comportement de l'animal changea radicalement. Il cessa de protéger son maître, et, après une éternité de docilité, lui sauta sauvagement à la gorge. Si le seigneur régent était un combattant de tout premier ordre, c'était par sa monture qu'il avait gagné son rang et le respect qu'on lui vouait. Il n'était tout simplement pas de taille. Le dieu ne prit même pas la peine de l'achever, et retourna au combat, laissant les troupes de Baphasi privées d'un chef, et handicapées d'un monstrueux reptile cracheur de flammes.
À partir de là, leur armada se désagrégea rapidement. Hardock avait réussi à immobiliser Ashura au sol tandis qu'un garde de la Citadelle, armé de la sinistre hache de l'exilé, s'apprêtait à porter un coup final ironique. La lame eut le temps de décrire la moitié de son arc fatal avant qu'une poigne de fer n'en saisisse le manche. Les yeux paniqués du démon ne croisèrent les deux puits de ténèbres et de haine qui occupaient les orbites e la déesse que le temps pour celle-ci de lui percer la gorge d'un seul doigt. Baphasi détourna le regard au moment où la makaïoshin se dirigeait vers Hardock, Mangecœur ridiculement grande entre ses mains, mais pas mois impressionnante.
La vue de centaines de combattants arriver en renforts depuis les cités ressaisit Baphasi. Le message était passé. Rapidement, ce furent cinq seigneurs régents qui se ruèrent dans la mêlée avec leur suite, et renversèrent la tendance.
À leur tête, Dabura, muni de l'épieu noir qui avait fait tant de victimes entre ses mains. L'oncle de Baphasi commença directement par le cracheur de feu, afin de parfaire sa réputation de tueur de dragons. Il ne se fit pas avoir comme l'ancien dresseur, et tournoya autours de la bête avec adresse, se rapprochant petit à petit d'elle entre deux jets de flammes, sa lance prête à punir le moindre défaut qu'il apercevrait dans la cuirasse écailleuse.
La troupe de possédés reculait petit à petit, dominée par le surnombre. On distinguait quatre autres osts approcher au loin, et les troupes divines tombaient comme des mouches. Deux seigneurs parvinrent même à décapiter Asura après l'avoir isolé. Mais les dieux infernaux n'avaient pas abattu toutes leurs cartes.
La dame sinistre jeta négligemment sa hache de côté, traînant un Hardock rendu méconnaissable à force de mutilations derrière elle. Les possédés formèrent une barrière de chair autours d'elle et du corps qui continuait de se convulser alors qu'elle le maintenait en place pour lui tracer une série de runes sur le corps avec ses ongles. Les démons loyaux se concentrèrent rapidement sur cette zone, mais un éclair trop rapide pour être suivi des yeux disloqua leurs rangs, en laissant de longs sillons sanglants derrière lui. L'énorme Makaïshin, la bouche dégoulinant de sang et de chair vive, se mouvait avec une grâce surprenante, bisant les crânes et taillant dans les corps avec égale facilité.
Il fallut que les autres contingents atterrissent et que leurs seigneurs régents tentent aussi de l'intercepter le stopper enfin. Les plus puissants combattants convergèrent vers le monstre dépassée par le nombre, alors que les seigneurs régents tranchaient à travers la muraille vivante de possédés pour atteindre la déesse, toujours penchée sur le cadavre de l'un des leurs. Deux secondes de plus, et ils seraient parvenus au contact ; Deux secondes de plus, et le sortilège ne se serait jamais terminé.
Tant de choses peuvent se passer, en deux secondes.
La déesse jeta ce qui restait d'Hardock en avant, droit sur la mêlée, et disparut dans l'instant via son étrange téléportation. Son compagnon usa du même artifice pour échapper à ses agresseurs, après les avoir repoussé d'un puissant dégagement d'aura, et en un instant, ils abandonnèrent les deux camps à leur étrange supplicié, dont le tronc marqué de runes commençait à se troubler.
Même les duellistes les plus acharnées s'arrêtèrent net lorsque le hurlement du malheureux retentit. Le cri domina le fracas des combats pendant de longs instants, puis, il se mua en autre chose. Une chose qu'aucune gorge d'aucun animal connu du Makaï ou du monde d'au-dessus n'aurait été capable de produire. Un son à la limite du descriptible, grave, profond, comme l'écho d'une caisse de résonance infinie ; un son chargé d'une terrifiante absence d'émotions. Peu de démons avaient déjà contemplé le vide spatial, mais ceux qui l'avaient fait furent saisis d'une certitude à son sujet : D'une manière ou d'une autre, il savait qu'ils existaient, il était conscient, au même titre qu'un cadavre habité par la maladie est vivant. Une seule forme de sentiment était accessible à cette aberration, à ce non-être : la haine de ce qui était. Une haine brûlante et infinie, qui les visait chacun d'entre eux, dans leur essence, dans leur âme, dans leur chair. Sa haine était entièrement concentrée sur chaque particule vivante dans l'univers. Individuellement.
Le commencement de l'univers avait vu naître des choses puissantes, anciennes et mortelles qui ne s'étaient jamais complètement évaporées. Des monstres oubliés, mais pas disparus, qui s'étaient cachées aux confins de la réalité, terrifiés par la vie émergente, bien des éons avant la venue des premiers dieux. Les rares âmes assez malheureuses pour entrevoir leur existence et l'abomination innommable qui allait de pair avec elles s'étaient condamnées par le suicide ou la folie, mais les Makaïoshins, là où tous avaient vu le cauchemar de leurs cauchemars, avaient vu un outil de mort.
Fut-ce la chaleur qui la tua ? La lumière, peut-être ? Le ki, qui sait ? La vie ? Ou tout simplement la matière ? La simple présence de matière agglomérée pourrait être fatale à une forme de non-vie si primitive.
Toujours est-il que, exposée de force à l'univers par la Makaïoshin, la chose mourut à l'instant même où elle avait été matérialisée ; et de la même manière que l'univers, débordant sur elle, la tua, elle déborda dans une moindre mesure sur l'univers, le tuant.
Baphasi s'était tenue à distance du combat, en hauteur, afin de pouvoir intervenir si la situation l'exigeait vraiment, aussi put-elle voir le peu qu'il y avait à voir. C'était comme un trou dans la réalité. Des choses aussi basiques que la matière, la lumière et le ki étaient décousues, désorientées, et erraient sur la faille sans suivre les lois qui les gouvernaient en temps normal. La vie, si fragile, n'avait bien entendu pas survécu au cataclysme, et, une fois que les sons impossibles aient fini de déchirer ses tympans, Baphasi entendit le silence. Plus rien ne bougeait. Les armées coalisées de neuf cités et du palais venaient d'être balayées, et elle l'aurait été aussi si elle ne s'était pas tenue à l'écart. Il était temps de prendre ses responsabilités. À la périphérie de la faille, là où ses yeux pouvaient se fixer sans qu'une combinaison violente de nausée, de mal de crâne et de larmes incontrôlables ne lui fassent détourner le regard, elle put voir le cadavre du dragon noir, percé de l'épieu de Dabura. Le cadavre de son oncle, lui, se trouvait sûrement dans la zone condamnée. Mort pour la lignée, comme il l'aurait souhaité.
Baphasi stoppa net le fil de ses pensées. Il n'était pas encore temps d'y penser.
Les Makaïoshins avaient fini de constater les dégâts causés par leur arme suprême, et avaient à présent déporté leur intérêt sur celle qui les avait humiliés il y a si longtemps.
La reine du Makaï affronta leur regard, déterminée à affronter son sort. Elle n'était plus la même qu'il y avait un siècle de cela. Elle s'était drastiquement améliorée, plus rapide, plus forte, plus violente, elle avait surpassé Dabura à bien des entraînements. Et puis, il lui restait son Don.
Les dieux passèrent à l'offensive d'un seul coup, comme reliés par l'esprit. Baphasi ne résista aux premiers échanges que grâce à la solidité de son armure. Chacun de ses opposants était au moins à son niveau en terme de vitesse, de force et d'endurance, et ils coordonnaient leurs frappes avec haine et précision. Une série de coups de poing au ventre brisa la plate, et elle ne put parer le kikoha qui lui découvrit la tête quelques échanges plus tard. Sa jambière droite fut sacrifiée pour dévier un rayon qui lui aurait sinon percé une artère, et une épaulière partit avec une plaque pectorale lorsque, pour interrompre une incantation, elle dut s'exposer au-delà du raisonnable.
Moins de dix secondes d'effort intense plus tard, elle était en sang, au sol, et l'essentiel de son corps exposé aux coups. Elle était maintenant à peu près certaine de dominer l'un de ses deux opposants en duel, mais ils en avaient eux aussi conscience, et leur travail d'équipe forçait l'admiration.
La déesse au visage de glace matérialisa une épée irisée dans ses mains, l'air décidé à en finir. Baphasi sentait qu'elle n'avait plus très longtemps à tenir avant que son don ne prenne le relais, mais en aurait-elle la force ?
Elle se releva lentement, voyant un liquide plus vif courir sur sa peau rouge brique depuis de trop nombreuses plaies ouvertes au cours de l'accrochage. Les Makaïoshins étaient trop forts pour elle, c'était une évidence. Elle avait beau retourner la situation dans sa tête, elle ne voyait aucune échappatoire, tout semblait perdu. Elle se replaça en garde, prête pour son baroud d'honneur.
Soudain, elle crut percevoir un mouvement au loin, derrière les deux dieux... Et elle fut confirmée dans son impression car les Makaïoshins, alertés par quelque sens divin, se tournèrent de concert vers le point approchant, pourtant apparu dans leur dos. Ce fut pour elle le signal de l'assaut : ses ennemis s'étaient montrés trop confiants, on ne négligeait pas impunément l'héritière de Gilgamesh.
Elle se jeta sur le plus proche de ses adversaires pour lui envoyer une manchette vicieuse à la base du crâne, et enchaîna directement sur un coup de coude dans la face de la seconde divinité. Baphasi ne se faisait pas d'illusion : ce n'était qu'un instant de répit avant qu'ils ne reprennent le dessus, mais, en l'état, un instant de répit pouvait changer bien des choses. Les dieux se reprirent effectivement vite, et Baphasi se retrouva vite acculée de nouveau, mais, alors qu'ils allaient l'achever, ils se retournèrent simultanément pour arrêter les coups des deux nouveaux guerriers qui venaient d'entrer en scène. Ladra et Nadil furent respectivement accueillis dans leur intervention héroïque par un coup de pied directement dans le foie, et par une lame qui lui transperça les côtes jusqu'à ressortir, le tuant presque instantanément.
Baphasi reprit rapidement le contrôle de la situation, et attaqua la déesse qui venait juste de transpercer son cousin. L'autre voulut la rejoindre, mais son pied fut saisi par la main inflexible de Ladra qui le ramena au sol, le forçant à se concentrer sur elle. L'incroyable détermination de la femme lui permit de tenir contre le dieu supérieur en puissance, en hargne, et en position jusqu'à ce que Baphasi parvienne à désarmer, sonner, et finalement envoyer bouler au loin la seconde divinité. Lorsque l'adversaire de Ladra la fit finalement taire d'une série de coups brutaux au visage, ce fut pour faire face à une Baphasi remise d'aplomb, gagnante de son court duel, et haletante. Ce ne fut pas l'infériorité de sa collègue qui le déstabilisa, il l'avait déduite depuis longtemps, c'était le grand sourire victorieux et sadique qu'affichait son ennemie pourtant blessée et essoufflée.
La reine du Makaï regardait son opposant droit dans es yeux, plus hardie que jamais. Le combat précédent l'avait laissée marquée, et son ennemie était sans doutes déjà relevée et prête au combat. Ladra avait sacrifié toutes les forces qui lui restaient pour ces instants, et ne s'avérerait sans doutes plus de la moindre utilité, mais cela n'avait pas la moindre importance.
Elle avait gagné.
Le temps sembla se figer. En l'espace de deux battements de cœur, sur sa droite, la monstrueuse déesse venait de se relever, folle de rage. Le Makaïoshin hésitait devant son sourire satisfait, mais s'apprêtait à lui sauter dessus à nouveau, avec la sauvagerie qui le caractérisait. Ladra tentait toujours de se relever malgré ses blessures... Baphasi sentait chaque parcelle de son corps bouger au ralenti : ses oreilles, rougies par les coups, bourdonnaient depuis l'invocation ; les muscles la tiraillaient aux endroit où les divinités l'avaient frappée, elle sentait son tibia, sans doutes fêlé par l'attaque de ki qu'il avait dévié moins d'une minute plus tôt. Sur sa peau, elle pouvait sentir la fraîcheur du vent, la tiédeur du sang, la souffrance des plaies, une goutte de sueur se former sur son front, rouler sur son arcade sourcilière, quitter sa peau....
Son sourire s'élargit encore un peu plus.
...et s'évaporer instantanément.
Le Makaïoshin envoya son poing vers le visage de la princesse avec toute la force d'un dieu, ce qu'elle parvint à parer in extremis, tout en enclenchant une esquive qui la mit hors de portée de la charge de la seconde ennemie.
Baphasi suait maintenant à grosses gouttes, sous l'effort, qu'elle intensifia. Elle accéléra le rythme, bougea toujours plus vite, toujours plus loin, sans penser à ses réserves qui fondaient comme neige au soleil. Elle virevolta pendant cinq seconde à cette allure de folie, tenant à grand peine ses ennemis en respect dans le petit périmètre qu'elle s'était accordée.
Cinq secondes étaient inutiles, une simple sécurité pour sa victoire. Le paralysant le plus puissant que l'univers ait jamais connu n'avait pas besoin de cinq secondes pour mettre une personne, fut-ce un dieu, hors d'état de nuire.
Les Makaïoshins se montraient incroyablement résistants. Il fallut sept secondes montre en main pour qu'ils soient réduits à l'état de loques incapables de tout mouvement, au sol. Et même alors, ils parvenaient encore à articuler des insultes et des malédictions. Exténuée, la reine s'assit sur un rocher, en vue des deux dieux terrassés par sa simple transpiration.
Il était temps d'en finir. Elle ramassa la lame que la Makaïoshin lui avait destinée, et avança de sa démarche prédatrice vers la déesse en question.
« Aujourd'hui, les mortels terrassent les dieux. Dis-moi, avant que je ne t'achève, quels sont les derniers mots d'une déesse ? »
Au sol, la femme tenta de rire malgré sa paralysie quasi-totale, ce qui déconcerta Ladra au plus haut point. Elle venait de la vaincre... Et elle riait ? Le second dieu vint faire échos aux hoquets, en ajoutant sa parodie de rire à celle qui retentissait déjà. Un mince sourire étira la bouche divine lorsqu'elle consentit enfin à lui répondre.
« Idiote... Tu crois que nous tuer épargnerait ton royaume chéri ? Tu n'as pas compris, en toutes ces années, les conséquences qu'ont l'absence de Makaïoshins en Eden ? Cette terre n'est pas faite pour vous démons. Pas plus qu'elle n'était faite pour les titans. Nous autres, dieux, l'avons rendue docile, agréable, vivable, mais il suffit que nous nous absentions et le Makaï retrouve sa vraie nature. Il vous dévorera, toi, ton peuple, et ta pathétique lignée ; il a déjà commencé, remarque, depuis que ton imbécile de père vous a tous condamnés.
Tue-nous, et vous serez tous réduits à l'oubli d'ici un millénaire. Le phénomène va s'accélérer, et vous ne serez plus nulle part en sécurité. Combien de dragons penses-tu pouvoir tuer avant de tomber de fatigue ? Ils ne seront pas aussi faibles que celui de ton ami dresseur, je te préviens... »
Elle fut coupée net dans sa phrase par un kikoha qui lui vaporisa le crâne. Baphasi tourna la tête, gratifiant d'une moue dégoûtée la créature qu'elle venait juste de tuer. L'autre Makaïoshin la fixait avec de grands yeux effarés, et, pour une fois, son impressionnante dentition n'était pas dévoilée par un sourire carnassier, mais par une grimace ébahie et terrifiée.
Baphasi s'assit sur sa large poitrine, et le fixa dans les yeux de son air le plus inquiétant, instillant un peu plus la peur dans son âme, avant de s'exprimer.
« Il faut donc un Makaïoshin en Eden ? Ainsi soit-il. Il y en aura un. Peu importe son état, il y aura toujours un Makaïoshin en Eden. »
Et son poing s'abattit avec une puissance météorique sur les crocs du dieu, qui cédèrent uns à uns, avec un bruit sourd, alors qui les cris de douleur du supplicié s'intensifiaient. Elle fourra sa main dans la bouche à présent inoffensive et en retira les dents, pour ensuite le matraquer brutalement au sol.
Ladra était terrassée par les effluves de Baphasi, et ne parvenait même pas à maintenir les yeux ouverts. La jeune femme dut donc lui tenir le visage, l'orienter, et lui soulever les paupières pour viser la faille dimensionnelle ouverte par les dieux. Aussitôt, en un mécanisme de défense pour éviter l'aveuglement face à cet impensable afflux sensitif, l'incroyable se produisit : Ladra pleura. Une grosse larme ronde fut immédiatement récupérée par Baphasi qui approcha précautionneusement le précieux liquide du Makaïoshin. Comprenant ce qui allait lui arriver, il commença à s'agiter, mais il était bien loin d'avoir la force de résister à son destin. Sa mâchoire fermement tenue, il ne put qu'observer la perle de liquide cristallin rouler dans sa gorge.
Étrange coup du sort, que la personne la plus insensible du Makaï ait reçu comme Don des larmes qui rendaient fou quiconque les absorberait. Mais chaque chose trouve son utilité en son temps.
Les résultats furent spectaculaires, malgré la paralysie. Il se cabra autant que ses muscles tétanisés le purent, ses yeux se révulsèrent, et sa bouche édentée commença à articuler un flot de paroles incohérent entrecoupé de pleurs, de rires, ou de cris suraigus. Il ne réagit pas différemment lorsque Baphasi, pour faciliter son transport, lui sectionna les bras et les jambes. À se demander si il ressentait seulement la douleur...
Ce fut avec cette question en tête qu'elle plaça tant bien que mal le lourd tronc sanguinolent sur son épaule, et se dirigea d'un pas nonchalant vers Éden et ses prisons.
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Chacun des kikohas destinés à ouvrir les portes fit l'effet d'une délivrance à Baphasi. Regarder Eden faisait parties des rares interdits qui lui avaient été imposés durant sa vie, le braver n'en était que plus savoureux.
L'intérieur fut par contre assez décevant. Elle qui s'attendait à une débauche de luxe encore supérieure à celle du palais, ne trouva qu'une vaste plaine luxuriante. Plantée d'un unique arbre aux proportions inédites. Impossible d'identifier son espèce, mais à en juger par son aspect, il était là depuis toujours. Elle l'observa un moment, puis, avec sa main libre, projeta une décharge d'énergie qui pulvérisa la partie supérieure de la plante, puis deux de plus qui la réduisirent en charpies jusqu'aux racines pour faire bonne mesure.
Ce fut à ce moment qu'un cri l'avertit qu'un troisième individu se trouvait avec eux dans la demeure des dieux. En un instant, elle était sur lui.
« Bien, je suis pressée et j'ai eu une sale journée. Tu as cinq secondes pour me dire ce que tu es et cinq de plus pour me donner une bonne raison de te laisser en vie.
Le petit être bossu et difforme, habillé comme les makaïoshins, balbutia quelques instants, son regard oscillant entre le dieu hagard et la femme recouverte de sang qui le menaçait de mort.
Juste à temps pour lui, il parvint à formuler une réponse.
- Hexas. Mon nom est Hexas. Je...... je..........je........
- Parle !
- Je suis le serviteur des makaïoshins ! Je peux vous aider ! Je connais tout Eden !
- Très bien. Alors, conduis moi à ces fameuses prisons. »
Au pas qu'il adoptait, Baphasi reconnut qu'il se doutait du sort qu'elle lui réservait. Elle considéra un instant la possibilité de lui laisser la vie sauve. Rien qu'un instant. Dès qu'elle eut atteint le complexe, elle transperça proprement le cœur de la petite créature.
Une sorte de puits creusé dans le sol, sans escalier, et des geôles taillées dans les murs sur toute la profondeur. C'en était génial de simplicité. Baphasi ne s'embarrassa pas, et choisit une des premières cellules, y jeta le tronc encombrant, et referma la porte avec ses lourds verrous. Au vu de l'état du dieu, le laisser libre au beau milieu d'Eden ne serait sûrement pas plus dangereux, mais Baphasi était soudain devenue très précautionneuse.
Tout était terminé à présent. Elle pouvait quitter Eden, en sceller les portes à tout jamais et enfin penser à l'avenir.
Mais une curiosité viscérale la taraudait, et elle était incapable de discerner ce qui se trouvait tout au fond du puis.
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Les battants s'étaient à peine clos derrière elle, qu'elle s'effondra d'un seul coup contre les portes. Elle n'avait plus la force de faire un seul pas, ni n'empêcher la terrible réalité de la rattraper.
Dabra était mort. On pouvait chercher milles autres explications, mais ce ne serait que se leurrer, et Baphasi le savait.
Dabra était mort, loin de son royaume, de sa famille, et de sa fille bien-aimée.
Dabra, le seigneur du Makaï, roi de milliards d'âmes, Dabra qui avait vaincu les dieux, Dabra qui avait surpassé en force et en prouesses même les plus illustres de ses ancêtres, Dabra, son père à elle...
Il était mort. Par la faute de ce misérable sorcier, et des pièges du monde d'au-dessus.
Les larmes s'arrêtèrent vite de couler sur son visage tuméfié par la bataille, laissant place à une détermination plus implacable encore que celle dont elle avait fait preuve au cours de cette journée. Les meurtriers paieraient. Elle trouverait le chemin qui la mènerait jusqu'à eux, et, parole de reine, elle leur ferait payer de leur sang, et de celui de leurs congénères l'affront causé.
Mais la vengeance attendrait. Les responsables étaient certainement puissants, pour avoir réussi un tel exploit, et ses légions étaient à présent annihilées. Se jeter dans le tourbillon maintenant serait idiot et suicidaire. Non, elle pouvait attendre. Elle était une reine, elle devait se montrer capable de régner avant de chercher à conquérir.
Oui, le temps de la guerre arriverait bien assez tôt. Pour l'heure, il y avait tant à reconstruire, tant à apprendre...
Et chaque seconde d'attente serait remboursée à Dabra par des océans de sang versés lorsque le temps de la vengeance viendrait.
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« Sortez tous ! »
Les gardes quittèrent la salle du trône un à un, pour ne finalement laisser que Baphasi et Ladra, tout juste convoquée. Baphasi arborait toujours les marques des blessures de l'avant-veille, mais, grâce aux soins des sorciers elle se remettait vite. Le visage de Ladra n'avait pas eu tant de chance. Les commotions la rendaient à peine reconnaissable, la moitié de ses dents avait sauté lors du combat, et un bandeau protégeait son œil blessé. « L’œil pleureur. », comme les soldats l'avaient appelé, avec toute la crainte de rigueur au vu de ses propriétés. Le bandage ne séchait jamais totalement.
À l'extérieur, les démons travaillaient dur pour reconstruire ce qui pouvait l'être. Les cités n'avaient pas beaucoup de troupes à leur envoyer, et les travaux prendraient du temps.
Baphasi attendit quelques instants après que les portes soient refermées, et invoqua une bulle de silence pour tenir les oreilles indiscrètes à l'écart. Elle sortit sous les yeux de sa tante un petit pendentif en forme de boite rectangulaire. Un artefact de stockage basique, fréquemment utilisé chez les démons. Il lui suffit de murmurer son code, et la boite s'agrandit jusqu'à atteindre trois mètres de long. Baphasi fit enfin sauter le couvercle et révéla son contenu.
« C'était au fond des prisons d'Eden... »
La boite n'était pas démesurée par rapport au cadavre qui l'occupait. L'homme devait mesurer deux mètres trente, et sa musculature massive et dans défauts intimidait au premier regard. Sa barbe et ses cheveux rendus cassants par les années grisonnaient, mais ne faisaient qu'ajouter la sagesse à la force et à la royauté du vénérable corps. Les yeux avaient disparu,sûrement mangés par les siècles, et, à en juger par son teint pâle et ses lèvres bleuies, il était mort par noyade... Mais la chose qui retint l'attention de Ladra était sa peau.
Elle était lisse et brillante, comme une armure de bronze moulée sur son porteur. Des plaques plus épaisses se chevauchaient harmonieusement là où ses muscles sculpturaux ressortaient, accentuant encore le trouble qui saisissait à sa vue, tant on était incapable de déterminer si l'origine d'une telle carapace était naturelle ou artificielle. Absolument aucune imperfection ou égratignure n'y était visible.
« Gilgamesh l'invulnérable, premier roi du Makaï...
Ladra ne paraissait qu'à moitié surprise en prononçant ces mots.
- Tu t'en doutais ? Comment ?
- Nous nous souvenons encore de lui. Il n'a pas pu partir vers les désolations. Elles l'auraient dévoré comme tout le reste.
Baphasi resta interdite encore un moment.
- Mais tous les textes concordent sur son départ ! C'était Gilgamesh ! Il était invincible, pas comme ces dieux ! Il a vaincu des dizaines de titans à lui tout seul.
- Quelque chose a réussi à le tuer discrètement, pourtant. Et probablement à s'exiler du Makaï en se faisant passer pour lui.
- …
- C'est du passé, et il y a bien assez à faire avec le présent. Reste concentrée. Et tu ferais mieux de cacher ce corps. »
Aussi pragmatique qu'à l'accoutumée, Ladra quitta la salle du trône sans un mot de plus. Baphasi se repositionna plus confortablement su son trône, pensive.
Les Makaïoshins, Ashura l'exilé, Gilgamesh... De son expérience récente, le passé avait une sale tendance à resurgir pour hanter les vivants. Du point de vue de ses meurtriers, la mort de Daabra devait appartenir au passé, elle aussi.
Quand elle se pencha sur lui pour refermer la boite, elle crut distinguer comme un sourire approbateur sur le visage de son ancêtre. Et, quand il retrouva sa place dans une poche de son manteau, Baphasi se sentait prête à rendre coup sur coup à l'univers entier si nécessaire.
FIN