Dernière ligne droite
« Vous ne pouvez plus continuer comme ça. »
Richard parlait toujours avec un calme confondant, même en plein cœur d'une dispute comme aujourd'hui. Sa voix puissante emplissait la salle sans effort, elle était à la fois douce et forte, détachant méthodiquement chaque syllabe, pesant chaque mot pour les faire résonner à l'oreille de ses interlocuteurs. Eric le connaissait bien, mais il n'avait pas la moindre envie de se laisser avoir cette fois-ci.
« Ce n'est pas votre décision. »
Sa voix claqua dans le petit vestiaire, mais elle sembla rebondir sur la carrure imposante du médecin. Richard s'avança encore, son ombre semblant engloutir entièrement Eric.
« C'est votre santé qui est en jeu. »
Eric Jorvas baissa la tête pour éviter le regard sombre de son médecin. Il était assis sur le banc, contre le mur, l'espace confiné du vestiaire lui donnait l'impression d'étouffer, surtout alors qu'il y avait deux autres personnes avec lui. Ses yeux bleus finirent par se tourner lentement vers Felix, qui n'osait pas prononcer un mot, adossé au mur. Il détourna aussitôt le regard.
« Je vais très bien, finit par souffler Eric en se redressant pour affronter les pupilles sombres du docteur. »
Richard poussa un soupir, comme s'il était déçu et il posa une main immense sur l'épaule de son patient.
« Vous mentez très mal, Eric. Votre état à empiré depuis votre arrivée. Vous devez arrêter là, je n'aurais jamais dû vous laisser aller aussi loin.
- Et comment vous le sauriez ? Cria brusquement Eric en se relevant et en repoussant la main du vieil homme. »
A peine s'était-il redressé que la réponse le frappa en pleine face, le médecin ne pouvait avoir appris cela que d'une seule façon. Une seule source savait ce qui se passait. Et elle se tenait dans la même pièce qu'eux.
Sans laisser le temps à son médecin de répondre, Eric jeta un regard furieux à son compagnon, qui baissait déjà les yeux en rougissant.
« Tu... Tu ne te sentais pas bien, hier soir. C'est ton cœur … Tu … Tu le sais... »
De nouveau, la main de son médecin se posa sur l'épaule d'Eric. La voix douce tenta de le raisonner.
« Eric. Si votre état a changé suite aux éliminatoires, vous devez m'en informer, ou au moins informer le médecin de votre équipe. »
Le sportif soupira lentement par le nez. Il ne savait plus à qui s'en prendre exactement, alors que les deux semblaient prendre un malin plaisir à le contrarier. Son regard bleuté passa lentement de Felix au médecin.
« Je vais bien. Je vais très bien, ok ? Très. Bien. »
Puis il se tourna de nouveau vers Felix.
« Et s'il y a bien une personne qui doit s'en vouloir pour ce qui s'est passé hier soir, c'est toi. La course n'y est pour rien. »
Son compagnon rosit aussitôt et se détourna complètement, le temps que le médecin se décide à forcer Eric à le regarder dans les yeux.
« Écoutez-moi. Vous avez déjà accompli des miracles en vous hissant à un tel niveau de la compétition sans jamais souffrir de votre problème … Et sans que personne n'arrive à le détecter en plus. Personne ne pourra vous le reprocher si vous arrêtez maintenant, vous avez fait plus que n'importe qui ici … Mais il faut savoir quand abandonner. »
Les mots du vieil homme touchèrent Eric, il disait vrai. Comme toujours. En grimpant les échelons jusqu'au niveau olympique, il avait accompli son rêve de gosse, il n'y avait plus grand chose à faire. Il s'était hissé jusqu'à la finale, s'il dévoilait son problème au monde, personne ne pourrait lui reprocher d'abandonner. Ils seraient tous ébahis d'apprendre qu'il avait atteint un tel niveau en prenant des risques pareils.
« Vous avez raison, Docteur. »
Alors que Richard s'apprêtait à pousser un soupir de soulagement, le sportif l'interrompit.
« Je sais quand abandonner. Et je sais que ce n'est pas aujourd'hui.
- Mais tu n'es même pas dans les favoris ! S'emporta brusquement Felix. Tu ne perds rien à abandonner !
- Ce n'est PAS la question, répondit sèchement le skieur. Et tu le sais. Vous le savez. Tous les deux. Vous auriez pu le demander n'importe quand, n'importe quoi. Mais pas ici. Pas maintenant. Et surtout pas en finale. »
La résolution dans la voix du jeune homme fit vaciller le vieux médecin. Oh oui, il savait, tout le monde savait. Et il avait fallut que son état empire aujourd'hui, et ici. Richard jeta un coup d'oeil à l'autre sportif, conscient de ce qui devait lui passer par la tête. Felix n'osait même plus ouvrir la bouche, lui aussi comprenait parfaitement son compagnon, mais il ne voulait pas lui faire prendre un risque pareil.
Ils restèrent quelques longues secondes ainsi, à se regarder en silence. Enfin, le vieil homme sa racla la gorge pour reprendre d'une voix plus douce.
« Votre cœur peut exploser à tout moment. »
Eric s'assit lentement, les yeux fixés sur le sol, il soupira.
« Je sais, mais je dois le faire. »
Encore quelques secondes de silence, puis il entendit Richard reprendre la parole, mais pas à son intention.
« J'ai fait de mon mieux.
- Je sais docteur, répondit Felix. Merci. »
Le sportif entendit la porte du vestiaire s'ouvrir et se refermer, et les pas de son médecin s'éloigner lentement. Il ne fallut pas attendre longtemps pour qu'il sente son compagnon s'asseoir à côté de lui. Le jeune homme poussa un soupir.
« Tu es sûr de toi ? Demanda-t-il encore, sans grande conviction.
- Certain, assura simplement Eric.
- Très bien. »
Brusquement, il sentit une poigne ferme se refermer sur sa mâchoire, et l'obliger à se tourner vers son compagnon pour le regarder dans les yeux. Ils étaient humides, et brillaient de colère, lorsqu'il parla, ce fut entre ses dents.
« Après ça, tu arrêtes tout, d'accord ? Plus jamais ça. »
Eric Jorvas resta silencieux un moment et finit par opiner lentement de la tête. Il amena sa main sur la sienne, et murmura.
« C'est d'accord. C'est la dernière. »
Papam … Papam
« Prochain concurrent : Eric Jorvas. »
Sitôt son nom appelé, il se redressa, rajusta son casque profilé et s'avança lentement vers la ligne de départ, les mains serrées autour de ses bâtons. Il s'immobilisa là où on le lui indiquait et se campa solidement sur ses skis, sans bouger, les yeux fixés sur la piste devant lui.
Il la connaissait bien. Il l'avait déjà parcourue, pour les entraînements et pour les éliminatoires. Aujourd'hui, c'était la phase finale. Ce serait donc la dernière fois qu'il allait la descendre.
La Descente. La discipline reine du Ski alpin, et sans aucun doute l'une des plus dangereuses. A la vitesse à laquelle les concurrents skiaient, la moindre erreur pouvaient être fatales. Aujourd'hui, ce n'était pas ce qui inquiétait le plus Eric.
Papam … Papam
Il ferma les yeux, protégés du vent par son casque. Il visualisait sa course. Elle n'allait durer que deux minute, à peine moins. Chaque virage serait vital, l'un devrait être serré, l'autre large. Il connaissait chacun d'eux, et il savait comment il devait les prendre. Tous, jusqu'à l'ultime virage, la courbe vicieuse sur laquelle s'était esquinté un concurrent hier. Une fois celle-ci passé, ce serait tout droit jusqu'à la ligne d'arrivée. Il devrait alors profiter de toute la vitesse accumulée durant la course.
Papam … Papam
Son cœur battait contre sa poitrine. Il pouvait presque sentir le sang affluer dans ses bras, dans ses cuisses. Tout son corps savait ce qu'il s'apprêtait à faire, il l'avait entraîné pour ça, sculpter pour ça. Il n'avait aucune raison d'échouer. Oh, il ne gagnerait pas, mais il ferait une belle course. Il le devait.
Dès que le signal fut donné, il se tendit. Ses mains se resserrèrent autour de ses bâtons, et il se pencha lentement, se plantant solidement pour le départ.
« Go. »
Papam
En un éclair, son corps jaillit de la ligne de départ, ses skis retombèrent sur la neige bien tassée, produisant un léger crissement. La vibration se répercuta sur toute sa jambe et ses cuisses, mais il n'en tint pas compte, se penchant déjà vers la droite pour préparer la première « porte », symbolisée par deux drapeaux, par laquelle il devait passer.
Papam .. Papam
Déjà, la vitesse qu'il avait pris l'empêchait de percevoir correctement son environnement. Tout n'était plus que blanc, si ce n'était les quelques taches rouges des drapeaux. Il n'entendait plus rien, mais ressentait très bien le crissement de la neige sous ses skis. Le casque isolait le reste de ses sensations. Mais il savait que tout se passait bien.
Papam . Papam
La troisième porte. Passage impeccable, trente secondes déjà. Virage serré, il se pencha encore et ses cuisses chauffèrent brusquement alors que chaque fibre de ses muscles se tendaient pour maintenir une position parfaite.
Il frôla le drapeau. C'était la quatrième.
Papam Papam
Le saut. Une banalité. Eric modifia légèrement l'angle de ses bras, se servant de ses bâtons pour prendre la légère bosse au bon endroit.
Durant deux secondes, il ne ressentit plus le crissement de la neige. Puis, il retoucha le sol. Ses talons encaissèrent le léger choc. Toujours pas de problème.
Papam Papam
Son cœur battait plus fort. Il engageait la deuxième partie de la descente, et il savait déjà qu'il allait battre son record personnel : jamais il n'avait été aussi rapide. De fait, il dépassait déjà les cents kilomètres à l'heure.
Une autre porte. Laquelle, déjà ? Il ne s'en souvenait plus. Son corps en revanche le savait, il connaissait la piste par cœur.
Papam Papam
Il prit le virage au tout dernier moment, se positionnant parfaitement pour passer la prochaine porte. La banderole effleura son épaule.
Une minute et trente secondes.
Il allait battre son record. Encore une porte et arrivait le virage de la mort. Inconsciemment, il fronça les yeux.
Alors qu'il passait entre les deux banderoles, son corps se tendait déjà pour se préparer au dernier virage. Il allait devoir s'empêcher d'être expulser trop loin, sans pour autant perdre trop de vitesse pour la dernière ligne droite.
PapamPapam
C'était parfait. Son inclinaison était bonne, sa vitesse optimale. Déjà ses cuisses se préparaient à encaisser un choc affreux.
PapapamPapam
Un battement de trop le fit chanceler. Sa poitrine se comprima brutalement. Le noir. Un centième de seconde, pas plus. C'était trop. Tous ses sens revinrent d'un seul coup, et il vit la courbe, trop proche, beaucoup trop proche.
Il vira brutalement, et sa cuisse se déchira atrocement. Il sentait ses muscles martyrisés, chaque fibres tendues jusqu'à l'extrême. Le cri de la neige sous ses skis qui tentaient de reprendre une bonne inclinaison.
Malgré sa vitesse, il réussit et sortit de la courbe avec un petit bond.
Papapapapam
Ses muscles souffraient le martyr, mais il n'avait presque plus rien à faire. Maintenir la position, passer les dernières porte. C'était une ligne droite.
Son corps battait comme jamais. Eric sentait le sang traverser son corps à grande vitesse. Les muscles de ses jambes hurlaient leur douleur. Il sentit une ligne humide se tracer sur sa joue, vite étouffée par la chaleur du casque.
Papapapapapapam
Jamais il n'avait été aussi rapide.
La ligne d'arrivée jaillit devant lui, et il entendit des exclamations quand il la passa finalement.
Papapapapapapam
Eric ralentit progressivement et réussit à se stabiliser près de la rampe.
Lorsqu'il releva la tête, tout devint blanc, et flou. Il relâcha ses bâtons, sentant soudainement ses forces l'abandonner. Une forme s'avança vers lui, tendant quelque chose dans sa direction, et il entendit quelques choses.
Papapapapapam
« Vous avez … battu … record … favori … Impressions ? »
Il ne sentait plus ses jambes. Et son cœur. Les battements étaient trop rapides, trop puissants.
Papapapapapapapappapam
Sa vision revint brutalement. Il regarda au-dessus de l'épaule du journaliste. Dans la foule, Felix le fixait du regard.
Eric tenta de retirer son casque, mais au moment où il leva les mains. Son corps se figea soudainement.
Papapapapapapapapapapapam
Sa main droite agrippa brusquement à son torse, comme si elle tentait de lui extirper le cœur de la poitrine. Il se mit à haleter, cherchant de l'air.
« Monsieur … Jorvas ? »
Papapapapapapapapapapapapam
Le sportif écarquilla les yeux et s'effondra en arrière. Il eut le temps de tout voir. Son compagnon qui hurlait et se frayait un chemin dans la foule, le journaliste qui hurlait pour appeler un médecin. Il entendit le « clac » net que firent ses chaussures quand elles détachèrent des skis. Il entendit le crissement de la neige quand son casque la percuta brutalement.
Papapapapapapapapapapapapapapapapam
«
… Des nouvelles des Jeux Olympiques maintenant. Le skieur Eric Jorvas a été victime d'un malaise après ce qui était sans doute la meilleure course de sa carrière. Les autorités ont fait cessés la compétition, le temps que l'enquête se fasse. Il détient donc toujours le meilleur temps sur cette descente.
Les médecins ont annoncés que c'était un malaise cardiaque, sans pouvoir se prononcer plus avant sur sa maladie ou le lien que cela pourrait avoir avec du dopage.
Pour l'instant, monsieur Jorvas est plongé dans le coma. Toute son équipe et son pays tenait à affirmer son soutien à sa famille et à son compagnon.
Fait divers maintenant …
»