« Non merci, je n'ai pas très faim. »
C'était un mensonge. Liam n'avait pas mangé depuis cinquante heures, il mourrait de faim. Mais pas encore assez pour se résoudre à consommer le morceau de viande qu'on lui tendait. À la place, il perdit son regard dans les feuilles verdoyantes de la jungle artificielle. Le bourdonnement des ventilateurs, la chaleur, l'air surchargé en oxygène... Tout cela lui faisait tourner la tête, et le plongeait dans une heureuse béatitude. Au moins, il ne sentait plus trop son estomac qui grondait.
Entre les longues feuilles vert sombre, la devise de
Brise-les-Comètes était placardée, en grosses lettres majuscules.
« Le vaisseau avance »
Mais
Brise-les-Comètes n'avançait plus depuis six mois. Liam avait fini par recomposer ce qui s'était produit, aidé à part égale par sa chance, sa curiosité, et par l'éducation solide caractéristique du clan des senseurs. Rares étaient les membres de l'équipage à avoir une idée aussi précise du fonctionnement vaisseau. Tout le monde savait qu'aucun vaisseau spatial dans la galaxie ne pouvait traverser le vide entre deux systèmes solaires en moins d'un millénaire. Pour une flotte d'exploration dans un univers vide, cela restait peut-être envisageable, mais « Brise-les-Comètes » était un vaisseau de guerre (léger, certes, avec à peine 25.000 membres d'équipage à plein effectif et sûrement beaucoup moins à présent), et se devait de convertir les années-lumières en jours de voyage. Ceci impliquait de passer par « l'Immaterium » comme disaient les prêtres. Mais presque tout-le-monde l'appelait « le Warp ».
L'avantage du warp, c'était qu'il permettait de transporter des biens ou des messages beaucoup plus vite et plus loin que par n'importe quelle autre méthode. Il avait cependant deux défauts qui faisaient que Liam, comme tout autre marin de l'empire, le haïssait de tout son corps.
Premièrement, les moteurs warp consommaient une quantité monstrueuse d'énergie à chaque transfert, et toutes les zones non-prioritaires (dont les senseurs) se retrouvaient privées de gravité pour un bon quart d'heure.
Deuxièmement, il grouillait d'abominations cauchemardesques littéralement jaillies des pires cauchemars de l'équipage, qui tentaient de les dévorer au moindre signe de vacillement des champs de gellar.
Pour s'orienter dans cette dimension, il fallait absolument un mutant navigateur, et le leur avait assez mal supporté le délicat retour dans la réalité. Ce qui s'était passé exactement, Liam n'en avait aucune idée, mais cela avait suffit à pousser l'état-major à passer toute la section au lance-flamme, à sceller toutes les portes qu'ils avaient pu souder, et à recouvrir le tout d'exorcismes.
Du coup, moteurs warp et champ de gellar ou pas, ils étaient bel et bien coincés ici, à moins de tenir absolument à se jeter dans ce pandémonium sans guide à même de les en sortir. Liam n'avait pas beaucoup d'affection pour les mutants en général, qu'ils viennent d'une riche et puissante lignée de navigateurs ou des bas-fonds des ponts inférieurs, mais il plaignait quand même l'infortuné Hurzil Kek'Zan'Dro et n'avait aucune envie de partager son sort.
En fait, c'était précisément là que tout avait déraillé, se disait-il. Après avoir réglé le problème du navigateur, le capitaine et le reste de son état-major s'étaient mis en cellule de stase, gardés par une cohorte de cyborgs lourdement armés. Liam en déduisait que les secours n'étaient vraiment pas pour tout de suite, mais tout de même dans le domaine d'espérance de vie des cyborgs. Entre trente et cent ans, donc. Ils avaient vraiment dû se perdre au fin fond de la galaxie.
Toujours était-il que les forces de sécurité de
Brise-les-Comètes avait immédiatement monopolisé la passerelle de commandement et les cabines de luxe, soi-disant pour les sécuriser, mais surtout parce qu'elles étaient bien plus confortables que leurs casernes.
Sans troupe armée pour les maintenir dans leurs terriers ni l'autorité divine du capitaine pour les tenir en respect, les mutants qui infestaient les quais inférieurs avaient envahi les baies de stockage dès les deux premiers mois sans rencontrer de vraie résistance, puis ils étaient arrivés aux macro-batteries.
Chaque macro-canon était capable de projeter un obus à même d'oblitérer une petite ville toute les demie-heures. Les manœuvres de rechargement se faisaient majoritairement à la force des bras de l'équipage, et cette tâche épuisante avait imposé la société la plus tribale et violente de tout le vaisseau au sein des marins chargés de l'activer. Chaque canon était en concurrence avec tous les autres, et chaque chef de tribu déployait des trésors d'ingéniosité vicieuse pour se démarquer aux yeux du capitaine. Même avec les patrouilles régulières de la sécurité du navire, les escarmouches restaient fréquentes.
Un certain Jarek avait unifié toutes les tribus, pillé ce qui restait d'armes dans les casernes d'une sécurité décadente, et mené l'équipage des macro-canons dans une violente guérilla contre les mutant. Après trois mois de conflit intensif, Jarek était d'une manière ou d'une autre parvenu à inclure les mutants dans sa nouvelle armée, et avait entrepris de conquérir le reste du vaisseau, dont la petite communauté qui veillait sur les senseurs.
Cela avait sonné l'alerte générale, et Liam se souvenait encore du chef de la sécurité, dressé au milieu de la salle de contrôle des scanners bâbord, qui exhortait les siens à prendre part à la défense du vaisseau. Liam avait été de ceux qui les avaient suivi.
En vérité, même en comptant le support des forces de sécurités bien mieux formées et équipées, l'avantage du nombre et de la férocité aurait pu faire pencher la balance du côté de l'ennemi.
Non, c'étaient bien les Kroots qui les avaient sauvés.
Liam était un bon croyant : il savait à quel point la fréquentation des mutants, des hérétiques et par-dessus tout des aliens était néfaste pour son âme, mais -l'empereur-dieu lui pardonne- il avait soupiré de soulagement en voyant ces mercenaires se joindre à leurs forces avant la bataille. Le capitaine avait eu une rudement bonne idée en les recrutant : s'ils restaient de dégoûtants non-humains, ils étaient sacrément bons lorsqu'il s'agissait de se battre (surtout au corps à corps), et avaient coupé court à tout tentative d'abordage au cours des huit dernières années. Ils avaient quitté les systèmes de recyclage d'oxygène (leur campement assigné) par centaines, et avaient absolument oblitéré les forces de Jarek dès la première bataille. Les mutants survivants étaient retournés là d'où ils venaient, et les chefs des macro-batteries avaient repris leur indépendance dès la défaite de leur leader.
Liam n'avait pas eu à tirer un seul coup de feu.
Et maintenant, ils festoyaient avec leurs alliés, chantant dans leur étrange langage caquetant. Leurs becs les empêchaient de parler le gothique, mais ils avaient enrôlé quelques interprètes, qui reprenaient leurs chants dans des tonalités inaccessibles aux kroots.
À les voir ainsi, si l'on omettait leur énorme bec, les épines de kératine qui recouvraient tout leur corps, leurs mains à quatre doigts et leurs talons inversés, ils avaient quelque chose de presque humain. L'empereur lui pardonne une fois de plus, mais Liam les aurait presque apprécié. Ils étaient forts, loyaux et avaient un bon sens de l'humour.
C'était le cannibalisme qui ne passait pas.
Les kroots étaient cannibales, c'était dans leur culture. Le capitaine avait insisté sur ce point lors de leur recrutement, et on avait frôlé la mutinerie ce jour-là. Il y avait une histoire d'assimilation dans tout ça, lui avait assuré un des membres de la sécurité. Ils conféraient certaines caractéristiques de la chair qu'ils consommaient à leur descendance, ou quelque chose comme ça. D'après le même individu, les chiens et les bêtes de somme des kroots étaient de lointains cousins dégénérés, punis par leur métabolisme pour avoir négligé leur alimentation en viande fraîche. Liam ne pouvait nier que les ressemblances physiques étaient criantes. Becs, pics de kératine, griffes... Tout y était.
Mais tout le monde s'était habitué à eux. Même les prêtres ne faisaient plus attention, et il y en avait quelques-uns pour partager le repas des kroots, qu'ils faisaient quand même attention de cuire au préalable.
Les aliens s'étaient servis dans le zoo d'animaux exotiques du capitaine, et étaient actuellement occupés à les dévorer. Il y aurait sûrement de quoi améliorer leurs générations futures, là-dedans...
Mais il n'y avait pas
tellement d'animaux dans la collection du capitaine. Et ils étaient au moins trois cent kroots et autant d'humains attablés.
L'alien qui venait de lui tendre une pièce de viande blanche à peine cuite s'était rassis avec ses frères de race, et avait repris sa discussion. Il riait, à présent. Son visage se tourna vers Liam, et, même s'il lui manquait l'élasticité pour mimer une expression humaine, Liam eut la distincte impression qu'on lui adressait un sourire goguenard.
Il était presque humain, avec ses grandes mains, son dos voûté, sa queue vestigiale presque entièrement résorbée...
Le bec de l'alien arracha un quartier de chair à sa brochette.
C'en était trop pour Liam. Il se leva brusquement, arracha le bout de viande des mains du kroot, et mordit dedans à pleine dents, laissant avec délectation le jus rouge couler sur ses joues.
Il y eut un bref moment de silence, l'un des aliens fit une remarque, et ils s'esclaffèrent tous en même temps. Liam ne sortirait peut-être jamais de ce vaisseau, mais il était en vie et il avait de quoi manger.