Un dernier retardataire entra en hâte dans la salle, et vint s'asseoir aussi silencieusement que possible sur un des bancs en métal blanc de l'amphithéâtre. Personne ne fit attention à lui, tant ils étaient absorbés par le message radio qu'ils percevaient en direct depuis une terre à la fois si lointaine et si familière.
Peu de personnes sur la station spatiale Zakriel avaient déjà vu la terre, mais elle restait ce lieu d'origine de leur race, et personne ne l'oubliait. De plus, les non-terriens n'avaient plus de lieu de naissance depuis plusieurs années maintenant. On pouvait encore voir depuis l'espace le champ d'astéroïde qu'était devenue la planète Torres, première et plus puissante des colonies terriennes. La station était devenue le seul refuge des quelques survivants de cet affreux génocide, et peut-être bientôt, de leurs races toutes entières. Races au pluriel. Parmi la centaine de gens réunis, il s'en trouvait un qui n'était pas humain par le sang, mais d'un genre bien plus redoutable et destructeur. Son badge le confirmant comme super-sayen, protecteur de la terre n'était présent sur sa combinaison que pour des raisons formelles, car tout le monde sur la station savait parfaitement reconnaître Dercio Brief. Tanné et endurci par les ans, il gardait cette démarche droite et décidée qui le caractérisait tellement. On aurait dit un barreau de fer à qui l'on aurait donné vie et forme humaine. Ses yeux du même gris que ses cheveux ne cillaient pas, et tentaient de rester aussi impassibles que possible face au flot de nouvelles que la radio leur apportait, mais un observateur avisé aurait pu remarquer que, sous ses gants de cuir noir, ses doigts tremblaient d'anxiété.
Quand est-ce que cela avait dégénéré, exactement ? Quand l'empire galactique s'était mis en guerre contre eux ? Ou encore avant, quand les premiers vaisseaux spatiaux avaient quitté une terre ravagée par les combats des sayens en quête de planètes à coloniser ? Quand l'immonde Son Goujiun -maudit soit son nom- avait tué Boo le dieu bienveillant de la terre dans dans folle ambition de se faire sacrer empereur de l'univers, il y avait trois cent ans de cela ? Peu importe dans quel sens le problème était tourné, on en revenait toujours aux super-sayens. Ils étaient à la fois la raison de la toute-puissance de la Terre, et sa malédiction. Mais à présent que la puissance terrienne s'était effondrée, il ne restait que le mal et la destruction pour lesquels ils étaient nés.
La force insurpassable des sayens leur avait bien servit, en assurant à la Terre la domination militaire nécessaire à la création d'une coalition coloniale d'ampleur galactique, et ce malgré la présence d'un empire hostile supérieur en technologie et en organisation. Les guerres s'étaient terminées bien vite par d'écrasantes victoires terriennes, et, bien qu'il soit parvenu à emporter quatre des plus puissants sayens de son époque dans sa tombe, le tyran galactique Nordis premier était mort, ce qui avait laissé l'empire comateux et affaibli face à un envahisseur sans cesses plus hardi.
Krios, fils de Nordis, héritier du trône universel. Voilà ce qui avait tout fait basculer sans doute. Sa haine pour les terriens, et pour les sayens en particulier n'avait d'égale que l'ingéniosité qu'il avait mise en œuvre pour programmer leur chute de l'intérieur comme de l'extérieur. Il avait à lui tout seul dix fois plus de sang sayen sur les mains que son père et Son Goujin réunis. Un vrai génie de la guerre, qui était allé jusqu'à mettre à profit sa monstrueuse espérance de vie dans le combat à mort qu'il menait avec cette race toute entière. Malgré toute cette haine et cette distance entre eux, Dercio avait un immense respect pour cet ennemi, qui avait réussit à défaire petit à petit une civilisation dont le moindre des soldats pouvait le tuer instantanément. La moindre erreur de positionnement dans cette guerre de mouvement lui aurait été fatale, mais il n'en avait pas fait. Ses années de jeunesse à la recherche du démon, à travers la galaxie, recevant des nouvelles de collègues tués en vol, dans leur sommeil, ou par des armes chimiques lui revinrent dans un moment de nostalgie. Si il n'avait pas échoué, alors qu'il était encore jeune, en seraient-ils là, maintenant ?
Le bruit d'une explosion à la radio le fit revenir au présent. La femme chargé des communications poussa un cri paniqué, puis se reprit, professionnelle.
« Le bombardement s'intensifie en permanence, c'est comme si l'empire avait un stock illimité d'armes nucléaires. Les super sayens ne sont que quatre, c'est déjà un miracle qu'ils arrivent à protéger la capitale, mais combien de temps dureront-ils ? … On me signale que les bombes que nos ennemis nous envoient sont pour beaucoup dirigées par des drones très rapides conçus pour viser les sayens. Ce sont eux la cible. Je répète : Ce sont eux la cible. … »
Chacun des membres de la station retenait son souffle. Personne ne savait que faire. Les sayens étaient assez forts pour décourager tout assaillant direct, mais que pouvaient-ils contre les machines que Krios avait fait produire en série ? Et maintenant qu'ils étaient défaits ils allaient emporter tout le peuple terrien dans leur chute. Un autre bruit d'explosion retentit, encore plus proche.
« Mathia Cochen est touchée ! Je répère : Mathia est touchée ! On vient de la voir s'écraser à plusieurs kilomètres ! Pamu Brief ne va pas tenir ! MERDE, LES DRONES !!! »
Une déflagration d'ampleur apocalyptique surchargea les amplis de la salle, puis, ce fut le silence radio. Le vétéran ferma les yeux en expirant lentement. C'était bon, Krios avait gagné.
Enfin, non. Pas comme Dercio le connaissait. Le Krios que Dercio avait toujours connu ne se contenterait pas d'une victoire en demie-teinte comme celle-ci, il consommerait sa vengeance jusqu'au bout, dut-il en mourir.
Dercio parvint à garder sa contenance jusqu'à sa loge, puis, dès qu'il eu refermé la porte, il s'affaissa d'un coup, comme un pneu dégonflé. Lui qui ne buvait pratiquement jamais, il se servit un grand verre de whisky et le vida cul-sec. Il voulait dormir le plus vite possible, échapper à cette réalité. Le vieux combattant ne prit que le temps de se déshabiller avant de s'enfiler un deuxième verre, et de s'effondrer comme une masse dans son lit.
Krios prit le temps de ménager son entrée. Il fallut attendre deux mois entiers pour qu'il prenne la peine de lancer sa communication avec les survivants. En quelque sorte, Dercio en était venu à prier pour que ce moment vienne. Il n'en pouvait plus d'errer dans ce vaisseau dépressif, à attendre une mort qui ne venait pas, d'endurer les regards jaloux de ses voisins, quand il mangeait l'équivalent de six rations individuelles par repas, et de rentrer malgré tout dans sa loge les boyaux tiraillé par la faim. Il avait passé l'essentiel de ses journées au lit, ou à disputer des parties de carte avec les anciens militaires, et l'ennui lui pesait autant que le climat de défaite dans lequel l'équipage baignait.
Aussi fut-ce avec un soupir de soulagement qu'il réagit lorsqu'un jeune officiel lui annonça qu'un vaisseau de l'empire avait été détecté en approche. Il avait eu bien assez de temps pour se préparer à l'inévitable, et ce fut avec sérénité qu'il entra dans la salle de réunion supérieure, avec les officiels de la station. Tous si propres, dans leurs tenues blanches immaculées, comme si ils avaient le moindre pouvoir sur ce qui arriverait... Lorsqu'ils furent tous installés, un technicien lança le message qu'on leur avait envoyé. L'image holographique de Krios se matérialisa, et s'anima tandis que sa voix enregistrée énonçait ses conditions.
Bien qu'il soit sans doutes âgé de plus de trois siècles, Krios était toujours aussi jeune et androgyne que la première fois où Dercio l'avait vu. Il avait cette même assurance, ces mêmes manières calmes et distinguées qui enrobaient une haine glaciale et implacable. À le voir s'exprimer, à observer ce regard aussi brillant d'intelligence que de conviction, on ne doutait plus du fait qu'il ait réellement sacrifié deux cent ans de sa vie à fuir et exécuter les super-sayens. Bien que la victoire lui fut clairement acquise, Dercio ne parvint pas à discerner le moindre signe de joie sur ce visage lors du discours. Krios ne s'autoriserait à sourire que face au cadavre du dernier sayen.
Ses exigences furent logiques, impitoyables, et excessivement prudentes, comme à l'accoutumée. Il ne commencerait pas à faire des erreurs maintenant. Déterminé à en finir au plus vite, et à échapper aux misérables regards suppliants des humains, Dercio quitta la salle à toute vitesse avant même que le message ne soit terminé, bien trop rapide pour que les autres ne le détectent seulement. Il ne prit même pas de navette (trop lente), et enfila directement son scaphandre. D'un geste brusque et impératif, il convainquit le responsable de lui ouvrir le sas, et fut projeté en un instant dans le vide spatial. Seul, avec le bruit de sa propre respiration. Il éteignit rapidement sa radio, ne tenant pas à entendre un mot de plus de la part de ses pairs.
Le vieil homme se laissa dériver, porté par son élan. Si calme, si tranquille... Le vide spatial lui semblait d'un coup la chose la plus amicale et compréhensive du monde. Ne pourrait-il pas rester là pour toujours, loin des humains, loin de la guerre, loin de ses souvenirs ? Une éternité à dériver parmi les étoiles lui apparaissait comme le sort le plus enviable qui soit...
La navette impériale apparut dans son champ de vision, le rappelant à ses devoirs. Avec un soupir, il se dirigea vers celle-ci, en savourant ses deniers instants de tranquillité. Ses derniers instants...
Le sas s'emplit d'air, et Dercio pu retirer son casque. Il fut surpris de trouver des êtres vivants dans la navette, et pas uniquement des machines. Était-ce une marque de respect de la part de Krios ? Ou certains avaient-ils exprimé l'envie de voir le dernier guerrier terrien mourir de leurs propres yeux ? Quoiqu'il en soit, ce fut une douzaine d'officiels aliens de toute sortes qui l'accueillit avec crainte à l'intérieur. L'un d'entre eux portait une caméra sur son épaule, pour immortaliser la scène historique. Un grand insecte vert vif fit signe à Dercio de s'installer dans un siège mécanisé d'où dépassaient une panoplie de bras mécaniques et d'engins divers. Celui-ci s'y plaça docilement, avec la raideur qui le caractérisait, et dévisagea les personnes face à lui de son regard le plus froid et inexpressif. Il pouvait sentir aux variations subtiles de leurs faibles auras à quel point sa présence les faisait trembler, et un mince sourire s'esquissa sur ses lèvres serrées à cette pensée, augmentant encore le malaise ambiant. L'insecte, concentré sur sa tâche et nullement déconcerté, se pencha à son épaule pour lui dire de son étrange voix aiguë et chantante de se détendre pour l'injection du poison, indolore.
L'aiguille mortelle mue par son bras mécanique s'avança lentement vers une veine saillante de l'avant bras, et entra, après un temps qui sembla interminable au vétéran, finalement en contact avec la peau. Rien ne se produisit. L'insecte, visiblement frustré, laissa passer un crissement mélodieux qui passait difficilement pour un juron, programma plus de force dans le bras mécanique, sans plus de succès. L'aiguille affûtée ne parvenait pas à entamer la peau du super-sayen. Une sorte de malaise plana quelques instants dans la salle, dans un silence uniquement troublé par les bruits de clavier frénétiques de l'insecte bourreau de plus en plus paniqué.
La scène aurait pu, en un autre temps, l'amuser, mais Dercio n'avait plus le cœur à ce genre de stupidités. Il était fatigué de vivre, fatigué de se battre et de l'agitation... Il empoigna le bras mécanique, et brisa d'un seul coup son articulation, comme si il avait été fait de paille sèche et pas de titane. Il saisit ensuite le bout incluant l'aiguille sous les yeux d'une assistance tétanisée, et le planta facilement dans sa veine. Blasé, il lança un regard torve au bourreau pétrifié, et lui adressa un ordre sec et monosyllabique d'une voix rauque et désincarnée.
« Fais. »
L'être vert et squelettique quitta son immobilité totale, et lança la commande d'injection avec tout son professionnalisme, comme si l'incident n'avait pas eu lieu. Dercio put voir les fluides toxiques passer à travers les tubes, et faire gonfler ses veines. Il put compter les secondes que mettrait son cœur surpuissant à leur faire atteindre le cerveau. L'insecte n'avait pas menti, c'était indolore. On ne se souvient jamais du moment précis où l'on s'endort, mais sur le coup, Dercio se dit que cela devait y ressembler. Puis il ferma les yeux, et ne se souvint plus de rien.