III
Chapitre 15
Métère
*
Gohan pensait débarquer sur le port mais, à son approche, les deux pêcheurs s’étaient soudainement mis à chuchoter précipitamment et à leur lancer des regards inquiets. Finalement, celui à la peau glabre s’empara du gouvernail et fit virer le bateau de bord.
— Y a une petite crique plus à l’ouest. On va y débarquer et attendre la nuit là-bas.
— Pourquoi ? demanda Gohan d’un ton suspicieux.
L’autre pêcheur désigna les cheveux blonds de Tidus.
— Parce qu’avec ça sur l’crâne, il passera pas inaperçu et on essaye d’pas attirer l’attention de Gallien.
Sans laisser à Gohan le temps de répondre, il retourna aux commandes du bateau. Quelques minutes plus tard, le port était hors de vue et ils s’engouffraient effectivement dans une petite crique discrète, masquée par des arbres au feuillage si dense qu’on ne pouvait découvrir l’enfoncement qui se cachait derrière eux. Ils posèrent le pied sur du sable blanc, chauffé par le soleil, et allèrent s’abriter à l’ombre d’une petite grotte peu profonde.
— Crispus va partir au village prévenir not’ chef de votre arrivée pour qu’il nous attende. On peut lui faire confiance mais il faut attendre que tout l’monde dorme, c’est plus prudent. On sait pas qui pourrait vous voir et être un peu trop bavard, prudence hein ?
Crispus s’enfonçait déjà dans la végétation, les laissant seuls avec le pêcheur à la barbe blanche.
— Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu ce qui se passe ? Enfin, on ne connait même pas votre nom ! s’agaça Gohan.
— C’est qu’à moitié vrai, vous connaissez l’nom de Crispus. Moi mon nom c’est Otho. Et pour c’qui est de c’qui s’passe, vous devriez l’savoir non ? Si vous connaissez Gallien…
Gohan ne répondit rien et un sourire satisfait étira les lèvres du pêcheur.
— Ouais c’est bien c’que j’pensais. C’qui faut savoir, et comme vous le savez pas ça m’fait penser que vous êtes pas d’ici, c’est que personne n’a les cheveux dorés comme le ptiot là. Personne. Maint’nant la question c’est… Si vous venez pas d’ici, vous v’nez d’où ? Parce que Deinta est p’têt pas très grande mais c’est la seule terre qu’y est, donc vous voyez le problème !
— Vous ne nous croiriez pas.
— Ben m’le dites pas alors, mais faudra le dire à not’ chef. Sinon on pourra pas vous aider et croyez-moi qu’avec cette tignasse, il vous faudra de l’aide si vous voulez pas qu’Gallien vous attrape.
— C’est qui Gallien ? demanda Tidus.
— Gallien c’est le Grand Prêtre, le chef des prêtres. Et comme beaucoup de gens écoutent les prêtres, et qu’les prêtres écoutent Gallien, ben du coup les gens ils écoutent Gallien. C’qui est pas forcément une mauvaise chose tout le temps hein, même moi j’trouve qu’il faut écouter les prêtres. J’ai toujours vécu selon les règles de Métère et…
— Métère ?
— Ouais, Métère. Celle qui a créé Deinta, qui nous a tous créés, Métère quoi. Bref, j’ai toujours vécu avec ses règles parce que les prêtres disent que si on le fait, alors Métère nous récompense avec une vie agréable et ils ont pas menti, je suis heureux, j’ai une belle femme, de beaux enfants… Enfin, une belle fille. Bref. Nan le problème, c’est qu’Gallien il est un peu… Il va trop loin. Je suis pas d’accord avec lui sur certaines choses et Minervus — not’ chef, vous allez le voir tout à l’heure — non plus.
— C’est pour ça que nous n’avons pas pu débarquer sur le port ? Quel rapport entre les cheveux de Tidus et Gallien ?
— Ouaip. Comme j’vous ai dit, des cheveux dorés comme ça, ça s’est jamais vu et Gallien il serait très intéressé par quelqu’un comme ça. Et on préférerait qu’il vienne éviter de fouiller par-ici, si vous voyez c’que j’veux dire…
— Pas vraiment, répondit Gohan.
— Bah c’pas grave. Vous verrez, Minervus vous expliquera.
Gohan se frotta les yeux : une migraine de plus en plus violente lui sciait le cerveau, fruit de la fatigue et du stress accumulés. Du coin de l’oeil, il voyait que Tidus cherchait à accrocher son regard mais il garda le visage enfoncé dans ses mains. Il savait bien que Tidus n’était pas responsable de tout cela mais il lui en voulait tout de même, aussi idiot que cela pouvait être. Pour l’instant il avait besoin d’un peu de calme et de solitude. Tidus abandonna finalement et entrepris de fixer obstinément l’horizon. Otho semblait avoir dit ce qu’il avait à dire et dessinait dans le sable avec son doigt.
À la nuit tombée, après quelques heures silencieuses où personne n’était sorti de ses pensées, Crispus fit son apparition : sans mot dire, ils se levèrent tous et le suivirent, s’enfonçant dans la jungle à sa suite. À peine étaient-ils à l’abri des arbres que la chaleur et la moiteur les assaillirent, contrastant avec la fraîcheur du bord de mer. L’obscurité était si profonde que Gohan n’aurait pas pu retrouver son chemin, il en était sûr — à peine pouvait-il distinguer les feuilles et les racines sur lesquelles il posait les pieds. Ils progressèrent en écartant les branches, troublant le sommeil de quelques oiseaux qui s’envolèrent en coassant de mécontentement. À un moment, Gohan cru même sentir quelque chose de poilu lui frôler la jambe mais il ne vit rien. Finalement, ils virent des baraques s’esquisser derrière le feuillage de la jungle et bientôt Misène se découvrit devant eux : plongé dans le noir, à peine éclairé par une lune blanche, le village s’enfonçait dans le sable froid. Ils longèrent sans bruit les petites maisons en bois, sans rencontrer personne. Les baraques n’étaient pas fermées, et les ouvertures pour les portes et les fenêtres n’étaient masquées que par de simples étoffes, laissant parfois échapper de l’intérieur un ronflement ou un soupir. Ils atteignirent finalement une maison plus grande que les autres : celle-ci avait des volets et une porte, flanquée d’un homme qui y montait la garde. Il ouvrit la porte et la referma aussitôt derrière eux. Une très jeune femme les attendait à l’intérieur, dans un vestibule obscur, et les mena à la pièce qui se trouvait derrière elle.
— Par ici.
L’endroit était faiblement éclairé par quelques bougies et était de toute évidence un bureau, destiné au travail et à la réunion comme l’attestaient les deux chaises qui s’y trouvaient. Au centre siégait un grand secrétaire, simple mais de bonne facture, et derrière lui un très vieil homme. Le crâne dégarni et tâché, les mains plissées et abimées, il était si frêle qu’on avait peur de respirer trop fort. Il fronçait les sourcils, ajoutant encore aux plis qui chahutaient sur son front et ne quittait pas Tidus du regard.
— Veuillez nous pardonner pour cette clandestinité, mais il est préférable que vous restiez cachés pour l’instant. Surtout vous, mon jeune ami… Tidus, n’est-ce pas ?
Sa voix était douce et claire et à l’inverse de son corps, semblait avoir échappée aux ravages du temps.
— Je suis Minervus, chef de Misène.
— Pourquoi doit-on se cacher ? Qui doit-on craindre ? demanda Gohan.
— Gallien, évidemment.
— Nous ne savons pas qui il est, juste qu’il est le chef de votre… Religion, ou que sais-je.
— C’est donc que vous venez d’ailleurs, car nul ne peut vivre sur Deinta sans connaître Gallien. Venez-vous d’ailleurs ? D’une terre inconnue ?
Ils ne répondirent pas. Minervus souriait.
— Gardez vos secrets. Mais puisque vous ne connaissez rien de Gallien, je vais répondre à votre question et vous dire pourquoi il doit tout ignorer de votre existence.
Il s’éclaircit la gorge.
— Notre terre est fertile, et grâce à Métère nous ne manquons de rien : les fruits sont juteux et sucrés, le poisson se presse dans nos filets, l’air est pur. Les bêtes se nourrissent d’herbe grasse pour nous offrir leur viande délicieuse, l’eau fraîche descend des montagnes pour nous abreuver. Des générations entières ont pu vivre paisiblement sur Deinta sans que rien ne vienne les troubler, à peine la pluie ou le froid. Mais depuis des années, un mal s’étend sur nous : la fièvre s’empare de nous, homme, femme ou enfant, et l’enlève à sa famille. Elle a enlevé son fils à Otho.
Le pêcheur baissa furtivement les yeux avant de se redresser bravement.
— Mais ce n’est pas sans espoir ! continua Minervus. Non, car nous avons avec nous l’amour de Métère… Elle nous soigne parfois mais surtout, elle nous a donné une tête pour penser.
Une jeune femme, adossé au mur du fond derrière Tidus et Gohan qui ne l’avaient pas vu, fit quelques pas. Sa peau était plus pâle que celle des autres mais son visage l’animait de couleurs vives et elle se dressait de toute sa hauteur, aussi grande que Gohan.
— Exact. Et ce serait gâcher le don de Métère que de ne pas l’utiliser, mais Gallien n’est pas d’accord avec cela. Il ne pense qu’à la prière, à l’offrande, au sacrifice de soi… Et refuse la connaissance. Idiot.
— Permettez-moi de vous présenter Tullia, intervint Minervus. Tullia est une savante, et comme beaucoup d’autres elle oeuvre à trouver à la fièvre son remède.
— Et je l’aurais déjà trouvé si je n’étais pas obligée de me cacher ! Gallien réprime les savants, et il en a fait disparaître beaucoup au nom de Métère. Il a fait brûler leurs laboratoires, détruire leurs notes… Des années entières de recherches réduites en fumée.
— Oui mais, intervint Otho, il faut quand même admettre qu’ses méthodes fonctionnent parfois. Par exemp…
— Bien sûr, bien sûr, mais justement ! Si nous combinions les deux, on pourrait la soigner à tous les coups !
— Oui… Oui, c’est vrai, admit le pêcheur en baissant la tête.
Le silence s’installa.
— Métère ne voulait pas te punir en te prenant ton fils Otho, dit finalement Tullia en posant la main sur son épaule.
Il ne répondit rien mais esquissa un sourire forcé.
— Pardonnez-moi mais je ne comprends toujours pas le rapport avec Tidus, intervint Gohan.
— Pour être tout à fait honnête avec vous, moi non plus, répondit Minervus. Mais cela ne peut être un hasard, un enfant de Métère si unique, en des temps si troublés… Et le temps montrera son oeuvre, j’en suis sûr. Gallien serait de mon avis aussi, mais je doute qu’il vous accueille avec autant d’enthousiasme : il serait plein de méfiance et de jalousie, il aime Métère mais ne lui fait pas confiance. Et malheureusement, il a du pouvoir sur Deinta — plus que Métère elle-même selon certains, mais je n’irais pas jusqu’à ces extrémités. Il voit tout, il sait tout. Ou presque…
Le vieillard sourit légèrement à l’intention de Tidus comme pour le rassurer, mais l’adolescent n’était visiblement pas à son aise.
— Il ne vous trouvera pas ici. Vous n’êtes pas prisonniers et vous pouvez partir si vous le souhaitez mais si vous préférez rester, nous pouvons vous loger et vous nourrir. Otho a déjà offert sa maison et bien sûr, j’offre aussi la mienne.
— Ma fille a à peu près ton âge, dit Otho à Tidus, il est tard et elle dort mais tu pourras la voir demain si tu veux.
— Heu…
Tidus lança un regard à Gohan qui acquiesça d’une moue : avaient-ils vraiment le choix, au fond ? Ils étaient libres de s’en aller bien sûr mais ils étaient complètement étrangers à ce monde et s’y aventurer seuls relevait du suicide. Gohan le savait et Minervus aussi, il en était sûr.
— Bon, d’accord.
Otho sortit de la pièce, suivit par Tidus qui lança un dernier regard inquiet à Gohan avant de disparaître lui aussi. Minervus se leva péniblement, agrippé à une canne en bois dont il se servit pour s’appuyer et contourner le bureau.
— Je vous le redis, gardez vos secrets. Je vous livrerai les miens et ceux de Métère, peut-être cela vous incitera-t-il à me faire confiance. Tout cela peut attendre demain en tout cas, car vous devez être épuisé et moi-même je n’ai plus la vigueur d’antan. Tullia, ma chère, pourriez-vous… ?
— Bien sûr.
La jeune femme lui fit signe de la suivre : revenus dans le vestibule, elle emprunta un petit couloir qui faisait un coude, jusqu’à une petite pièce fermée par une porte : derrière, un petit lit et un meuble à tiroirs. Tullia alluma la bougie qui se trouva dessus et dit avant de sortir :
— Bonne nuit.
Gohan s’assit quelques instants sur le lit : il espérait obtenir des réponses et il en avait eu, mais cette terre semblait troublée et peut-être Tidus allait-il être important pour elle aussi. Son intuition ne le quittait pas : Tidus était profondément lié à l’Ogre. La Terre ne serait pas sauvée sans lui, ça ne faisait aucun doute, mais probablement avait-il également un rôle à jouer dans l’histoire de ce monde étrange. Pouvaient-ils d’ailleurs sauver à la fois la Terre de l’Ogre et préserver cet univers qui vivaient dans ses entrailles ? Comment ? Il tournait et retournait ces questions dans sa tête et ne se rendit pas compte qu’il plongeait dans le sommeil, encore tout habillé, à moitié allongé sur le lit.
* * *
Tidus fut réveillé par le soleil qui chauffait son visage. Il était étendu sur une paillasse, coincée entre les murs d’une petite pièce qui ne comportait rien d’autre qu’un petit panier en osier et une collection de coquillages, pendue au mur par une ficelle. Otho l’avait emmenée ici durant la nuit mais il faisait trop sombre et il était trop fatigué, alors il n’avait pas fait attention à ce qui l’entourait. Sans même y réfléchir, guidé par sa curiosité, il souleva le couvercle du panier pour regarder ce qu’il contenait : quelques vêtements, un couteau, un coquillage en forme de coeur à travers lequel on avait passé du fil pour le transformer en collier et un petit instrument qui ressemblait à une flûte. C’est au moment où il reposait le couvercle qu’il aperçut quelqu’un l’observer, caché derrière l’étoffe qui masquait l’ouverture de sa petite chambre. Il tourna la tête mais la petite silhouette avait déjà disparu. Il était parfaitement réveillé maintenant et il écarta l’étoffe : l’ouverture donnait sur un tout petit couloir, avec deux nouvelles ouvertures à sa gauche et face à lui, et à droite une pièce plus grande qu’il pouvait voir de là où il était. Il s’y avança pour découvrir ce qu’il avait deviné dans l’obscurité de la nuit : des murs chargés de paniers de fleurs, de fruits, des vases en terre remplis d’eau douce alignés à l’ombre… Et au centre, une grande table autour de laquelle étaient assis Otho, une femme et une jeune adolescente. Cette dernière fixait obstinément le fond de son écuelle vide.
— Bonjour mon garçon, dit la femme en le voyant arriver. Viens t’asseoir avec nous, Otho a presque fini de préparer le petit-déjeuner.
Le pêcheur était en train de découper de grossiers morceaux de fruits juteux, avant de les jeter dans un grand bol qui contenait déjà un mélange de noix et de baies.
— Je m’appelle Cassia, je suis la femme d’Otho. Et voici Laelia, notre fille. Tu as bien dormi ?
— Heu… Oui, merci.
— C’était la chambre de Julius, notre fils. Cela nous fait plaisir qu’elle soit à nouveau occupée.
Tidus ne répondit rien mais elle n’attendait pas de réponse de toute façon. Elle se leva pour aller presser de petits fruits à l’écorce bleue, récupérant leur jus dans un petit pichet de terre. Elle en versa un peu dans quatre verres qu’elle remplit d’eau fraîche. Alors qu’elle les apportait à table, Otho distribuait le petit-déjeuner : il secoua sa fille d’une patte bourrue comme pour lui intimer de manger alors qu’il la servait généreusement. Le silence était retombé : Cassia semblait perdue dans ses pensées, Laelia se contentait de glisser des regards furtifs vers Tidus et lui et Otho avaient la bouche pleine. Tidus ne connaissait aucun des aliments qui se trouvait dans son assiette, même s’ils ne lui semblaient pas tout à fait étranger. Il aimait ce repas, frais et désaltérant, le troisième seulement qu’il prenait depuis qu’il avait ouvert les yeux. Bien sûr il se souvenait de tout ce qu’il avait pu manger avant cela mais désormais, chaque nouvel instant semblait jeter une lumière nouvelle sur ses expériences passées. Un raclement de chaise interrompit le cours de ses pensées :
— Bon ! Je vais voir Crispus, annonça Otho. Tu vas rester ici, faut pas sortir hein. Je reviens tout à l’heure.
Il embrassa sa femme et sa fille et sortit, inondant la pièce de lumière le temps d’une seconde. Cassia regarda l’étoffe voleter avant de retomber en place, et se tourna vers Tidus en souriant :
— Je suis désolée que tu doives te cacher comme ça, chez des inconnus en plus. Minervus pense que c’est mieux, on ne veut pas que Gallien et ses prêtres viennent retourner le village pour te trouver.
— Peut-être oui.
— Tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas. Je sais que Minervus pense que je suis spécial mais c’est juste à cause de mes cheveux… Je suis né comme ça, c’est tout. D’où je viens c’est pas extraordinaire, alors je pense que personne ne voudrait me trouver à cause de ça.
— Tu viens d’où ?
Laelia avait enfin levé la tête de son petit-déjeuner. Elle le fixait intensément maintenant, et Tidus lui rendit son regard. C’était la première fois qu’il pouvait la regarder vraiment, puisqu’il n’osait pas le faire tant qu’elle l’ignorait : ses cheveux étaient longs et noirs, sa peau brune et ses yeux verts comme des émeraudes. Elle portait une simple tunique couleur crème et ses mains étaient déjà sales, même si elle ne semblait pas s’en soucier.
— D’ailleurs. De dehors.
— Dehors ? Ça veut rien dire.
— Non ça veut pas rien dire ! Dehors, c’est en-dehors de l’Ogre : c’est une bête immense, et on est à l’intérieur de son ventre.
Laelia resta interdite pendant une seconde avant d’exploser de rire.
— Tu racontes n’importe quoi ! Maman, il raconte n’importe quoi.
Cassia sourit tranquillement :
— Métère est toute-puissante, tu sais. Rien n’est impossible pour elle. Peut-être que le monde de Tidus se trouve lui-même dans le ventre d’une bête plus grande encore, et qu’il ne le sait pas.
— Oui peut-être, admit Laelia après un temps de réflexion. Mais moi je crois plutôt que c’est n’importe quoi.
Tidus haussa les épaules : si elles ne voulaient pas le croire, tant pis pour elle. Ce n’était pas lui qui posait des questions, il ne faisait qu’y répondre.
Pendant ce temps-là, Gohan marchait aux côtés de Tullia dans les rues du village. Elle ne lui avait pas posé de questions mais Gohan s’était montré très intéressé par ses travaux : elle ressemblait aux érudits des temps anciens qui connaissaient les plantes, l’arithmétique, l’astronomie, le dessin et l’ingénierie. Tullia connaissait aussi les animaux, la médecine, l’Histoire et la poésie. Gohan ne perdait pas de vue qu’à l’extérieur, l’Ogre allait bientôt commencer à dévorer la Terre mais il n’avait pas la solution à portée de main : la meilleure chose à faire était encore d’en apprendre davantage sur ce monde étrange, et une savante était un don du ciel. Il avait donc bombardé Tullia de questions jusqu’à ce qu’elle lui propose de l’accompagner jusqu’à son « étude », cachée dans Misène.
Le repère de la savante se trouvait au bord de la jungle, et il leur fallu quelques minutes de marche pour y arriver. Gohan eut ainsi l’occasion d’observer la vie s’épanouir tout autour dans les rues, même s’il se demandait si on pouvait vraiment appeler ça des rues. Les petites maisons en bois et au toit en tiges semblaient avoir poussé sans ordre ni direction, et l’on se déplaçait entre elles en choisissant le chemin le plus rapide sans jamais faire de détour. Ils durent parfois laisser passer des enfants, aux cheveux longs et noirs et aux tuniques blanches, ou quelqu’un chargé d’une caisse de poissons mais ils arrivèrent bientôt à la petite maison qui abritait les recherches de Tullia. Le port et ses petits bateaux la cachaient des regards ; elle n’avait aucune ouverture pour les fenêtres et sa porte — une vraie, que l’on pouvait fermer avec un verrou — faisait face à la mer. Tullia toqua quatre fois contre le bois et un homme vint lui ouvrir. Il lança un regard à Gohan puis un autre à Tullia, interrogateur.
— Ça va.
L’homme hocha la tête et s’éloigna, les laissant seuls devant la porte ouverte.
— Il habite en face et il garde le laboratoire la nuit, au cas où.
— C’est risqué, non ? demanda Gohan alors qu’il pénétrait à l’intérieur.
— C’est sûr… Mais il a de bonnes raisons d’en vouloir à Gallien.
— Qu’est-ce qu’il lui a fait ? demanda Gohan.
Tullia referma la porte et le verrou derrière lui.
— Il lui a coupé la langue, parce qu’il proclamait dans les villes que Gallien pervertissait les principes de Métère.
Gohan avait trop bien observé le mal à l’état pur pour penser pouvoir le retrouver dans un humain, mais il n’imaginait pas ce qui pouvait justifier un tel acte. Il regarda autour de lui et vit dans la pièce sombre, seulement éclairée par la lumière qui filtrait à travers la porte et quelques bougies, plusieurs petites montagnes de papier. Il s’en approcha et vit qu’elles étaient couvertes de notes griffonnées, d’équations, de schémas étranges mais aussi de croquis de corps humains, lourdement annotés. D’autres représentaient des plantes, des animaux étranges ou mêmes des croquis distraits, des dessins potaches ou des constellations.
— Voilà, c’est mon travail. Bon il n’y a pas que celui sur la fièvre, j’ai réussi à en emporter pas mal.
Elle s’était assise sur une paillasse posée au milieu du fatras.
— Je dormais là avant, je ne voulais pas m’éloigner de mes recherches… Mais bon, c’est quand même plus confortable dans une vraie maison.
— Vous avez du fuir ?
— Oui, avant j’habitais à la capitale, à Métèram, mais j’ai du partir parce qu’on m’a dénoncé. À moi aussi, on a failli me couper la langue… Ou pire.
— Parce que vous dessinez des fougères ? demanda Gohan alors qu’il examinait justement le croquis d’une plante touffue.
— Oh non, c’est surtout quand je m’intéresse à la philosophie, aux mathématiques ou à la médecine que ça déplait à Gallien et à ses chiens.
Gohan s’assit sur la petite chaise et prit une autre feuille au hasard, mais il n’y comprenait rien.
— Il a fait brûler beaucoup d’archives avant même de devenir Grand Prêtre donc il y a tout à faire, ou à refaire plutôt. Avant je faisais partie d’un petit cercle de gens comme moi, et on avait décidé de réunir autant de connaissances que possible en partageant nos propres archives ainsi que nos travaux et nos découvertes. Gallien nous laissait tranquille tant qu’on restait discrets et que l’on se contentait de faire des rimes ou de calculer la meilleure route pour acheminer le poisson des ports jusqu’aux villes, mais on a du lui rapporter nos autres sujets de discussion. Heureusement j’ai des amis chez les prêtres et j’ai pu m’enfuir avant qu’on m’attrape, mais tous n’ont pas eu cette chance… Je me suis réfugié ici, parce que je connais Minervus depuis longtemps et que je savais qu’il pourrait me cacher.
— Et qu’est-ce que c’est que cette maladie exactement ?
— Justement, on ne sait pas. Ça commence par de la fièvre, des frissons, des vertiges. Au bout du deuxième jour seulement, on constate l’apparition de poches de sang blanc — souvent sous les aisselles et au pli de la cuisse — et au cinquième jour, parfois plus tard, le malade meurt. On compte des centaines de cas et quelques dizaines seulement de survivants, tous miraculeux.
— Et Gallien refuse la médecine ?
— Pas toute la médecine. Il accepte que l’on recouse des plaies ou que l’on soigne les coups de froid, mais pas ce fléau. Selon lui, c’est une punition de Métère pour je ne sais quoi… Foutaises, pesta-t-elle. Bref, il considère que puisque c’est envoyé par Métère, on doit accepter la leçon et s’en rendre à elle, la prier et lui faire des offrandes pour qu’elle soigne la maladie.
— Et vous n’êtes pas d’accord ?
— Ah ça non ! Peut-être que c’est voulu par Métère mais alors, je suis sûre qu’elle a aussi voulu qu’on se débrouille un peu avec ce qu’on a et qu’on combatte cette saleté par nos propres moye…
On toqua à la porte. Tullia fit signe à Gohan de se taire et alla regarder à travers les planches avant d’ouvrir le verrou. C’était l’homme de tout à l’heure : il était agité, le souffle court et il montrait frénétiquement du doigt l’entrée du village. Des hommes en rouge et en noir s’y groupaient, face à des pêcheurs qui semblaient les empêcher de passer.
— C’est pas vrai ! Gallien ! Vite !
Tullia se précipita sur une besace en cuir et commença à tourbillonner partout à l’intérieur, attrapant des feuilles à la volée et les fourrant précipitamment dans le sac. Au même moment, des cris se firent entendre : les prêtres avaient forcé le barrage et s’éparpillaient entre les maisons jusque dans leur direction.
— Gallien est là ? demanda Gohan.
— Non, non… Pas lui, mais ça ce sont ses chiens. C’est comme s’il était là en personne.
Pendant ce temps, le garde muet ouvrait une trappe dissimulée sous la paillasse et voulut y faire entrer Gohan. Il protesta :
— Non, non ! Je n’ai pas de raison de m’enfuir, et il faut que je retrouve Tidus !
— S’il est malin, il est déjà parti. Et moi aussi il faut que je parte, je suis recherchée je vous rappelle ! Et vous devriez venir avec moi, parce qu’ils verront tout de suite que vous n’êtes pas d’ici et ils commenceront à poser des questions.
Gohan ne bougeait pas : le garde n’avait qu’à l’accompagner, lui allait retrouver Tidus. Le corps à moitié caché par la trappe, Tullia lui lança un regard implorant :
— S’il vous plait, venez avec moi. Lui ne peut pas venir, il a une autre mission et il s’y est préparé. Tidus s’en sortira très bien sans vous, il ira se cacher dans la jungle avec Otho. S’il vous plait.
Cela faisait longtemps, bien avant de pénétrer dans l’Ogre, qu’il ne savait plus quelle décision prendre. L’éventualité de se tromper lui tordait le ventre mais il fallait prendre une décision et Tullia aussi avait besoin de son aide. Il jura, les dents serrées et pour lui-même, avant de sauter dans la trappe. Elle donnait sur un tunnel creusé dans le sable, dans lequel on pouvait marcher en courbant le dos et qui s’enfonçait loin vers la jungle. Tullia lui tendit une petite torche avant de lever la tête vers le garde muet et anonyme qui les pressait silencieusement de partir, penché sur la trappe :
— Merci. Bonne chance. Adieu.
Il referma la trappe et Tullia tapota l’épaule de Gohan pour qu’il avance. Ils n’avaient pas fait quelques pas qu’ils purent entendre des coups donnés à la porte en bois. Gohan se retourna instinctivement mais Tullia l’enjoigna à continuer : elle tremblait et il l’entendit renifler de plus en plus fort au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient du village, dans les ténèbres.
Laelia fixait Tidus, qui lui tentait de l’ignorer, en silence depuis de longues minutes déjà quand Otho fit irruption dans la maison. Il attrapa un sac de toile et commença à y jeter des provisions en vrac : fruits, noix, viande et fromage accompagnés de vêtements plus épais et de choses diverses.
— Il faut partir, vite. Les hommes de Gallien sont là, ils vont fouiller les maisons.
— Ils me cherchent ? demanda Tidus en se levant précipitamment, sans trop savoir pourquoi : il n’était pas certain de ne pas vouloir être trouvé finalement.
— Non mais ils vont te trouver, répondit Otho.
Cassia l’entrainait déjà vers les chambres.
— Laelia viens, intima-t-elle. Vous allez sortir par la fenêtre de ta chambre et tu vas l’emmener dans la jungle pour vous cacher. Allez assez loin pour ne pas qu’on vous trouve, mais restez assez près pour pouvoir revenir, d’accord ?
Son teint était blème et ses mains tremblaient.
— Mais non, je ne veux pas ! Je veux rester avec vous !
— Je peux me débrouiller seul vous savez, dit Tidus. Elle n’est pas obligée de venir.
— Si, tu te perdras dans la jungle sinon, répondit Otho. On ne peut pas venir avec vous, ils nous connaissent et ils nous chercheront.
— Laelia tu obéis, ordonna sa femme alors que la jeune fille s’apprêtait à protester de nouveau.
Otho la hissa jusqu’à la fenêtre et l’aida à passer à travers, alors que Cassia prenait Tidus par les épaules :
— Minervus pense que tu es très important et que tu n’es pas venu à nous par hasard. Je ne sais pas quel rôle tu as à jouer, et je pense qu’il ne le sait pas non plus… Mais tu es spécial, c’est sûr.
Otho l’aida à passer de l’autre côté et à peine avait-il aterri qu’il se retournait pour demander :
— Et Gohan ? Mon ami ?
Il n’eut qu’un chuchotement pour réponse : « Filez ! ». Laelia le prit fermement par la main et l’entraîna dans la jungle, à quelques mètres. Il tourna la tête et vit des hommes habillés en rouge et en noir s’éparpiller dans les rues, s’agglutiner face aux maisons, cris et calvacades accompagnant leur passage. Il cherchait Gohan dans la foule mais Laelia le tira vers les profondeurs vertes.
— Viens !
⁂