Allez, on ne va pas laisser cette fic sombrer dans l'oubli et l'opprobre de la seconde page, tout de même. Quel genre de personne ferait ça ?
merci de votre soutien, et on y va.
Chapitre 11- Révélation
Gryff prit son élan, attentif. Ce qui n'était pour des enfants normaux qu'un innocent jeu de balle, devenait pour des natifs du Makaï comme lui et ses petits camarades, une source de bleus et contusions en tous genre. Éviter le ballon de cuir était une telle motivation qu'ils détalèrent à toute vitesse en voyant que le plus costaud d'entre eux l'avait ramassée. Pas assez vite, cependant. Gryff était sacrément fort pour son âge, et il se voyait déjà prendre la tête de sa tribu, un jour...
Tout était plus simple quand on était le petit dernier du chef, et pas un petit démon émergé et adopté par pitié par un artisan. Mais ce genre de considération ne traversait pas l'esprit d'un enfant de dix ans. Ses sens acérés remarquèrent le saut que Shimi, une amie d'un an plus jeune que lui, venait d'entreprendre pour se mettre à l'abri derrière un buisson. Elle était plutôt rapide, mais ne savait pas encore voler, et certainement pas esquiver en vol le tir surpuissant que son camarade lui réservait.
Trop vite pour que la plupart des autres enfants ne puissent le suivre, il envoya la balle à toute vitesse entre les omoplates de son amie... Qui fut brutalement projetée sur le côté juste avant d'être touchée. Tous les enfants écarquillèrent les yeux, abondant de « Waaaah » et de « Ooooh » admiratifs, et s'empressant de relayer l'information que tout le monde avait déjà parfaitement capturé. « Shimi sait voler ! T'as vu ??? »
L'intéressée ne cachait pas sa joie. Son groupe d'amies s'était déjà agglutiné à côté d'elle pour la complimenter, et surtout rappeler à tout le monde qu'elles étaient affiliées à l'héroïne du jour.
Griff n'aimait pas du tout cela. Il était censé être la vedette de ce jour-ci ! Et de tous les autres jours aussi, tant qu'on y était ! Il chercha des yeux un autre centre d'intérêt que cette enquiquineuse... Plus personne ne faisait attention à lui...
Son regard balaya plusieurs fois le groupe, sans succès, puis s'égara vers leur campement... Rien. On pouvait apercevoir les structures volantes d'Ionia au loin... Rien non plus... Quant à l'est, vers les désolations...
Griff écarquilla les yeux dans une grimace de stupéfaction que, for heureusement pour lui, aucun de ses camarades ne remarqua. Pétrifié, il en oublia de respirer, jusqu'à ce que d'autres cris le ramènent à la réalité.
Quelque chose approchait. Loin à l'est, avant qu'on ne perde de visibilité, le ciel s'assombrissait à toute vitesse, un gros nuage noir avançait droit vers leur direction. Mais les nuages étaient beaucoup plus haut dans le ciel, et ils n'avançaient pas aussi vite. Secondes après secondes, on distinguait un peu plus les points qui le composaient. Un essaim. Un essaim de créatures volantes se dirigeait droit vers eux. À une vitesse sidérante, car, malgré la distance, les individus le composant étaient devenus presque distinguables des uns des autres. Comme ils devaient être grands ! Nulle part au Makaï il n'existait d'oiseaux, de mammifères ou d'insectes volants de cette envergure. Et aucun d'entre aux ne pouvait manifester sa présence d'une brève lumière visible à une telle distance.
Dragons.
- Griff ! Retourne au camp avec les autres !
Razza , le plus âgé de ses frères, venait d'intervenir à toute vitesse. Une seconde plus tard, Jadna, sa cadette le rejoignait. Tous deux gardaient ouvraient de grands yeux ébahis sur le spectacle. C'était une catastrophe sans précédent que se présentait d'un seul coup devant eux.
Ils n'auraient pas le temps de ranger quoi que ce soit, ils allaient perdre tout ce qu'ils possédaient, et qui sait s'ils arriveraient seulement à sauver leurs vies ? Et s'ils parvenaient à s'enfuir, où iraient ils ?
Shimi volait au-dessus d'eux tous, maintenant, mais personne ne s'en souciait. Griff menait la bande d'enfants droit vers le campement. Les chocs de la course se répercutaient dans sa colonne vertébrale, faisant défiler le sol sous lui à toute allure. Il jeta un coup d’œil en arrière pour vérifier que tout le monde suivait.
Autant de dragons... Sa tribu ne pourrait rien faire. Son père avait tué un dragon, une fois, mais c'était il y a longtemps, et il y en avait tellement... Sa vue se brouilla, mais il essuya rapidement les larmes. Un futur chef ne pleurait pas !
Griff ferma fort les paupières pour garder la face. Il les rouvrit jute à temps pour éviter de percuter la personne qui venait d’atterrir en travers de son chemin. Il mit quelques instants à comprendre de qui il s'agissait, et lorsque tous les enfants se soient arrêtés, il réalisa que la reine du Makaï en personne invoquait un portail pour leur permettre de s'échapper.
À travers l’ellipse plate qui s'était matérialisée dans les airs, on pouvait voir les murs de la Citadelle, et d'autres portails par lesquels des groupes de civils étaient évacués. Il lui fallut un regard pressant de la part de Panka pour reprendre ses esprits, et mener sa petite bande vers un lieu plus sûr.
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Utiliser le sort de « gélification de l'air » avait semblé être une excellente idée de prime abord, et Nadil avait prouvé ses talents de sorcier en parvenant à étendre la zone d'influence sur toute la horde de dragons. Mais il s'était rapidement avéré que les bêtes auxquelles ils avaient affaire étaient d'une toute autre catégorie que celles auxquelles le Makaï s'était habitué. L'air gélifié ne leur opposa qu'une résistance mineure, et l'équipe d'intervention de la Citadelle fut rapidement bombardée de bouts de gel qui reprenaient rapidement leur consistance originelle, alors que le mur de fortune était impitoyablement déchiqueté par les immenses ailes membraneuses.
Nadil toujours occupé par son ambitieux sortilège, il revenait à Adjack d'organiser les troupes pour cette impossible tâche. Elle avait tout au plus une cinquantaine de gardes rassemblés à la hâte. Des combattants de haut niveau, certes (elle s'en était assuré), mais elle doutait de leur capacité à neutraliser des créatures aussi imposantes. Elle aboya quelques ordres dans son talisman de communication, et décida de donner l'exemple. Si elle n'éliminait pas personnellement une de ces saletés, ils risquaient de perdre leurs moyens. Ils n'avaient eu que quelques minutes pour se préparer à affronter une menace d'ampleur démentielle.
Ces monstres étaient apparus de nulle part, et ils promettaient de détruire la moitié du Makaï si l'on les laissait faire. Mais les laisser faire ne figurait pas au programme. Adjack concentra son ki, et cibla le premier reptile à se dégager du piège de Nadil , optant pour une approche en spirale, pratique pour éviter un éventuel jet de flammes. L'exemple sembla convaincant, et elle vit du coin de l’œil que le reste de ses troupes la suivait.
Son attention fut immédiatement recapturée par une tentative de morsure incroyablement véloce. Plus grands, plus rapides... Si la résistance et l'intelligence de ces saletés suivait, le combat risquait d'être plus compliqué que prévu. La capitaine de la garde décocha un coup de pied dans les mâchoires du monstre, et repris de la distance, en quête d'une ouverture. Elle n'eut pas à chercher longtemps. Le dragon ne fit même pas mine de la combattre, et profita qu'elle se soit écartée pour glisser sous elle d'un battement d'ailes, et filer droit vers la Citadelle. Désarmée, elle put constater que l'ensemble des créatures, d'ordinaire si agressives, suivait la même stratégie, et évitait soigneusement ses soldats, prenant juste la peine de les écarter d'une morsure ou d'un jet de flammes quand ils se mettaient en travers de leur chemin.
Nadil lâcha enfin son emprise sur son sortilège, et se jeta sur le côté pour esquiver celui qui lui fonçait droit dessus, tout en préparant une série de boules de feu. L'animal de parut même pas indisposé par les attaque, est lui passa devant, comme cela était arrivé à Adjack et à tous les autres.
Il cessa rapidement son bombardement de toute façon inefficace, et se tourna vers sa cousine, effectuant des mains, de la tête et des épaules, le signe universel signifiant « Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? »
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Adjack parvint finalement à trouver un angle que le cou serpentin n'arriverait pas à atteindre, et s'accrocha tant bien que mal à l'un des pics ornant le dos du dragon, lequel se contorsionnait sans parvenir à la happer, tout en volant à tire-d'ailes vers l'intérieur du Makaï. Avant de chercher à exécuter l'animal, elle tenta de se rassurer sur le comportement de ses soldats, via l'artefact de vision globale que Panka lui avait préparé. Le capitaine mit ses jambes hors de portée d'une patte griffue qui déchira le cuir de ses bottes et le velours rouge de son uniforme. Elle se concentra, et activa d'une impulsion mentale la plaque runique qu'elle avait nouée autour de son front.
Sa vue se double, et elle put observer la situation de ses gardes, tout en conservant assez de perception de son environnement pour repousser d'un grand coup de botte une autre patte griffue.
Elle eut le droit à un aperçu du chaos total qui régnait sur le « champ de bataille ». Ou plutôt, le convoi de reptiles cracheurs de feu, poursuivis par une poignée de combattants déboussolés, qui tentaient désespérément de leur faire ralentir l'allure. Sans grand succès. Quelques gardes avaient bien réussi à s'arrimer sur les membres squameux d'un monstre ou d'un autre, mais de là à y rester en un seul morceau... Sans même parler d'infliger le moindre dégât à l'une de ces bêtes ! Grulm, un de ses combattants les plus courageux venait de se faire projeter au sol, la cuisse déchirée. Heureusement pour lui, les dragons ne déviaient pas de leur trajectoire pour l'attaquer.
Inquiète pour son agent, Adjack resta concentrée sur Grulm une seconde de plus alors qu'il reprenait le contrôle et freinait sa chute, quand deux énormes masses noires le doublèrent pour s'abîmer droit vers le sol caillouteux. Un sourire se dessina sur le visage du capitaine, lors qu'elle adoptait un angle de vue lui confirmant ce dont elle se doutait. Deux autres dragons chutaient déjà, et d'autres étaient à venir : Panka faisait parler ses flammes noires. Les reptiles paraissaient complètement incapables de saisir ce qui se tramait, tout à leur précipitation : la princesse du Makaï virevoltait entre les griffes, les ailes membraneuses et les écailles tranchantes, éclair noir et insaisissable, laissant derrière elle une traînée de dragons morts qui tombaient l'un après l'autre comme autant de mouches géantes.
Toute à sa joie momentanée, Adjack en avait presque oublié sa position. La peau du dragon s'était avérée suffisamment flasque, et son cou assez souple pour se retourner sur lui-même en un instant, et la fille de Dabura fut ramenée à la réalité par une double rangée de crocs se rapprochant à toute vitesse de son visage. Folie. Elle n'avait pas le temps d'esquiver. Sa dernière pensée fut pour les avertissements de Panka, qui lui avait pourtant martelé les risques de son dispositif de surveillance. Les premières flammes luisaient dans la gorge de la bête, et Adjack les yeux écarquillés devant le prédateur, ne vit plus que des dents et un gosier illuminé.
…
…
Il lui fallut encore cinq seconde pour se rendre compte que la gueule du monstre ne se rapprocherait pas plus. Ils étaient arrêtés en vol, et l'animal, prêt à la gober, ne bougeait plus que très faiblement. La seule partie de son corps encore libre de ses mouvements étaient ses deux gros yeux jaunes à pupille verticale. Ce regard fixe, qui s'agitait parfois frénétiquement à la recherche d'une échappatoire, Adjack le connaissait par cœur, pour l'avoir déjà suscité chez les nombreuses bêtes des désolations dont elle avait faite ses proies. Chez un dragon, cependant, c'était la toute première fois. Ces bêtes n'avaient pas de prédateurs naturels, et ce regard-là était celui que réserve la proie à son chasseur. Et en toute logique, au vu de la direction dans laquelle le dragon paralysé lançait son regard désespéré...
Adjack se retourna lentement. Voir un démon du froid pour la première fois était souvent une expérience traumatisante, et la taille phénoménale de Banquiz n'arrangeait pas les choses. Ses grands yeux rougeoyants la dévisagèrent encore un moment, alors que sa longue queue blanche décrivait des mouvements toujours plus frénétiques.
- Il faut faire attention avec les dragons, madame. Ils ont tendance à mordre. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, moi et mes amis allons vous en débarrasser, nous vous saurions gré de ne pas intervenir. Vous pourriez vous faire mal.
La tirade était évidemment railleuse, mais Adjack était trop déstabilisée pour lui faire ravaler sa fierté. L'idée faisait à peine son chemin dans sa tête, quand la main droite jusque-là crispée du démon du froid se referma brusquement en un poing. La combattante sentit le corps reptilien sous elle se déformer, il y eut un craquement d'os torturé, puis plus rien. Le poing se relâcha, et le colosse pâle fit le geste de jeter quelque chose. Alors seulement Adjack put remarquer que celui-ci venait de broyer sept autres dragons dans son étau télékinétique, en plus de celui sur lequel ils se trouvaient tous les deux. Les bras ballants, elle balaya l'impossible scène de chasse : des dizaines de combattants monstrueux sortis de nulle part fondaient sur l'ost draconique, exécutant les reptiles par dizaines. Paniqués, les dragons tentaient de s'éloigner du foyer de l'action, mais les nouveaux-venus étaient trop rapides. Les cous étaient brisés, les crânes éclatés, et les ailes emportés par des vagues de kikohas. Partout autours d'elle, le plus grand rassemblement de dragons jamais vu au Makaï était réduit à néant. Ce fut en observant d'un œil horrifié la manière dont un petit adolescent tout juste vêtu d'un pagne venait de déchausser sa mâchoire en une contorsion impossible pour engloutir d'une seule monstrueuse bouchée la tête de l'une des bêtes, qu'elle saisit enfin sa signification de ce pandémonium.
Les dragons fuyaient. Ils fuyaient devant un plus gros prédateur qu'eux.
Perdue, elle finit par trouver Panka du regard : celle-ci volait en l'air, le regard fixe. Pour la seconde fois en un temps bien trop court, Adjack se sentit stupide et suivit les yeux de sa souveraine jusqu'à atteindre la cause de tout cette folie.
Elle retint un moment de panique en voyant les deux immenses ailes carmines se déplier et se replier à intervalles réguliers. Les dragons étaient dans les tons bruns, ocres ou verts, noirs pour les spécimens les plus massifs et féroces. Celui-ci était rouge sang, et aurait fait passer celui qui avait faillit la tuer quelques instants plus tôt pour du menu fretin.
Un géant. Les combattants qui, pour une raison ou une autre, ne participaient pas à la chasse avec Banquiz, paraissaient minuscules à côté. Mais le fait qu'il se volette tranquillement à côté des étrangers sans tenter de les dévorer n'était pas le plus absurde : perchée sur l'énorme crâne, les mains sur les hanches, une silhouette conquérante observait le spectacle. Comme s'il s'était agit d'un balcon et pas d'une monstruosité capable d'engloutir un seigneur régent en un battement de cœur. La vision d'Adjack n'était pas la plus développée parmi ses congénères démons, et il lui fallut attendre que le groupe se soit approché beaucoup plus, et que la plupart des dragons aient mordu la poussière, pour enfin reconnaître les traits de Baphasi sur le visage tanné et endurci de la cavalière.
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Le domaine Cadenza était assez vaste pour abriter, en plus de l'imposant palais seigneurial et des kilomètres carrés de jardins, un terrain d'entraînement spécialisé pour les utilisateurs de ki. On y trouvait même une petite terrasse protégée par de puissants boucliers, afin que la dame puisse observer ses combattants s'entraîner sans craindre de kikohas perdus.
Une sécurité d'autant plus bienvenue que les individus qui s'affrontaient ici auraient ridiculisé la pourtant très compétente garde du domaine. Il s'agissait, après tout, d'un commando d'élite de Cold, et de Taris en personne.
Le son des chocs se répercutait partout, et toute tentative de distinguer les images rémanentes de Sally et de son capitaine s'avérait vaine pour l’œil inexpérimenté, même sur cet espace dégagé.
Mi Amore avait complètement abandonné l'idée de capter autre chose que le son et les subtiles perturbation imposées aux nuages, loin en l'air. Penchée sur ses documents, et vêtue sobrement (de son point de vue, du moins : ce tailleur bleu marine taillé sur mesure valait une petite fortune, sans même parler de l'unique pierre solaire qui ornait son fin diadème), elle s'était plongée dans ses rapports. La visite de Taris, toute agréable qu'elle fût, lui avait fait perdre beaucoup de temps en paperasse. Cela faisait maintenant trois ans qu'ils s'étaient rencontrés, et, si elle était remarquablement douée pour paraître en contrôle quelle que soit la situation, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir débordée.
Taris en lui-même était un homme déstabilisant. Prévenant, aimable, passionné, mais il ne parvenait jamais totalement à cacher ce qu'il était véritablement : un monstre. Comment faire abstraction du fait qu'il soit capable de briser, de détruire chaque chose en un battement de cœur, que son âge faisait de lui un ancêtre parmi les ancêtres, que sa force le mettait au-dessus des dieux ?
Il y avait entre lui et la princesse une distance que toute la volonté du monde ne pouvait écraser. Face à lui, elle était une enfant, un grain de poussière qu'un simple geste pouvait balayer... Mi Amore était rappelée à sa vraie place : elle n'était qu'un symbole, un épouvantail placé là en tant qu'intermédiaire du pouvoir. Le véritable pouvoir qui maintenait les quatre galaxies en paix était précisément cette force, cette épée de Damoclès maintenue par Taris, ses mutants et, par-dessus tout, les démons du froid, qui terrifiaient plus encore que l'envie et la cupidité ne fascinaient. Tout ne tenait, au final, qu'à cette poignée de personnes. À cette petite famille rassemblée par un destin impitoyable, et qui portait sur ses épaules des milliards de vies.
Une famille de mutants. Voilà ce qu'était réellement le gouvernement galactique, et elle n'avait pu le réaliser qu'en s'y greffant par alliance. Lors des rares entrevues entre Nordis et Taris auxquelles elle avait pu assister, l'intimité de ces deux êtres inatteignables s'était manifestée comme une évidence, et elle avait alors seulement cessé de s'étonner de la liberté avec laquelle Taris pouvait se permettre de la visiter.
Ces deux-là tenaient à l'un l'autre comme à la prunelle de leurs yeux. Ce n'était pas qu'une question de force : il y avait aussi cette longévité obscène qu'ils partageaient et qui faisait d'eux les garants de la pérennité de l'empire.
C'était un sentiment très différent de la supériorité acquise à laquelle Mi Amore avait été habituée toute sa jeunesse, mais il y avait comme un attrait irrésistible à toucher du doigt cette goutte de vérité, à s'asseoir aux côtés de ces rois unis par leur fardeau.
Une explosion de plus secoua la terrasse, faisant tomber quelques documents au sol. La princesse se recoiffa d'un geste et tourna le regard vers le ciel. Polt, le combattant imberbe à la peau vert pâle qui servait de second à Taris, fixait le combat, les mains derrière le dos. Ils n'était que deux dans la pièce, et les crispations de ses doigts n'échappèrent pas au regard de Mi Amore.
- Il y a un problème, Polt ?
Bref silence. Impact, à l'extérieur.
- Il n'aurait pas dû laisser passer ce coup-ci.
Elle mit quelques instants à tenter de saisir où il voulait en venir. Les mutants avaient encore des problèmes à accepter sa présence.
- D'après lui, Sally est l'une des plus...
Autre bruit d'impact, particulièrement violent.
Mi Amore n'était pas habituée à ce qu'on l'interrompe, mais en l'état présent, la frustration de ne pas pouvoir observer ce qui se déroulait dehors rendait l'affront négligeable. La voix de Polt semblait sincèrement inquiète. Et cela était contagieux.
Il y eut encore un moment de blanc
- Qu'est-ce que vous voyez ? Dites-moi.
- Personne ne s'en est rendu compte... C'est lent. Il y a vint ans, quand il me formait, il était plus fort...
Il craignait d'en dire trop, c'était évident. Mais il avait besoin d'aide, et Mi Amore savait à quel point ces combattants tenaient les uns aux autres. Lentement, elle prit peur d'être liée à cela.
- Qu'est-ce qui lui arrive ?
- Je... Je ne sais pas. Je suis le seul à l'avoir remarqué. Les autres sont trop éloignés de lui. J'ai retrouvé un enregistrement d'un de ces combats il y a deux cent ans, pendant la guerre Zodiane... Ça n'avait rien à voir avec maintenant.
Il en avait beaucoup dit. Entre de mauvaises mains, ce renseignement pourrait embraser une petite guerre civile, et donnerait un nouveau souffle à tous les mouvements séparatistes du monde. Il posa sur elle un regard interrogateur et chargé d'espoir. Taris n'avait pas eu de relation stable depuis très longtemps (une certaine Soltraki), et elle était devenue pour lui le meilleur moyen d'atteindre son père adoptif.
Mi Amore ferma les yeux... Il était de ces confessions intimes dont elle aurait préféré se passer.
- Il est fatigué. Terriblement fatigué.
Polt la dévisageait toujours, suspendu à ses lèvres.
- Taris refuse de dormir depuis une éternité, son corps commence à céder.
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Les cris de joie, les chants et les spectacles de projections cinématomagiques avaient métamorphosé la Citadelle en un cœur festif pour les réjouissances qui éclataient partout dans le Makaï.
La reine était de retour. Chaque cité était en joie : les tambours de Noxus répondaient aux trompettes d'Ionia, et partout dans les steppes, on pouvait voir s'illuminer les feux de joie. Baphasi était de retour ! La reine était de retour ! Les désolations l'avaient engloutie, mais elle en était ressortie grandie, et elle avait réussi ce qu'aucun souverain avant elle n'avait seulement osé essayer. Elle était revenue avec une armée de héros anciens, qui iraient conquérir le monde d'au-dessus et vengeraient Dabra. Le Makaï retrouvait son ancienne reine, plus grande et forte que jamais, et qui leur promettait une guerre si glorieuse que leur génération serait comparée à celle de Gilgamesh lui-même.
Si le Makaï le désirait, cependant, c'était un autre débat. Déjà, entre les feux et derrière les tentures, là où l'on ne craignait d'être entendu, les premiers chuchotements inquiets s'échangeaient. Le peuple du Makaï avait goûté à la paix, et la souveeraine proche et attentionnée qu'ils venaient de perdre leur convenait parfaitement. Et que dire alors des monstres exotiques dont Baphasi s'était entichée ?
Il se murmurait même qu'elle avait fait entrer un dragon dans la citadelle...
Cette dernière rumeur était infondée. Quiconque ayant raté festivités pour se promener au milieu des magnifiques paysages de montagne à l'est de la Citadelle, et pris la peine de regarder en l'air aurait pu confirmer. Le ciel du Makaï , qui diffusait normalement une perpétuelle lumière tamisée, était obscurci par les gigantesques ailes du dragon écarlate. La bête mesurait aisément trente mètres d'envergure, et autant de long si l'on incluait la queue. L’ascension jusqu'au sommet se fit tranquillement, l'air ne se raréfiait pas tant en hauteur, au Makaï. Le dragon décrivit quelques cerces dans les airs, laissant les autres êtres vivants terrorisés s'enfuir devant sa présence. Quelques battements d'ailes couchèrent l'herbe sur les centaines de mètres alentours, alors que les griffes labouraient la terre meuble.
Et seulement, la bête se métamorphosa. Les ailes se rétractèrent, la chair se tordit, les écailles se fondirent dans la peau alors que la mâchoire se raccourcissait. En moins d'une minute, il était devenu un homme glabre aux longs cheveux noirs rabattus en queue de cheval, d'âge incertain et dont la peau pâle se trouvait protégée par des vêtements de cuir artisanaux et usés, mais de facture plus que décente.
Il avait conservé sa forme draconique un sacré bout de temps, principalement pour dissuader les importuns de le suivre. Il avait un rendez-vous et ne tenait pas à être dérangé.
D'un seul mouvement souple, il s'assit sur un rocher et tenta de se concentrer. Il n'en eut pas le temps : il est difficile de penser à quoi que ce soit lorsqu'un quasar miniature vous brûle les yeux à travers les paupières. Il passa la main devant ses yeux déjà douloureux, et engagea normalement la conversation : sans même prendre en compte ce type de ki inimitable, il était hautement improbable que quelque autre entité que ce soit ait adopté un avatar aussi odieux.
- Salutations, Lucie. Ravi de vous savoir de retour parmi nous.
Elle ne fit absolument aucun effort pour réduire la luminosité. Ils devaient être visibles à des kilomètres.
- Pour vous, ce sera Lucifer, Sepet. Je constate que vous avez survécu à la purge.
Sepet Drake prit une brève inspiration. Les mages formaient une communauté très fermée, et Lucie était manifestement très soupçonneuse vis à vis des modalités sa survie, là où l'intégralité de l'ordre avait été exterminée. Il n'était qu'un sbire d'Abel, après tout. Elle n'avait pas de raisons de lui faire confiance outre mesure. Et aucune trace du nécromancien à l'horizon, bien sûr. Cela s'annonçait affreusement mal : si sa mémoire était correcte, le quinzième mage était notoirement violent et imprévisible, en plus d'occuper une place dans le top cinq pour ce qui était des capacités martiales.
Il fallait la jouer fine le temps que son protecteur décide de se pointer.
- Abel nous a conçu résistants. Vous n'êtes pas sans savoir que nous étions ses sujets finaux pour la création de corps virtuellement immortels, et que j'étais le deuxième meilleur du lot.
Heureusement pour lui. Le meilleur du lot servait encore de corps-hôte au nécromancien. Nécromancien qui ne se décidait décidément pas à pointer le bout de son nez, alors que Baphasi avait très explicitement évoqué sa présence au Makaï, avec des... Détails, qui prouvaient leur forte intimité, et qu'elle n'aurait définitivement pas pu trouver dans une source écrite.
- Donc vous avez subsisté cent mille ans dans un monde contrôlé par les Kaïoshins et les Makaïoshins, sans vous faire abattre ou retrouver. C'est bien cela ?
Un traître. Elle le prenait pour un traître. Il avait survécu pendant des éons, tenté de renverser les dieux à lui tout seul et failli mourir à l'occasion. Il avait organisé une toile secrète de combattants et d'espion pour préparer le retour des mages. Il s'était mis tout le monde d'au-dessus et le Makaï à dos un nombre incalculable de fois dans ses tentatives plus ou moins ratées de venger Abel, au point de devoir se cacher dans les désolations. Et tout ça pour qu'on l'accuse de traîtrise ?
L'orgueil faillit lui faire perdre sa contenance, mais il se retint. Si son service auprès du nécromancien lui avait appris une chose, c'était bien de ne jamais mettre un mage en colère. Manque de chance pour lui, Lucie semblait déjà en colère, et prête à le désintégrer sur place.
Il allait y passer. Vraiment, en plus : aucune chance pour que son organisme hors-norme échappe à la fureur de cette créature, d'autant plus quelle était sûrement consciente de ses capacités de régénération, et quelle n'allait pas ce contenter de le priver de quelques organes vitaux, comme cela avait causé la perte de plusieurs de ses ennemis.
C'était vraiment une journée de merde.
Il fallait essayer, mais Drake ne se faisait pas d'illusion : il était bon pour un ramonage psychique intégral. Et ensuite, il se ferait sûrement tuer, parce que Lucie était de toute évidence bien la garce psychotique qu'Abel lui avait décrit.
Il ne mentait même pas, en plus. Oh, bien sûr, il aurait pu faire un peu plus d'efforts pour l'ordre, mais en toute honnêteté, tout s'était passé très vite. Les Kaïoshins et leurs alliés avaient frappé vite et fort. En quelques heure d'heures, une bonne moitié les mages avait été exterminée, Abel inclus. Ensuite, Khaine avait annoncé qu'il « prenait les choses en main », et Sepet en avait déduit que le problème était pour ainsi dire réglé. Le onzième mage était peut-être plus puissant que tous ses confrères réunis, et il n'avait pas l'habitude de faire traîner les choses.
Et puis voilà que l'impensable s'était produit : Khaine avait été vaincu, et tout était parti en vrille. Sepet n'était qu'un pion sur l'échiquier. Un fou, à la limite. Et voilà que l'équivalent d'une valise remplie de reines avait été balayée... Oui il avait fui, oui il s'était caché, fait passer pour mort, et re-caché. Qu'y avait-il d'autre à faire ?
Ses pensées prenaient un tour très désagréable de « bilan pré-mortem ». Mais là encore, c'était sûrement justifié. Plus qu'à espérer qu'Abel fasse l'effort de le ramener à la vie, même si c'était dans un corps de moindre facture. Sepet avait confiance : Abel avait peu d'amis, mais il tenait sincèrement à eux...
Sûrement ?
Et si Lucie décidait de cacher son méfait ? Si elle avait un moyen pour empêcher l'âme d'un défunt de s'accrocher à elle ? C'était très certainement le genre de saloperie dont elle était capable...
Le silence fut interrompu par des bruits de pas derrière lui. Il risqua un œil derrière lui, et cru d'abord à une hallucination. Protégé de la radiance émise par Lucie par son bras droit, un jeune homme en pyjamas à pois et chaussé d'une pantoufle solitaire se ruait dans leur direction en criant « Attendez, madame ! ». Jusque-là, Sepet appréciait ce garçon, sans aller jusqu'à cautionner ses goûts vestimentaires.
- Il... Haaa, haaaa... Il ne faut pas le tuer, madame. Il a raison... Il est dans notre camp...
Sepet imagina un regard accusateur et soupçonneux de la part de Lucie. C'était facile, il s'y exerçait depuis plusieurs minutes, déjà.
- Et qu'est-ce qui pourrait permettre à un apprenti sorcier de dire si oui ou non mes soupçons sont fondés ?
Au moins, ça ferait quelqu'un avec qui discuter au paradis. (Ou en enfer, plus probablement. Sepet se dit qu'il irait très certainement en enfer).
Matsu mit quelques dangereuses secondes de plus à formuler sa réponse, agitant l'index gauche en signe de négation.
- C'est pas moi... Haaaa, haaa... C'est le mage... Celui qui vient dans les rêves...
Il haleta encore un peu, mais Sepet le soupçonnait sérieusement de chercher ses mots.
- Brimus. Voilà. Brimus a dit qu'on aura besoin de lui.
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Depuis le jour où Baphasi les avait défoncées, les portes d'Eden étaient restées entrouvertes., Les hommes en service s'écartèrent prestement à la simple vue de la personne qui s'apprêtait à entrer. Inutile de questionner les droit que pouvait avoir la reine concernant ses allées et venues au Makaï.
Celle-ci passa devant eux en trombe, Uranie sur ses talons, faisant signe que personne ne la suive. Si son visage et son attitude paraissaient considérablement plus tendus depuis son séjour au Makaï, elle ne manifestait pas les signes précurseurs des brusques accès de colère que les gardes les plus anciens avaient appris à détecter. C'était à la fois rassurant et étonnant : les récents événements liés au nécromancien auraient dû la mettre hors d'elle. Le voyage l'avait véritablement transformée. Il restait à savoir si c'était en bien ou en mal.
Eden n'avait pas changé depuis la dernière venue de la reine : toujours ces mêmes structures en ruine, toujours cette souche noircie et rabougrie, privée de sa source de vie, toujours ce puits droit, s'enfonçant dans d'insondables profondeurs. Baphasi ordonna à sa pupille de rester en arrière. Elle souhaitait s'entretenir en personne avec Abel Alazrhad.
Toujours aussi fidèle, Uranie s'arrêta net à la mention de l'ordre. Elle continuait de fixer sa reine avec une dévotion fanatique dans les yeux. Baphasi pouvait voir les légers frémissements au coin de sa bouche, la dilatation de ses pupilles. Et surtout son ki. Oh, son ki en disait tant sur elle. C'était un livre ouvert pour qui savait le lire, et Baphasi avait beaucoup appris au cours de son voyage... Son peuple était si naïf, si mal préparé au monde et à ses dangers. Ils se figuraient que la force brute et leur magie primitive étaient une assurance de tranquillité, qu'elles les protégeraient du monde extérieur. C'était un miracle qu'ils aient survécu aux Makaïoshins, et, sans l'intervention de Panka, ils n'auraient jamais résisté au nécromancien. Et tout cela n'était que la prémices du raz-de marée qui s'approchait.
Baphasi comprenait à présent à quel point son peuple était sous-armé pour les événements qui s'annonçaient. Elle aurait bien prolongé son entraînement, mais le temps lui manquait désespérément, et ses nouveaux alliés, tout peu fiables qu'ils soient, devraient lui permettre de sécuriser un pied à terre dans le monde d'au-dessus. C'était une première étape essentielle à son plan.
Effrayée, résolue, Baphasi adressa un sourire reconnaissant à Uranie, et trembla intérieurement devant la joie intense que la jeune femme éprouva en retour, inconsciente de la transparence de ses pensées. La reine était revenue de son voyage transformée : au-delà de ses cicatrices, de sa démarche plus tendue, ses sens étaient ouverts à des milliers d'informations dont elle n'aurait même pas soupçonné l'existence, ses capacités martiales avaient radicalement changé, mais surtout, elle était devenue plus calme, plus observatrice, plus sage. Elle marquait un temps de réflexion après chaque information qu'elle recevait, en opposition aux ordres impulsifs auxquels elle avait habitué le Makaï. Les désolations qui avaient appris la prudence et l'humilité. Elles lui avaient appris qu'elle n'était qu'une pièce dans un plan plus grand et plus ancien, et par-dessus tout, elles lui avaient montré à quel point le monde pouvait être dangereux, même pour elle.
Surtout pour elle.
Baphasi s'autorisa un moment de réflexion avant de plonger dans le puits. C'était l'une des dernières étapes : il fallait négocier tant qu'elle était en position de force. Abel serait un allié indispensable.
Les cellules défilèrent les unes après les autres alors qu'elle s'enfonçait plus profond et que la lumière au-dessus se rétrécissait. Identiques, les portes qui avaient abrité tant d'horreurs défilaient. Elle s'arrêta un bref instant devant l'une d'elles. Derrière, se trouvait ce qui restait du Makaïoshin fou et démembré. Elle ne tenait pas vraiment à en voir plus que ce qu'elle imaginait. Le corps de Gilgamesh, soumis à la volonté de Panka, avait jeté le nécromancien dans une cellule toute proche, plus spacieuse que les autres.
Encore une preuve de magnanimité et de diplomatie. Sa fille s'était contentée de remettre Abel à sa place de prisonnier. Elle lui avait tout de même broyé le crâne au passage pour faire bonne mesure, mais on n'arrêtait pas un nécromancien avec un air contrit et quelques remontrances.
Baphasi sourit un instant à cette idée. Cela valait peut-être la peine d'être essayé, en fin de compte. Sans plus délayer, elle enclencha le mécanisme d'ouverture.
La pièce où le nécromancien était reclus n'avait plus rien d'une cellule sordide : Panka, sans doute préparée à l'éventualité où elle devrait enfermer un allié incontrôlable, avait fait aménager des cellules pour assurer un confort plus qu'acceptable. Depuis son lit rembourré aux multiples couvertures, Abel détourna l'attention du roman qu'il tenait. Baphasi reconnut une espèce de niaiserie à l'eau de rose qu'elle était persuadée d'avoir fait éradiquer de la bibliothèque de la Citadelle... Il jeta le livre sur le côté, et se leva avec sourire accueillant. Elle choisit de lui rendre un visage plus fermé.
- Tu peux m'expliquer ce qui s'est passé ?
Coupé dans son élan, Abel s'arrêta à quelques mètres d'elle.
- Ta fille m'a éclaté la tête, figure toi.
Baphasi le dévisagea de haut en bas. Il n'avait pas l'air changé, hormis que sa barbe et ses cheveux étaient beaucoup plus courts qu'à l'accoutumée. Impossible de les coiffer en tresse, ou d'y accrocher les babioles dorées qu'il affectionnait tant.
- Je trouve que tu t'en sors plutôt bien pour quelqu'un qui a tenté un coup d'état.
- Oh, ça ? Eh bien, je n'allais pas laisser Ladra me découper en morceau sans rien faire, si ? Et il fallait laisser une certaine stabilité au Makaï pour que je puisse aller te chercher, au cas où ton petit voyage se serait mal passé.
- Oui, j'avais cru comprendre. Ce qui m'étonne, c'est que tu ne te sois pas encore échappé.
Une seconde, Abel fit mine d'être outré par une telle accusation, mais, à l'attitude de sa conjointe, il devina qu'il ne serait pas possible de la tromper sur ce point.
- Hum... Disons que mes plans ne requièrent pas que je sois à l'extérieur. Et... Panka a vraiment l'air de préférer que je reste ici. C'est mieux pour le royaume.
Les dernières phrases étaient surprenantes, prononcées sur le ton de la confession.
- Elle fait une bonne reine, n'est-ce pas ?
C'était une constatation. Il y avait comme un goût d'inéluctable dans sa voix. Abel hésita un moment sur l'interprétation de cette phrase. Il ne pouvait plus lire dans le ki, les mouvements et la voix de Baphasi comme autrefois.
- Qu'est-ce que tu as en tête ?
- Pendant l'invasion, il me faudra ton aide pour vaincre les dieux d'au-dessus.
À la mention de ses ennemis jurés, le nécromancien dévoila un rictus cruel qui arracha un sourire à la reine du Makaï.
- Merci. Je te ferai libérer pour l'assaut, pour l'instant tu restes ici.
- Je peux me libérer tout seul, tu sais.
Un vrai gosse. Elle éluda la proposition d'un geste de la main.
- Je pense que as déjà fait assez de dégâts.
Baphasi se surprit elle-même à prononcer ces mots, elle qui ne s'était jamais vraiment souciée de la vie de ses sujets, ou de semer la destruction. Ce n'est que lorsqu'on est sur le point de les perdre, qu'on réalise la valeur des choses.
- Rien d'irréparable, c'est promis.
Voila qui laissait de la marge à un nécromancien. Les yeux dans les yeux, ils rirent un instant de la plaisanterie.
- Et bien soit. Que puis-je faire d'autre pour votre bon plaisir, Majesté ?
Il avait accompagné la question d'une petite révérence, que Baphasi mit a profit pour entrer plus avant dans la pièce. Elle était sobrement décorée, mais comparé à ce dont elle avait dû se contenter ces trois dernières années, c'était le grand luxe. Du coin de l’œil, elle remarqua un panier, au milieu duquel une pomme solitaire avait échappé au mage. L'appétit du nécroamncien pour les fruits frais surpassait presque le sien.
Sous les yeux de ce dernier, elle attrapa rapidement la pomme et croqua à pleines dents. Fermant les yeux, elle prit le temps de savourer la chair juteuse et sucrée du fruit. Encore une chose dont elle s'était privée trop longtemps. Elle les rouvrit pour croiser les yeux rieurs et ambrés d'Abel.
- Je t'en amènerai d'autres, promis. Fit elle, avant de reprendre une bouchée.
*******
Si le mont Paozu était réputé pour sa faune et sa flore exubérantes, l'hiver conservait ses droits sur lui comme sur chaque montagne. Les mois de février étaient glaciaux, et la neige rendait les hauteurs inaccessible et silencieuse. Le lourd manteau blanc étouffait le mont et éloignait les humains par un froid mordant et un perpétuel risque d'avalanche. Le lieu avait été classé réserve naturelle, et il ne restait guère qu'une seule trace de peuplement humain dans la petite jungle qui avait poussé à flanc de montagne, méticuleusement entretenue par les successeurs du héros qui avait, il y a longtemps, grandi en ces lieux.
En dehors de ce devoir quasi-saint d'entretien, même mes successeurs de Son Goku ne passaient pas plus de temps que de raison dans cette maison de rondins, surtout en hiver, où les températures aurait découragé n'importe qui.
Seule une personne capable d'accéder à la montagne par un temps pareil, et désirant absolument la solitude était susceptible de s'y trouver en cette nuit d'hiver. Son Goujin répondait aux deux prérequis.
Debout, devant la cabane qui avait abrité les années d'enfance de son ancêtre, il contemplait la vallée obscure en contrebas, les bras ballants. En dépit du bon sens, il avait jeté au sol pull, bonnet et écharpe. Le vent glacé soufflait contre ses bras nus et la protection risible que constituait son T-shirt. Mais il n'avait pas froid. Les flammes du super-sayen l'entouraient, le protégeaient des éléments et de l'obscurité. Les éclairs qui parcouraient son corps étiraient occasionnellement les ombres des arbres enneigés en des géants imaginaires, qui disparaissant l'instant suivant.
Il n'avait pas bougé depuis presque une heure. C'était dangereux de prolonger ce niveau de super-sayen à ce point, on le lui avait souvent répété. Le corps n'était pas capable d'encaisser un stress aussi intense indéfiniment, et cela avait de graves répercussions sur la durée de vie et le vieillissement.
Les yeux dans le vague, Goujin conserva encore son état. Il sentait quelques muscles tressaillir, sous l'effort continu. Ce tout relatif aveux de faiblesse lui arracha une grimace de dégoût, et il passa, les poings serrés et le visage crispé, au niveau supérieur.
Le super sayen 3. Celui que Gokuu et Vegeta avaient mis une vie à atteindre. Leur aboutissement de puissance ultime à eux, les sayen.
Les flammes s'étaient faites tempête, et les éclairs jaillissaient presque continuellement de son corps. Les silhouettes des sapins ne retournaient plus à l'obscurité menaçante, et n'étaient plus que des sapins. La vallée s'illuminait maintenant en continu, et il pouvait voir ce qu'il s'y déroulait.
Rien, bien sûr. Ce n'était qu'une vallée calme, au bord d'une montagne calme, sur une planète calme, dans un monde calme.
Il se remémora l'avant veille. L'anniversaire de ses dix-huit ans. Plusieurs mois déjà que ni Boo ni Kyra ne représentaient plus le moindre défi pour lui. Le super sayen 3 l'avait projeté à un tout autre niveau. Il avait fait le plus d'efforts possibles pour faire plaisir à tout le monde : il s'était concentré sur ses études malgré son manque de talent, s'était fait des amis hors du cercle fermé des sayens... Son nouveau statut de célébrité avait aidé : il cumulait les rôles de pompier, gendarme, secouriste tout-terrain... Les premiers mois avaient été durs, mais les gens s'étaient en quelque sorte habitués à l'idée d'avoir des sortes de superhéros disponibles. À deux reprises, un déséquilibré l'avait agressé dans la rue, et il y avait bien eu une ou quelques remarques désobligeantes, mais il savait passer au-dessus de ces inconvénients.
Oui, il avait fait tout ce qu'on pouvait attendre d'un bon sayen... Mais sans réussir à cacher la sensation vide qui l'habitait. Il n'aimait pas ça, ne voulait pas de cette vie, même s'il s'agissait du seul choix raisonnable. Ce qu'il aimait, ce qui faisait battre son cœur comme rien d'autre et donnait un sens à sa vie, il en avait maintenant honte.
Le combat.
L'adrénaline.
Le risque
Le danger
La violence
Le défi.
Il ne pouvait pas le cacher complètement. Cela avait fini par percer. Les siens avaient vu son vrai visage et, en famille loyale, ils l'avaient caché. Ils avaient fait comme si de rien n'était. Comme s'il ne s'agissait là que d'un détail et comme si lui offrir une vie normale serait suffisant à assurer son bonheur.
Mais pour ses dix-huit ans, ils avaient fait un peu tomber le masque. À trois heures de l'après midi, ils l'avaient emmené vers le palais divin. « une surprise »
Oh, ça en avait été une. Au moment où il croyait ne plus jamais trouver de défi, s'était présenté rien de moins que le numéro deux de l'au-delà : Son Pan, ravie de rencontrer, ne serait-ce que pour une journée, le numéro un du monde mortel.
Rien à voir avec Boo. Rien à voir avec Kyra. Boo n'avait pas l'âme d'un guerrier, et Kyra était juste bonne à cogner. Pan, elle... Elle n'était pas juste incroyablement forte, pas juste incroyablement douée... Elle avait ce petit quelque chose qui creusait un écart infini entre Goujin et tous les autres. Pour la toute première fois, chaque coup ne résonnait pas comme une confirmation qu'il écraserait tôt ou tard son opposant, pour la toute première fois il affrontait un adversaire à arme égale.
Il avait pu dévoiler la puissance du super-sayen 3 dans toute sa splendeur. C'était bien le minimum pour tenir la distance face à une Pan qui en avait fait autant. Les kis dévastateurs s'étaient déchaînés l'un contre l'autre dans un déferlement de violence brute que seuls les deux acteurs avaient compris. Pour tous les autres, cela avait été terrifiant. Ils avaient pu constater à quel point cet adolescent leur avait échappé des mains. Ils comprenaient à présent la terreur des terriens, soumis aux caprices d'une force supérieure. Ils comprenaient que la savoir bien intentionnée ne changeait rien à l'affaire : ils étaient piégés sur terre avec lui.
Pendant le temps du combat, et pour la toute première fois de sa vie, Goujin s'était senti entier. Tous les plaisirs de la vie terrestre lui paraissaient maintenant fades en comparaison. Il avait trouvé son héroïne, sa flamme, son sens. Et puis elle avait disparu. Un quart d'heure à peine, et elle s'était évaporée dans l'air, rappelée à la mort par sa transformation.
Et il en était là, maintenant. À contempler un horizon dont ses capacités surhumaines avaient déjà scanné le moindre recoin. Tout le monde devait savoir qu'il était transformé, que maintenir ainsi cette forme était risqué.
Et pourtant, personne ne lui parlait. Personne ne lui disait d'arrêter.
L'évidence le frappa comme aucun des coup de Son Pan.
Ils avaient peur. Ils avaient peur qu'il ne les tue tous sur un coup de tête, pour s'offrir une dernière petite étincelle de défi, pour forcer le paradis et le monde mortel à lui envoyer leur meilleur, et vaincre ou mourir, peu importerait, alors.
L'idée, toute folle et impossible qu'elle soit, était séduisante. Partir dans une explosion, plutôt que de mourir d'ennui dans cette existence passive.
….
C'était ridicule.
Personne ne lui pardonnerait jamais un tel éclat, certainement pas lui-même.
Non, la solution à tous ses problèmes se présentait, limpide. Il allait rassurer ses proches, mettre un terme à son ennui, et retrouver ses vrais semblables du même coup.
Il prit une grande inspiration, ferma les yeux, luttant pour contenir ses larmes, tout en s'élevant dans les airs. Se jeter dans le soleil serait la manière la plus simple et la moins destructrice d'en finir pour de bon.
« Non, Goujin. »
La voix avait jailli dans sa tête, sans prévenir. Il fut si surpris qu'il en perdit sa transformation un instant, avant que le froid ne le force à la réactiver.
« Une menace ténébreuse grandit dans les profondeurs du Makaï, elle se prépare à surgir et briser l'équilibre cosmique. Ce monde a besoin d'un champion, ou il est condamné.
Tu as été choisi, Son Goujin. Tu seras ce champion. »
Ses yeux verts braqués sur les étoiles, il laissa échapper en un souffle une question dont il connaissait déjà la réponse.
« Nous sommes les Kaïoshins. », répondit la voix.
« Dieu », entendit-il.