Chapitre 22: Appartenance
Ce ne fut en aucun cas parce que la nuit ne comportait que très peu de Lune que son visage paraissait assombri. En vérité, même sa capuche soigneusement placée de manière à camoufler l'intégralité de son visage – lequel ne semblait vouloir se montrer, ironique car on en distinguait clairement les formes – ne justifiait pas l'aura stressante – limite oppressante – du klimien, l'informateur, le traître, l'indic. De la même façon, il ne trahissait aucune émotion. Ces deux faits – soit la sombritude de son apparence ainsi que son impassabilité – dérangeaient Mani qui, comme le lui avait demandé le Grand Général Rafi K. Ouki, se devait de passer par cet homme – un agent-double, et le premier, car Mani devint le second, qui officiait pour la dictature en se faisant passer pour un recruteur rebelle – pour accéder au groupe de Bruno Bucharatti.
Et le jeune Sven-Tveskoeg pensait qu'adossé au mur, l'encapuchonné ne le verrait pas arriver avant que seulement quatre ou cinq mètres ne les séparent. Mais à peine le neveu de Kavoth distingua dans l'ombre l'indic, celui-ci détendit ses muscles et se prépara à l'accueil du klimien à l'écharpe et au manteau détaché. Alors qu'ils étaient chacun à portée de l'autre – imaginons, lors d'un duel improvisé – l'agent murmura:
- Approche.
Mani obéit, hésitant quand même avant de se lancer:
- La pire chose que vous pourriez faire, c'est de demander où il se situe.
- Il ?
- ...
Le silence perturba Mani. Après réflexion, il déduisit qu'on parlait alors certainement de Bruno, et se sentit idiot:
- J'y veillerai.
- Quoique vous puissiez tenter: contre lui, n'essayez même pas la subtilité, qu'importe votre art de la rhétorique ou votre talent d'oration.
- Entendu, articula-t-il, de façon non-sereine.
Soit il ne lui faisait pas confiance, soit il avait ses raisons. Si régnait la confiance de Rafi envers cet homme, alors il était évident que ses conseils se devaient d'être respectés, expérience oblige.
Plus jeune, et ce surtout avant que Kavoth ne puisse réellement être considéré comme une machine klimienne, Mani avait de par son oncle entendu de nombreuses histoires sur les dissidents rebelles. Là où certains enfants semblaient passionnés – au grand dam des parents corrompus – par les récits des révoltes, le fils Sven-Tveskoeg était dégoûté de ces êtres qui troublaient la paix en Talia: il avait toujours eu de la haine envers eux, et son oncle émettait plus que son père une aura – la fameuse aura de haine – qui entoura son coeur infantile pour lui inculquer une façon de penser agressive. Parmi les récits de Kavoth, une figure récurrente, celle de Bruno évidemment, inquiétait le garçon. Impassible, détaché, prêt à tous les sacrifices, intelligent, stratège et surpuissant, Mani imaginait alors le pire ennemi de la dictature, et sa manière de penser n'évolua que dans le sens où il plaçait Bruno en tant que parfait antagoniste à son oncle.
Pour lui, son oncle le vaincrait, inéluctablement.
Aujourd'hui, la mission de Rafi plaça Mani, ou c'est en tout cas ce qu'il pensait – dans une situation différente de la simple vengeance. Non, plus que de souhaiter le trépas d'un homme pour condamner son péché, il considérait la mort de Bruno comme la suite logique des événements, car Mani incarnait l'héritage de Kavoth, son successeur, et finalement, une sorte de fils qu'il n'avait jamais eu.
Le désir de vaincre du fils Sven-Tveskoeg ne saurait être altéré que par l'aliénation totale de son esprit.
De plus, la fidélité de la famille n'était pas la seule raison pour laquelle Rafi avait choisi jadis de donner autant de pouvoir à Kavoth, son frère et leur défunt père: que ce soit homme, femme ou enfants, les Sven-Tveskoeg semblaient pourvus d'aptitudes spécifiques, d'une sorte de... d'autres eux-mêmes, des doubles, des entités rattachées à leur corps, mais s'emparant de leurs esprits. On disait de Kavoth qu'il semblait un titan noir, inconscient mais monstrueusement puissant, voire invincible, quand il se battait jusqu'à ses limites. Rafi comptait certainement sur Mani pour réveiller cette caractéristique et devenir un véritable atout...
... car ayant déjà affronté lui-même Bruno, il savait quelles réserves émettre.
Enfin, Mani oublia sur l'instant son objectif de vengeance. Pour l'accomplir, il devait servir ces chiens de rebelles encore un temps, juste celui nécessaire pour atteindre Bruno et le tuer. Bien entendu, il allait le faire mesurément, car Mani n'était pas la première tête brûlée venue. Il en était une, c'est un fait, mais il savait se tenir, ou en tout cas le croyait-il, et avant de commettre son meurtre, il trouverait une porte de sortie viable, ainsi qu'une façon de pouvoir compromettre les plans de l'armée rebelle.
Ainsi suiva-t-il l'encapuchonné qui pénétra dans un bâtiment délabré et abandonné. Rares étaient-ils dans la zone sud, les habitants s'étant écartés des falaises en bordure de Latcalis, au cas où une des rares créatures volantes de la région s'aventuraient par ici, malgré leur faible dangerosité. Cette souche d'arbre – car rappelons qu'une grande partie des habitations de Klim étaient bâties sur ou dans des arbres vivants et morts – se révéla être en fait un des quelques points de patrouilles des rebelles klimiens, lesquels points servaient de lieux de repos à des groupes de quatre à six soldats rebelles qui faisaient faire des rondes et noter tout ce qu'ils voyaient ou entendaient. Ils possédaient des communicateurs et recevaient les ordre directement des leaders.
Alors entré, Mani découvrit un vieux grenier – d'après les étagères servant à entreposer on ne sait quel produit – qui ne s'étendait pas très loin, l'endroit ayant certainement été rebâti suite à la mise au pouvoir de la dictature il y a quasiment vingt ans de cela. Allumant une lampe à huile, l'agent double s'approcha sans soucis des rebelles présents dans la pièce, car il y en avait, et pas qu'un: dormant dans des matelas à même le sol, et encore l'un était assis dans un coin de mur, quatre soldats prenaient leur pause. Un autre, veillant à leur sécurité, surveillait dans l'ennui et le silence le communicateur pour être prévenu d'un message des chefs. Il y en avait un dernier, mais il faisait une mission de repérage pour connaitre les dimensions d'un entrepôt de la dictature plus au nord.
Le guet se leva en voyant arriver les deux compères – les traîtres – et leva par réflexe un DAN chargé, prêt à tirer, et déjà en joue. S'il avait appuyé sur la détente, l'un des deux ne se serait pas relevé. Finalement, il le reposa en voyant son acolyte à la capuche, et se permit même de le saluer:
- Hé, Gaïma, c'est qui qu'tu ramènes ?
C'était pitoyable de voir – enfin, le constat de Mani en présence – que le ténébreux indic, Gaïma apparemment, faisait semblant de bégayer, très certainement pour feindre l'excitation, ou le bonheur:
- Tu ne le reconnais pas !?
Le klimien – plutôt vieux et bourru – dévisagea Mani, puis prêta attention à ses vêtements:
- Il m'dit quelque chose et pas en bien. C'est des habits de richou ça, nan ?
- Il est fils d'une grande famille.
- Ouais voilà, un gamin qu'a toujours vécu dans les jupons d'la dictature. Dis-lui d'rentrer chez lui, il va clamser en cinq minutes.
Mani voulut émettre un avis, mais préféra se taire pour jauger l'ennemi avant de riposter, s'il fallait le faire. Il fit alors confiance au dissimulé par sa capuche, qui répondit donc:
- Tu ne l'as jamais vu ? C'est le fils unique des Sven.
- Les Sven... Attends... Les vrais Sven ? Sven machin truc là, les psychopathes ?
- Les Sven-Tveskoeg comme il n'y en a pas deux à Talia.
Il se leva et s'approcha avec mépris – ayant passé bien vite l'effroi et l'étonnement – avant de lui montrer sa supériorité en terme de masse musculaire et de taille de par sa position, soit devant lui et le regardant de haut:
- Qu'est-ce qu'un Sven viendrait fout' ici ? Une crise d'ado ? Ton oncle est mort et tu chiales ?
Serrées, les dents de Mani s'écrasaient les unes aux autres pour éviter de faire s'échapper un cri de colère. De la même façon, les poings se gardaient absents pour ne pas que ce sentiment d'énervement ne se manifeste et que le sang-froid ne se brise. Il préféra ouvrir la bouche et lui répondre, sans même le regarder dans les yeux, préférant toiser son torse, après tout ce rebelle ne méritait pas son regard:
- La mort de mon oncle m'importe peu. Je désire rendre justice en Talia, et le seul moyen pour moi d'y arriver et de participer à la rébellion.
Avant que le guet ne puisse rétorquer, l'encapuchonné préféra prendre parole pour éviter la confrontation:
- Il fait parti de l'élite militaire pour son âge, dans les écoles spécialisées, et il sait maîtriser les énergies. Un mois que je le surveille, et je sais de quoi il est fait. En plus, pour nous prouver sa bonne foi, il a ramené des documents confidentiels.
- Confidentiels ? C'est-à-dire ?
- Des renseignements sur les bases, les armements et les effectifs.
- Tu me montres ?
- Approche.
Alors qu'il se détachait de Mani – qui réciproquement le regardait d'un mauvais oeil – et s'approchait de l'indic, il réveilla un autre garde à qui il expliqua la situation. Ce dernier était un spécialiste, ancien stratège de l'armée de Talia. À deux, ils inspectèrent les documents: les plans d'une citadelle à l'ouest, près des quartiers des Sven-Tveskoeg, ne montrant que la partie rez-de chaussée, des cartes des No Klimian's Lands sur la bordure de la citadelle, montrant les points stratégiques et les positions de la dictature, ainsi qu'une carte de caches d'armes de la dictature.
Ces documents se révélaient être des vrais et des faux en même temps. La citadelle inscrite sur le plan ne comporte pas les positions de soldats et de certains passages, mais paraît véritable en tant que plan d'architecture, et l'était. Rafi dut faire ce sacrifice pour permettre à Mani de paraître crédible, tout comme la zone de combat – les No Klimian's Lands – entre Morio et Talia, qui montrait bien les bases et les points de ravitaillement sans citer les installations de défenses. Et encore, les caches d'armes des autres documents ne'étaient alors que vraies pour la moitié.
Le Grand Général conçut ces documents pour qu'ils appartiennent légitimement aux Sven-Tveskoeg, et donc des documents que Mani aurait pu voler de manière crédible. De cette manière, le guet et son spécialiste devraient tomber dans le panneau. En dernier recours, si preuve contraire il y avait, il serait bien aisé pour les deux traîtres d'éliminer les rebelles ici-présents, cependant...
.. .ils semblaient tomber dans le panneau.
Le réveillé le démontra:
- Ouais, ça à l'air d'être du vrai renseignement, mais ça fera pas avancer grand chose. Je veux dire, on a pas encore attaqué les Sven, donc ces papiers sont pas encore avantageux. Peut-être plus tard.
- C'est pas du pipeau servant à nous embrouiller l'esprit? intervint le premier rebelle.
- Pas du tout, c'est même précieux pour l'avenir.
Se tournant vers Mani, le vieux rabat-joie tenta de le sonder:
- T'es vraiment sûr de vouloir venir avec nous ? Tu sais ce que tu risques hein ?
- Oui, bien entendu.
- Vas-y, dis-moi quoi.
- Je risque de frapper ou tuer des gens que j'ai côtoyés, je risque de me faire tuer, je risque de devoir affronter ma famille, je deviendrai un ennemi public et surtout je serai traqué comme un traître.
- T'es moins con que j'le pensais gamin.
- Je suppose que je dois vous remercier ?
- Hé, calme-toi. Tu vas aussi d'voir obéir à chacun des ordres, peu importe lequel, que ça t'enchante ou pas. Si on t'dit de tuer, tu tues, si on te dit de te déguiser en arbre, tu te déguises en arbre, et si on te dit...
- ...de vous demander de la fermer, je dois vous la faire fermer ?
Et tous s'immobilisèrent, sauf la traditionnelle petite veine sur le front de Mani énervé par l'acharnement du gus. Le dit gus qui se releva en trombe pour se rapprocher du jeune klimien, qui cette fois daigna le regarder dans les yeux, pas par respect, mais pour savoir où mettre son poing.
- Tu m'as causé comment là !?
- Comme à un gars qui s'acharne sur quelqu'un qui ne désire que la justice.
- Tu vas voir c'que c'est qu'la justice !
Il abattit son poing supérieur gauche sur le crâne de Mani, et ses deux inférieurs dans ses gencives. Ou en tout cas, c'était le but recherché, jusqu'à ce qu'anticipant, Mani recule vivement d'un simple pas avant de revenir d'un second autre pour asséner un violent uppercut dans la machoire du guet, lequel recula en tituba sur un bon mètre avant de tenter une contre-attaque.
Il n'avança pas, une lame d'énergie calée sous sa gorge.
- Je me battrai contre quiconque tentera de me barrer la route, mais j'ai besoin de vous pour atteindre la justice.
Un silence, pour tout le monde, moins pour les endormis, et une larme qui ruissela sous l'oeil inquiet de l'agressif rebelle.
- Alors je vous en conjure, croyez-moi quand je vous dis que je suis dans votre camp...
... et que je ferai tout pour que la dictature tombe.
Dans l'ombre de son capuchon, l'indic afficha un sourire satisfait.
* * *
À ce moment-là, un hurlement expulsa toute once de courage dans le coeur des moins valeureux.
Un klimien averti saura interpréter ce cri comme celui d'une abomination fongique, une sorte d'être multiple qui résulte de l'évolution divergente et dangereuse d'un champignon se nourrissant exclusivement de chair. Ainsi, l'organisme en question, charognard car trop faible au début, absorbera la substance d'autres êtres pour lui-même se constituer, et finalement, devenir de plus en plus gros. Cependant, la finalité d'une énorme majorité de ces champignons est soit de se faire vaincre par plus fort – en général tout ce qui arrive à au moins la jambe d'un klimien adulte – ou alors de ne pas se nourrir assez pour bénéficier des moyens de s'entretenir. Bien entendu, cet organisme – endémique de Latcalis – est connu des pays conquis parce qu'une infime partie de ses individus arrive à se développer assez pour...
... atteindre une taille avoisinant les quinze mètres klimiens de haut.
Pour le moment, les abominations fongiques repérées par les registres de Talia se comptent sur les doigts d'une main – c'est à dire trois – et ont tous été les porteurs d'une destruction étonnamment plus importante que les tigres géants de la forêt maudite eux-mêmes, pourtant considérés comme les bêtes les plus difficiles à abattre. Pour donner un exemple précis, le félidé le plus dangereux connu fut un tigre blanc – blessé, même si cette information est inutile, par une abomination, aux pattes – qui réussit à détruire une quinzaine de barricades, à détruire un bâtiment entier de protection de la Frontière, et à tuer une trentaine de soldats, dont douze élites, ainsi qu'à engendrer une vingtaine de blessés, avec dix-sept cas graves.
Alors que ces dégâts furent énormes, ce ne fut rien face à la première abomination fongique qui déferla sa fureur sur le poste-frontière, mais heureusement, cette attaque aida beaucoup la Dictature à savoir comment se comporter: l'organisme – le premier, klimianoïde, possédait quatre bras rattachés à des épaules, une tête ventrale, une jambe placée à la place du cou, et trois autres au niveau du coccyx – fait de cadavres, et en particulier de renards et autres créatures, résistait étonnamment aux épines, qui ne le firent pas chanceler, et émettait en continu une sorte de fluide toxique, empoisonnant nombre d'imprudents. Alors que l'abomination se frayait un chemin parmi les barricades, un général tenta une autre approche en demandant la concentration massive de tirs de charges explosives non pas dans la tête, mais dans les bras.
L'horrible créature s'était constituée un leurre en prenant sur son torse l'image d'un visage, lequel aurait été son point faible, soit son cerveau. Finalement, l'analyse du-dit général se conclut sur la remarque, et remarque qui s'avéra positive, que l'abomination cadavérique cachait et protégeait certains de ses bras. L'opération s'acheva sur la scission de quelques membres de chair putréfiée, et la monstruosité s'agenouilla, vaincu, ses organes vitaux – ou alors, juste ses nombreux cerveaux – broyés ou détachés.
Mais la victoire fut de courte durée, ou alors, la joie qui lui était due.
L'abomination fongique dessina dans son soupir une explosion, laquelle, toute de poison constituée, balaya de prime abord les barricades et individus klimiens sur dix mètres à la ronde, puis projeta une marée mauve sur l'assistance, qui noya dans son acidité meurtrière sept bâtiments entiers. Dans l'opération furent décimés une trentaine de gardes, dont vingt-deux d'élite, quatorze techniciens, quatre civils, trois visiteurs, et furent blessés quarante-quatre klimiens, empoisonnés pour la plupart – certains en moururent, d'autres agonisent encore, les chanceux se soignèrent – ainsi que dix-neuf civils et autres utilitaires. Quatre individus n'ont pas été retrouvés, fut-ce en lambeaux.
Le général en question décéda dans l'explosion, mais ne fut pas oublié pour son acte. Maintenant, la stratégie visant à chercher les points faibles des abominations ainsi que les pièces d'artilleries servant à tirer de puissants obus à ces endroit précis sont appelés les "processus Nerion" en son honneur.
Les deux abominations fongiques suivantes furent donc moins violentes, non sans bien évidemment faire de bons dégâts au passage. Seule l'explosion finale n'a jamais pu être résolue, si ce n'est en renforçant les bâtiments et barricades.
* * *
"Bonjour, comme demandé nous avons récupéré ce que nous pouvions. Sur l'endroit où j'ai retrouvé Ginue, il y avait aussi des morceaux de vêtements en lambeaux, et dans la poche d'un panta-"
"Dans la poche d'un pantalon j'ai retrouvé une insigne incomplète avec marqué "Layo" suivi d'un nom indéchiffrable. Est-ce une preuve suffisante ?"
Giorno appuya vivement sur les touches du vieux communicateur pour répondre. Bien qu'il déprima, et qu'il fut assis sur une fenêtre en haut d'un arbre délabré, et alors qu'il avait veillé sur le communicateur – qu'il avait dû retrouver après l'avoir confié à un technicien lors de l'assaut – son coeur s'embauma au rappel de l'existence d'une troupe perdue dans Latcalis, dans laquelle se trouvait le fils étonnamment vivant de son meilleur ami décédé. Ainsi, il ne s'empêcha pas une faute d'orthographe, qui finalement répondit avec la limite de caractère imposée par les machines comme le suggéra le double message de Tial:
"Il s'agit de la plaque insigne de trbvail de Layo, le père de Ginue. Je vous crois sur parole, il n'y a personne au monde qui aurait pu façonner un plan si parfait contre la rébellion."
"Regardez dans le ciel. Nous allons tout mettre en œuvre pour que vous voyiez la fusée éclairante qui mène à la frontière. Allez y."
"Suivez la falaise. Ne vous approchez pas des barricades. Dès que vous les verraient, cachez vous. Attendez que l'on vous prévienne."
"Et sachez qu'elle est de notre coté."
* * *
Ein et Ginue discutaient. Et la nature de la conversation était scientifique, ou en tout cas pour le klimien, informative. En effet, alors qu'Ein se complaisait dans le confort de son fauteuil, le boiteux cherchait à déchiffrer les nombreuses lignes aux écrans d'ordinateur. Aussi, le dernier ordre de Tial ayant été de faire démarrer le moteur du vaisseau, tandis que lui allait récupérer les informations attendues de l'interlocuteur à l'autre bout du communicateur, et que Laktoz se devait d'expliquer aux réfugiés de la grotte – inquiets – la situation. Ainsi, s'étaient séparés tout le beau monde, et en secret, se fomentait un plan qu'Entier – toujours disparu, bien qu'un enfant affirma l'avoir aperçu – n'aurait pas pu supporter.
Veillé par Candya et Tekla, Laito dormait, l'essence pénétrant son corps tout comme Tial fut transformé plus tôt.
La demande, étonnante, du scientifique, ne fit pas cesser les pleurs de Candya, qui dans l'histoire est la plus meurtrie: elle supplia le vieux klimien de renoncer, mais il lui répondit, encore avec son absurde et lourd humour, que c'était dans les vieux pots qu'on faisait les meilleures soupes, et que Tial ne serait pas le seul à tricher pour pouvoir sauver les réfugiés de Latcalis.
D'ailleurs, Ein s'en donna à coeur joie, d'autant plus que le calumet de la paix fumé entre les klimiens et l'extraklimienne lui redonna espoir de les embrigader dans la rébellion contre Freezer. Le pouvoir de Tial restait flou dans les esprits, tandis que Tekla semblait ne rien pouvoir faire, ce qui fut décevant, mais Ginue sans essence supplémentaire possédait des capacités. En fait, Ein elle-même ne comprenait pas tous les tenants et aboutissants sur l'effet de l'essence sur le corps klimien.
Tout ce qu'elle espérait, elle ne l'a évidemment divulgué à personne, c'est que tels les tigres et autres oiseaux, le contact avec l'essence ne fasse pas pourrir leur corps en accéléré.
Quoiqu'il en soit, les moteurs, bien qu'endommagés par l'atterrissage, semblaient fonctionnels, et Ginue eut une idée, alors que Tial et Laktoz revenait, le premier avertissant des messages du communicateur – qui firent presque pleurer Ginue, d'habitude impassible – et la seconde porteuse d'une nouvelle plutôt malvenue, qui fut ignorée sur l'instant.
L'idée de Ginue était simplement d'utiliser le vaisseau pour se rendre jusqu'au point de rendez-vous. Cependant, il n'oublia pas la discrétion requise pour s'approcher. Ein disait qu'elle saurait le conduire de parfaite manière, et personne ne fut là, et n'eut les capacités requises, en terme de savoir, pour la contredire. Ils acquiescèrent à l'unanimité, et ajoutèrent que si un problème survenait à l'atterrissage, Ein pourrait servir de bouclier de chair ou d'airbag. Cette dernière blague de Tial ne fut pas au goût de tous, mais eut pour mérite de faire presque tomber l'alien de sa chaise, rajoutant de l'effet comique.
Laktoz fit barrage au chef de groupe, qui n'avait pas porté intérêt à sa demande d'attention plus tôt:
- Tial... Entier m'a fait parvenir un message pour toi.
- Tu as vu Entier ? Rétorqua-t-il intrigué.
- Non, mais il y avait une note dans sa chambre... et elle nous est adressée. Ma curiosité m'a demandé de lire, et... finalement je crois qu'elle a eu raison, parce que le message te parle directement.
- Montre-moi ça, souffla-t-il en arrachant des mains de Laktoz une feuille de papier jauni.
"Tial, ou n'importe qui.
J'ai pris quelques minutes pour réfléchir et je ne comprends toujours pas votre décision. Je me sens trahi, et il ne fait aucun doute que je le suis, mais je ne peut renier mes origines et tout ce que vous avez fait pour moi. Mon énervement est mon principal défaut, mais je sais me contrôler dans la mesure du possible, preuve étant que je n'ai tenté de tuer personne. Tial, je te hais. Façon de dire que c'est de toi que je ressens la trahison la plus pernicieuse: tu as été une sorte de frère, voire de père, et même si nos avis ont souvent été différents, je n'ai jamais ressenti de haine, jusqu'aujourd'hui envers toi. Mon fils a été enlevé, ma femme et mes amis torturés, nous-mêmes avons été gravement blessés, mais au lieu de réclamer vengeance, tu as préféré pactiser avec l'ennemi jusqu'à toi-même t'empoisonner. Maintenant, même ma famille me trahit, mais elle constitue ma seule raison de vivre avec la protection de la colonie. Alors, j'ai pris une décision que vous ne pourrez refuser qu'en venant me passer sur le corps: je vais rester en Latcalis et protéger les habitants du refuge. En ce sens, je vous demande de partir, de partir à la recherche d'un échappatoire, à la recherche d'une solution. Même si je vous hais, vous pouvez grâce à votre ami monstrueux nous faire échapper de Latcalis, et ça reste dans mes idées, tout en restant en contradiction avec celles de Tial, qui voulaient que l'on peuple et domine cette jungle. Dans un sens, j'ai gagné.
J'espère ne vous revoir que lorsque que vous aurez trouvé une solution.
Entier"
À ces mots, Tial hésita. Oui, lui qui restait souvent borné, lui qui décidait toujours d'un coup d'un seul, qui n'hésitait qu'après avoir été inconscient et se devant de résoudre une situation, là, il réfléchissait à comment réagir. Pas pour ne pas blesser quelqu'un en adoptant une attitude désagréable, mais bien, comme à son habitude, par pur égoïsme. Cependant, ici, il se demandait quel avis prendre entre la fierté envers son ancien disciple, qui l'a surpassé et qui l'a remplacé en tant que protecteur de la colonie, ou la déception. Une déception envers lui-même, d'avoir perdu face à Entier... de ne pas avoir été à la hauteur face à lui, qui maintenant le surpasse, et même...
... qui lui donne un ordre qu'il ne pourra pas refuser.
Il avait toujours, et finalement est toujours, le chef du groupe, et le leader incontesté. Toutes ces épreuves, ils les avaient endurées chacun leur tour, et ils changèrent tous à leur manière, au niveau psychologique, que ce soit Ginue en sachant qu'il pourra découvrir son identité, Entier parce qu'il se sent trahi, Candya d'avoir été mis à part par tout le monde, Tekla est alors l'élément déclencheur et s'en veut, Laito d'être ici le plus inutile, même en temps que soutien moral et Tial... d'avoir rencontré deux êtres bien plus puissants que lui, en l'espace d'une simple journée.
Alors il prit sa décision, et alla porter la lettre à Candya, qui ne pleura pas, et resta fixement devant le bout de papier. Le silence pesant fut perturbé par le klimien à cinq bras:
- Je respecterai la volonté de ton mari, et je vous dois bien ça. J'admets avoir agi inconsciemment en dominant Ein et en absorbant l'essence, sans me soucier de vos opinions.
- Entier souffre bien plus que nous.
- Oui, et c'est pour cette raison que je vais respecter son choix, tout en respectant les vôtres...
Tial se tourna alors vers l'assemblée, et tout en restant en conversation avec Candya, interagit avec tout le monde:
- ... car dès le réveil de Laito, nous partirons vers la frontière entre Latcalis et le pays d'où Ginue vient. J'inclus dans le "nous" tous les volontaires, et je comprendrai aisément qu'il y ait des refus. Devrai-je partir seul, ou Ein et moi seront les seuls à s'échapper de la jungle maudite ?
Sa voix résonna finalement dans chacun des esprits comme une simple annonce sur un mur. La voix de Tial n'ébranla personne, si ce n'est Ein qui jubilait comme d'habitude, et il était évident que ce cri de ralliement passait simplement pour un appel à l'aide. Cependant, Tial semblait avoir compris qu'il ne resterait pas longtemps le chef pour tous, déjà qu'Entier ne se soumettait pas, s'il continuait à décider sans en prendre part avec les autres.
Mais qu'importe les conditions, et étonnamment la première, Candya se leva de son coin de mur et donna un coup sur une épaule de Tial:
- On va y aller tous ensemble.
Du fond de la salle, Tekla décroisa les bras et appela à ce qu'on l'entende de vive voix:
- Où ma mère ira, j'y serai.
De la même façon, Laktoz répondit:
- Il faut bien quelqu'un pour calmer tes ardeurs si ça tourne mal.
Alors qu'il ne prêtait attention à la scène que depuis le dialogue entre Candya et Tial, Ginue fit part de son opinion, faisant alors décrocher un sourire heureux et imprévu à Tial:
- Nous irons pour trouver un monde meilleur, pour la colonie, pour notre famille, et pour nous échapper de cet enfer.
Puis, il se tourna vers l'alien qui s'était écroulée de plaisir:
- Préparez les moteurs, Ein, nous partons.
* * *
La Frontière se situe sur quatre kilomètres de terrain, entre l'épais mur de Néasgil – un empilement naturel de roches gigantesques qui constitue le croisement entre Latcalis, Morio et Talia – et la falaise qui entoure la jungle. Bien que l'interstice qui relie les arbres maudits à la mégalopole soit restreint, il suffit durant de nombreuses années à semer la désolation au sud de Talia, laquelle plaça en tout premier lieu toutes ses défenses ici. Ainsi, que ce soit avant ou après la dictature qui ne fit que perfectionner les équipements, le complexe de défense de la Frontière est composé de sept bâtiments centraux, équipés défensivement, disposés en U – face à Latcalis – quatre autres derrière, servant de casernes, de points de ravitaillement, et de pièces de stockage, deux devant, prêtes et faites pour détruire à distance les ennemis, et une trentaine de barricades, en permanences surveillées, barricades étant synonymes de sacs de sable épais disposés derrière des plaques de pierres, servant à ralentir les petites créatures ou à se protéger des attaques à distances, car certaines espèces de Latcalis projettent des aiguillons nocifs.
Ce complexe, en permanence relayé par des dizaines et des dizaines de gardes – d'élites ou de novices, rarement de soldats moyens – ne possède pas véritablement de faiblesse, car chaque parcelle de terrain est équipé en conséquence pour se battre, la Frontière étant un lieu très dangereux, presque aussi bien gardé que la citadelle de Thomore elle-même.
La Frontière est un lieu important pour les rebelles: le nombre faramineux de troupes relayées dans le complexe empêche celles-ci de servir de remparts aux actes révolutionnaires, tout en logiquement les protégeant de monstres puissants. De la même façon, c'est de là-bas d'où vient une certaine partie des nouveaux rebelles, repoussés face à un choix simple: vivre dans l'illégalité et rejoindre les rébellions, ou devoir endurer les attaques incessantes – mortelles ? - de Latcalis.
Nous sommes en fin de semaine et quelques élites décident de prendre du repos. C'est la seule faille que Giorno - et Bruno avant lui – trouva à la Frontière, au niveau du personnel qualifié, et qui pourrait être utile si les rebelles décidaient de prendre la Frontière. Une mauvaise idée ? La pire de toutes. Les troupes rebelles ne pourraient pas occuper les lieux tout en opérant. Giorno avait une toute autre idée: risquée, égoïste, dangereuse, insensée, le nouveau chef rebelle allait utiliser une simple déduction en pratique, un plan stratégique aussi pratique que facile à imaginer – moins à entreprendre – et un atout...
... venu tout droit des enfers.
Alors, depuis une trentaine de minutes, à seulement deux-cent mètres des bâtiments retranchés, planqués dans une souche – que les rebelles allèrent "gentillement" perquisitionner – Giorno, Naranz et Trysh se préparaient à l'attaque du poste-frontière, accompagnés entre-autres par une poignée de soldats de la région, tous ayant reçu un message privé sur leurs ondes. Une petite partie des soldats portaient – en bandoulière ou dans des sacs – des DAN supplémentaires pour approvisionner les klimiens de Latcalis quand ils arriveront. Sans doute leurs troupes seront nombreuses, et la précarité de la jungle ne fut pas grand donatrice de moyens de défenses.
Le chef rebelle aux lunettes de soleil – alors que la nuit s'intensifiait – broyait d'une main un communicateur jetable qui avait servi à faire appel à des renforts. Il n'en garda qu'un – non utilisé – et attendait un message, deux simples lettres qui dès qu'elles seront lues, ou ne serait-ce qu'entraperçues, voire même imaginées, ou encore suggérées, endosseront le rôle de déclencheur dans l'esprit de Giorno, qui pour la première fois lancera de lui-même l'assaut sur la Frontière.
Pour lui, c'était un gros stress, car il perdrait des membres rebelles pour récupérer des alliés qui seront sans doute précieux, et c'était la seule raison qui avait motivé le reste de la troupe, pour ceux qui avaient été prévenus. En vérité, il faisait aussi ça – et on le répétera – d'une part égoïstement, parce qu'il est parrain du fils disparu de Layo.
Pour honorer la mémoire de son meilleur ami, Giorno est prêt à tout.
Un vibrement ébranla la main gantée du klimien à la chemise de cuir. Et les deux salvateurs caractères apparurent: “Ok“, de la part de Bacchio, l'aviateur rebelle, celui-là même qui lança la bombe sur l'avant-poste de la base Nord. Inconnue opération entreprise par les soldats rebelles, ils comprenaient en revanche la phrase “En avant !“ que tonna haut et fort – non sans émettre la traditionnelle goutte de sueur d'inquiétude – Giorno. Là, sorti de la souche, un flot noirâtre de klimiens armés déferlèrent sur l'arrière de la Frontière.
À ce moment-là, furent distingués quatre groupes, convergeant au même point mais de façon différente: le premier, l'avant-garde, aux armes plutôt lourdes, par exemple, les fusils à pompes Ikary, encaissaient les tirs des soldats de la frontière en tentant de percer les portes arrières. Pendant ce temps, les légers, dirigés par Giorno, s'infiltraient par les fenêtres et autres murs surélevés pour prendre en tenaille les réserves ennemies ainsi que pour bénéficier d'une force de plus et diriger un assaut sur un hypothétique flanc. Fugo, quant à lui, dirigeait les DAN à l'arrière, directement positionnés dans le dos des Ikary, servant de principale source de dégâts sur l'ennemi. Pour finir, une dernière troupe, cette fois – et ce fut pour lui une fierté énorme – commandée par le jeune Naranz, constituée essentiellement de Princes, éliminait à distance les embusqués, en apportant une nouvelle source de dommages.
La stratégie était simple, et n'aurait pas pu être parfaitement exécutée si seulement les gardes de la Frontière n'étaient pas déjà occupés à autre chose. Car oui, à ce moment-là, les troupes de la dictature positionnées dans le complexe se défendaient en seconde partie de la rébellion, la première - toujours d'actualité – était alors bien plus dangereuse et bien plus importante: leurs effectifs ne comprirent alors pas tous pourquoi leurs dos furent criblés d'épines, traître-ment.
Un rugissement propulsa certains des soldats-frontière sur les rebelles, lesquels s'empalèrent sur les canons des armes, et ne se redressèrent pas.
Giorno appela au calme: l'apparition de son démon faisait parti de son plan, et il en fit part à toutes ses unités proches, demandant même à certains de courir prévenir les arrières-lignes. Il n'aurait pas pu risquer de prévenir tout le monde avant, encourant un risque de fuite pour les moins courageux, ou alors simplement pour les consciencieux.
Alors, les gardes qu'assassinèrent la troupe rebelle furent assez peu, et l'offensive fructueuse, car le bâtiment principal fut passé avec brio, tandis que les tireurs tombèrent et les discrets mis au pas. Seuls les nombreux tirailleurs tentaient d'abattre le démon, lequel marchait sur les barricades sans sourciller.
L'avancée inexorable de l'abomination fongique dévasta alors l'entrée de la Frontière.
Le message de l'apparition de cette dernière ne parvint pas à toutes les cavités auditives, mais une épine passa toute proche de celles de Naranz. Il chuta lamentablement, mais se redressa aussitôt, la flamme de sa combativité ranimant ses réflexes comme son doigt pressa la détente à l'aveuglette sur un hypothétique agresseur placé derrière lui, car l'épine ne venait pas du front.
Effectivement, il toucha sa cible, mais pas la centaine d'autres, armée et préparée.
C'était une attaque surprise d'une attaque surprise, l'arroseur arrosé. L'arrière garde ne put se défendre face à la horde de fusils, lesquels visèrent en priorité les plus faibles, donc les Princes. Certains, comme Naranz, qui eurent la chance de voir les assaillants à temps, se réfugièrent derrière les DAN. Seulement, ceux-ci n'ont aussi pas eu la possibilité de réagir, les plus en retraits furent sauvagement décimés. Cependant, les Ikary distinguèrent l'ennemi, et reculèrent – bousculant quiconque – pour mieux combattre. L'assaut stoppa un temps, mais la Frontière n'en profita aucunement, car le démon fongique prend beaucoup de place – tous les coins à part celui du bas à droite, et le reste – sur la liste des priorités.
Giorno n'entendit pas l'attaque et continua de mener l'attaque, mais put compter – sans le savoir – sur Fugo pour commander les troupes à l'arrière, dans la contre-attaque de cinquante contre cent. Moins bien équipée, moins ordonnée, moins nombreuse, l'armée rebelle sortit de sa manche un involontaire atout... un allié bien précieux qui intervint sans qu'on ne lui demande, mais qu'on fut bien heureux de voir débarquer.
Jetant son DAN au sol, Mani fit jaillir si lames de ki autour de ses poignets.
Rejoindre les tirailleurs ne lui avait même fait entreprendre d'avoir peur. C'était ça le champ de bataille ou il y aurait mieux à accomplir ? Fonçant tel une flèche, il pénétra dans la mêlée. Déjà, les premiers ennemis se voyaient tranchés – dans le lard, pour certains – et s'abattaient sur le sol comme des petites crêpes au kevlar. Mani tailladait chaque klimien, chaque bout de klimien et chaque fragment de klimien qui passait à sa venue.
Ses mouvements étaient précis, presque chirurgicaux. Doué d'une dextérité sans pareille, le garçon ne se battait pas en suivant un art martial précis, il n'utilisait pas de techniques inventées par certains maîtres, ou juste des mouvements classiques de combats. Non, Mani dansait, il jouait avec son corps ainsi qu'avec ses lames, puis s'amusait de voir les membres se taillader. C'était son art, son style de combat: chacun de ses pas se voyait accompagné d'une ribambelle de mouvements sans qu'on ne puisse en voir aucun, des verticaux ou des horizontaux, des diagonales ou des coups d'estocs.
Alors que les premiers corps tombaient, Mani voyait entre deux coups les ennemis pris de panique devant lui. L'armée rebelle passait juste derrière lui, tentant de profiter de la couverture de l'expert qui par pur hasard esquivait les épines, et terminait le travail de leur allié, ou bien le supportait.
Ses alliés ? Bien trop peu. Le fait de tuer ses véritables compagnons le dérangeait. Celui d'avoir intégré la rébellion, bien plus. Mais pour venger son oncle, il était prêt à tout. Le moyen le plus rapide pour arriver jusqu'aux leaders était de faire ses preuves sur le champ de bataille, et tiens, il est en plein dedans.
Et quelle maîtrise insoupçonnée.
Là où il passait, on tombait, abattu. Les épines semblaient déviées, ou alors était-ce la chance, le destin qui dirigeait les projectiles vers l'horizon ?
Là, grâce à lui, les Ikary et DAN s'étaient retournés, et les pertes s'en devenaient moins lourdes. L'attaque surprise se voyait endiguée par la hargne d'un seul homme, qui commandait à la ferveur de ses alliés, lesquels s'exprimaient de plus belle en hurlant.
Mani jubilait. Le sang talien coulait à flots, et ses poignets – les six – se teintaient au fur et à mesure de ses découpes. Peu commune célérité qui faisait de lui une machine témoignait de son entraînement intensif, pour faire honneur à sa famille. Mais de la même façon, aucune représentation plus belle, plus traditionnelle et si innée des Sven-Tveskoeg que...
... cette incarnation de haine pure qui remplaça alors le corps de Mani.
La créature ainsi naissante sur le champ de bataille ne vivait que pour le sang, et avançait toujours, pour remplir son estomac d'hémoglobine klimienne. N'importe qui de raffiné serait outré de l'expression faciale du jeune garçon, et de ce qu'il accomplissait à l'instant. Le digne fils de son père, aurait dit Rafi.
Alors la véritable conscience du klimien se tapit dans l'ombre de sa haine qui contrôlait son corps, et dormait en attendant qu'on le lui rende l'esprit. Sans le savoir, Mani possédait cette hargne diabolique, cette même hargne qui animait son oncle, et cette folie destructrice qui ne différenciait pas les amis des ennemis, qui ne différenciait le bien du mal qu'en sachant qu'il faisait le second.
Et alors que les rangs ennemis étaient percés – littéralement, percés de part en part – par la flèche de dernière chance rebelle, s'immobilisa la cohorte et avec elle la tête, soit Mani – ou son démon.
Puis ce dernier, se retourna.
L'instinct primaire de la bête le guida vers un endroit où le sang s'humait plus abondant. Le délicieux arôme qui presque lui ferait se lécher les manches attira ses narines fumantes vers ses propres alliés. Alliés ? Non, proies. Et ses mains, toujours enveloppées de ki, se levèrent alors tout aussi promptement que son sadique rictus. La décomposition des visages des quelques rebelles comprenant leur situation fut instantanée, mais visible, et ils comprirent en leur for intérieur que cette bête qui n'était plus Mani allait mettre fin à leurs jours.
Néanmoins, le couteau fut plus rapide que les lames.
Une arme blanche pénétra sans ressortir dans le flanc gauche de Mani. Ses bras levés se rabattirent sur ses hanches, et sa face parut alors livide. Le démon intérieur de Mani s'estompa, et le jeune klimien comprit alors qu'il y avait eu un blanc dans son esprit, un rouge sur ses mains, et bien plus alors en son flanc. La créature avait disparu, non pas pour laisser un esprit plus apte à gérer la situation le faire, mais par lâcheté, pour éviter la douleur.
L'incompréhension régna en l'âme du neveu de Kavoth tout comme en celles des rebelles, mais dans les deux cas, ils s'effondrèrent: les soldats furent abattus, déconcentrés et donc cibles faciles, et Mani s'écroula, l'inattention – ou l'instinct, les deux disons – de sa bête scellant leurs destins.
C'est à cet instant que trois autres rebelles distinguèrent leur héros agonisant. Ils ne se battaient plus et fixaient le corps, puis leurs corps fixèrent la bataille. Trois lames, de même gabarit que la première, fendirent l'air.
Un svelte guerrier, portant la chemise ainsi qu'un pantacourt, comme un vacancier, et affublé d'un masque intégralement neutre et blanc, rangea de ses poches – sur ses cuisses – ses armes blanches, minuscules mais mortelles, et attrapa le corps blessé de Mani, lequel geint, toujours vivant mais en proie à une certaine douleur qu'il aurait pu éviter.
Le théâtre n'était pas une discipline enseignée en Talia. Dans d'autres pays cependant, il existait quelques établissements pour apprendre les rudiments de ce genre littéraire. Cependant, Mani aurait sans doute été très bon à ce genre d'exercices: il fit reparaître une lame de ki et l'abattit instantanément sur le crâne du nouvel arrivant.
Nonchalamment, son poignet fut arrêté. Le masqué attrapa son arme plantée en Mani et l'arracha du flanc, il savait bien que son coup ne serait pas vital. Puis, il maîtrisa le jeune garçon au sol, et chuchota près de son oreille quelques mots:
- Je suis ici, pour vous protéger. Ordre du Grand Général.
D'une puissante main, il balança le corps blessé de Mani à travers les buissons, à sa gauche, dans l'optique de le camoufler. Les ombres se chargèrent de le faire disparaître. Telle une lourde feuille, le fils Sven-Tveskoeg s'écrasa en douceur et rampa jusqu'à une position moins dangereuse, évitant cette bataille qui ne pourrait plus l'accueillir, si ce ne fut en tant que cadavre.
Ne trouvant pas la réponse, car son double guida sa conscience et ne lui permit d'entrevoir une partie de la bataille, il tenta de comprendre: Rafi aurait envoyé une personne pour le garder de la mort ? Il est vrai que sa seule possibilité d'échappée en cas de non-acceptation des documents censés le rendre crédible auprès des rebelles était de le faire surveiller, et l'encapuchonné indic n'aurait pas fait le poids face à cinq hommes armés.
Alors, ne sachant que penser, il surveilla assit contre un arbre l'issue de la bataille, qui se constituait en une égalité approximative d'une cinquantaine contre une cinquantaine, quoique le camp rebelle semblait voir à l'horizon une lueur de desespoir...
... que Mani identifia clairement comme la silhouette d'un des neufs.
* * *
Le hublot du vaisseau réverbérait la lumière rougeoyante de la fusée rebelle tirée dans le ciel nocturne de Latcalis. Ein avait stationné la machine volante juste en dessous des nuages, de façon à avoir une vue d'ensemble de la forêt. Et alors qu'ils furent à portée de la vitre – après un annoncellement de livres et d'un tabouret – Ginue et Tekla s'émerveillaient en voyant, au loin, une vaste étendue verdâtre et grise: Talia, la mégalopole. Le boiteux empêcha une sorte de larme de couler – fruit d'un sentiment d'accomplissement, celui d'avoir la possibilité de savoir d'où il venait – et réussit à détourner son regard pour se diriger vers le cockpit.
Ein n'adressa pas un regard au fils de Layo, contrairement à Tial qui lui posa la question de sa venue:
- Tu devrais rester là-bas. Si on se fait attaquer, cet endroit est plus vulnérable.
- J'irai juste après. Seulement, où nous dirigeons-nous précisément ?
- On nous a dit de suivre la falaise. Par déduction, et à partir de l'endroit où je t'ai recueilli, je pense que c'est dans cette direction.
Il montra l'endroit indiqué en pointant une caméra d'Ein:
- La fusée a été tirée non loin d'un endroit éloigné où la falaise descend, je suppose que c'est ici que se situe la frontière.
Le jeune garçon trouva logique les déductions de son mentor, mais il lui rappela un détail:
- Le dernier message du communicateur... Qui est "elle" ?
Le guerrier corrompu par l'essence fit mine de réfléchir, avant d'abandonner et d'hypothétiser:
- Une divinité ? Une faute de frappe ? Qu'est-ce que j'en sais...
- Un avertissement ?
- Il aurait été plus explicite.
- Ou une erreur...
- Probable. Enfin, je te conseille de retourner dans la salle. Laito est réveillé ?
- Non, mais il bouge, comme s'il avait mal.
L'extraklimienne se permit d'intervenir:
- Vous aussi vous convulsiez vers la fin de l'opération, adressa-t-elle à Tial.
Après cette information, Ginue décida de s'en aller voir, tandis que Tial jubilait. Secrètement, il espérait que son vieil ami aie un pouvoir moins puissant que le sien, mais qui sait ce que le hasard – enfin, si les pouvoirs de l'essence sont basés sur le hasard – pourrait réserver au technicien ?
Enfin arrivé dans la salle de tests, Ginue fut attrapé par Laktoz:
- C'est vous qui avez décroché Laito ?
Ginue avait vu venir la conversation, savait ce qu'il allait répondre, et ce qu'elle allait dire ensuite, donc abrégea:
- Tiens-toi sur tes gardes, il pourrait très bien nous sauter dessus pour nous faire une blague, c'est son genre.
La guerrière comprit immédiatement l'anticipation du jeune klimien, et dos à dos ils se collèrent ensuite, espérant ne pas tomber dans un piège du farceur.
Pour seule réponse, les microphones du vaisseau tonnèrent:
- Ici Ein, on va atterrir dans trois minutes, mais on a un problème de taille, littéralent.
En arrière, on entendit Tial corriger son amie en maugréant "Littéralement". Elle poursuivit cependant, et n'avait alors pas pas vu voir – et quiconque aurait été près d'eux aurait voulu les voir – sursauter l'intégralité des klimiens du vaisseau:
- Il y a une abomination fongique de ma taille à deux pas de là où on va se poser, préparez-vous.