Il ne pouvait plus s’arrêter de rire, c’était tout simplement impossible.
Il était épuisé au point d’être incapable de se tenir debout mais la morsure du froid sur ses chairs mouillées le maintenait éveillé. Oh ça, il avait froid. Il était gelé dans sa chair, dans ses os, dans sa moelle et jusque dans son cœur, s’il restait là trop longtemps il mourrait probablement d’hypothermie. Tout son corps lui hurlait de douleur, après cette nuit il doutait sincèrement qu’il lui restait un seul os qui ne soit pas fracturé, une seule côte qui ne soit pas fêlée, c’était en tous cas l’impression qu’il avait. En réalité il n’allait sûrement pas aussi mal que ça, vu qu’il ne gisait pas au sol complètement paralysé et qu’il se savait même capable marcher, ou du moins boiter. Mais il vaudrait probablement mieux qu’il aille à l’hôpital de toute façon. Et il devrait en profiter pour faire examiner sa peau, sa peau qui le brûlait de l’intérieur…
Mais c’était tellement drôle. Pour tout dire il était peut-être le seul à trouver ça drôle, néanmoins il fallait bien admettre que personne d’autre n’avait compris la blague. Tout d’abord il y avait ce visage qui le fixait, c’était un visage de clown, et le rôle d’un clown c’est bien de faire rire, non ? Avec ses cheveux verts, sa peau blanche comme la craie et ses lèvres rouges qui encadraient son magnifique sourire. Ah ! Ça c’est sûr : un sourire comme pas deux…
Une œuvre d’art à n’en pas douter ! Il ne faut pas oublier qu’un clown est un artiste, et que son art est de faire rire. Et le sourire qu’il arborait était risible au possible, c’était plus la grimace d’un bouffon voulant amuser la galerie, que l’expression sincère d’une joie profonde ressentie par quelqu’un de normal. A dire vrai, ce n’était pas vraiment un sourire, mais plutôt la caricature d’un sourire, une figure si grotesque qu’elle ne pouvait que déclencher l’hilarité.
Mais ce n’est pas pour ça qu’il riait, oh non. Ce n’était pas non plus parce qu’il savait que ce sourire inhumain qui aurait fait rougir de honte le chat du Cheshire, était accroché au visage du Clown de façon définitive.
Vous trouvez ça triste ? Certes notre Clown semblait subir la même malédiction que le Gwynplaine de Victor Hugo, malédiction qui était amplifié par le fait que ses cheveux verts et sa peau blanche étaient eux aussi permanents. Et pour ne rien arranger, le rouge de ses lèvres était quand à lui fait avec le sang qu’il venait de vomir. Mais à la différence de Gwynplaine, qui avait été défiguré encore enfant par des bandits du fait de sa naissance, le Clown en question avait mérité ce qu’il lui arrivait. Et l’Homme qui riait le savait parfaitement.
Qui était ce Clown ? Comment en est-il arrivé là ? Qu’a-t-il bien pu faire pour mériter ça ? Quel crime peut-il être assez infâme pour avoir à subir un tel châtiment ?
Hélas, ni l’Homme ni le Clown n’auraient pu répondre à ces questions, si tant est qu’ils l’aient voulu. La seule chose qui était tout à fait sûre, c’est que le Clown était entièrement responsable de ce qu’il lui était arrivé, qu’il ait été un être bon ou mauvais n’y changeait rien. Oh, bien sûr, il y avait des forces extérieures qui ont concouru à son malheur : de mauvais endroits, de mauvais moments, et de mauvaises personnes…
Mais au bout du compte c’était lui qui avait choisi d’aller à ces endroits avec ces personnes, c’était lui qui avait enchaîné une succession de mauvaises décisions qui l’ont amené là où il était à présent. Et c’était affreusement drôle. Non ce n’est pas tragique ! La tragédie, c’est lorsqu’on se coupe un doigt. La comédie, c’est quand on tombe dans une cuve de produit chimiques et qu’on en ressort avec une tête de clown.
Enfin bref, ce n’était toujours pas pour ça que notre Homme riait. S’il riait, c’était parce qu’il avait compris la blague, il était peut-être même le seul au monde à l’avoir comprise. En effet, le visage de ce Clown qui le fixait était le reflet de celui de l’Homme qui riait, pourtant ils n’étaient pas la même personne. Le Clown était un homme, drôle bien malgré lui et l’Homme était un clown, humain bien malgré lui. Le Clown venait de mourir, et l’Homme venait de naître. De son vivant le Clown n’avait jamais compris la blague, aussi elle avait toujours été à ses dépens, à l’inverse l’Homme comprenait la blague et riait du pauvre Clown triste, seul et mort qui en était incapable. Mais l’Homme ne se moquait pas de lui, son rire était une forme d’hommage funèbre à celui qui par sa mort lui avait permis de comprendre la blague, lui donnant ainsi naissance. Un homme qui tout au long de sa courte existence avait tenté de vivre sa vie, sans jamais se rendre à quel point c’était absurde et pitoyable de vouloir une telle chose. Ce Clown, à l’instar des 7 460 217 853 autres clowns qui ne comprenaient pas la blague, jouait un rôle dans cette gigantesque comédie qui englobait toute la Création. Un homme sage avait dit un jour que le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs, chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles. L’Homme aussi avait un rôle à jouer, mais à l’inverse des autres il pouvait choisir son rôle en toute connaissance de cause, car il parvenait enfin à voir le tout dans son ensemble. Il pouvait rire de la blague, la blague que tout le monde connaissait mais que personne ne comprenait à part lui, cette horrible, gigantesque, monstrueuse farce que l’on appelait la vie.
Pas simplement la misérable existence qu’avait vécu le petit Clown mort, car même si le rire de l’Homme lui était adressé à lui en particulier, ce qui le faisait vraiment rire c’était tous les autres clowns qui vénéraient et sacralisaient la vie. Tous ceux qui lui donnaient de l’importance et de la valeur, qui lui cherchait un sens, et même parfois, et c’était alors franchement hilarant, croyaient lui en trouver un. C’est ce qui rendait la vie d’autant plus drôle.
Agenouillé devant un cours d’eau où il pouvait admirer son reflet, seul, dans le froid, portant des vêtements trempés et déchirés, il riait depuis ce qui ressemblait à des heures maintenant. Au début il se fichait de savoir s’il allait vivre ou mourir, il était trop préoccupé par un listing interne de toutes les choses absurdes qui existaient dans l’univers. Si quelqu’un était rentré dans sa tête à ce moment-là, il serait tombé sur un ensemble désordonné de bouts de phrases incompréhensibles qui ressemblaient vaguement à des satires de chaque aspect de l’existence, le tout tourné en une chanson paillarde qui sonnait faux. Pour l’Homme tout ça avait du sens, mais de toute façon il ne s’embarrassait plus de savoir la différence entre ce qui en avait et ce qui n’en avait pas. Au bout d’un moment, il réalisa dans un coin de son esprit dérangé qu’il ne pouvait pas rester là éternellement, qu’il finirait par s’éteindre à petit feu et qu’ensuite il s’arrêterait de rire. Cela ne l’avait pas trop perturbé pour autant, car il savait bien que même s’il se trouvait un endroit où s’abriter, il finirait par attraper une extinction de voix à un moment ou à un autre. Par ailleurs il s’est dit que mouRire pourrait se révéler assez amusant, la meilleure chute possible à la grande blague, au final c’est bien lui qui rirait le dernier.
Mais ensuite il se rendit compte qu’il riait tout seul et que ça, quel que soit l’angle par lequel on le prenait, c’était indéniablement triste. C’est à ce moment précis qu’il se découvrit une raison d’être, une vocation même, une mission qui lui donnait l’envie et la force de survivre : faire rire les autres.
L’Homme se mit debout et cessa alors de rire, son large sourire figé suffirait pour le moment. Il se dirigea vers la ville...