C'est le plus long chapitre de CGS à ce jour, donc n'hésitez pas à ne pas le lire en une seule fois.
Voire à ne pas le lire tout court, puisqu'il est optionnel à l'image de l'entièreté de ce flashback x)
On renoue très bientôt avec la trame principale, donc avec le combat Cell/Piccolo.
Démigra fit pivoter son ostensible fauteuil baroque et s'extirpa du bureau argenté, pour vite gagner la position de son bâton de bois… et par là même, de ses invités providentiels. Tandis qu'il avançait vers les sept immortels, L'Archidémon se payait le plus sincère des sourires, ouvrant théâtralement les bras, en grand, comme s'il s'apprêtait à les enlacer tous en même temps, dès qu'il aurait atteint leur position.
À peine eut-il déployé ses bras de moitié — et les mains au bout — que le démon sentit deux gouttes d'eau s'écraser au creux de ses phalanges. Démigra leva alors le nez vers les cieux… sans pour autant cesser d'avancer. La pluie ? Depuis quand pouvait-il pleuvoir ici ? Les pupilles dorées du trésorier général de la mana vadrouillèrent en tous sens sur le firmament. Les nuages avaient tous fui. Une moitié des cumulus de la planète s'entassait à l'Ouest. L'autre jouait des coudes à l'Est. Et pourtant il pleuvait ici-même… sans nuage. Fumée sans feu.
Et non, la nuisette rouge feu du ciel ne comptait pas.
Eh bien alors… qui donc les nuages fuyaient-ils comme ça ?
Tandis qu'il marchait, Démigra sentait l'air ambiant se charger de tout le spectre des plus belles fragrances dont la nature avait le secret. Toutes en même temps. La terre d'après labour, les champs d'après averse, les forêts denses, les forêts magiques, les roses, les violettes, le foin, les fermes, les vergers, les steppes infinies. Ce n'était pas de la magie… autrement, Démigra aurait été humilié sur son propre terrain.
Il baissa finalement les yeux tandis que ses oreilles pointues captaient des chants. Des instruments de musique aussi… qui battaient la mesure depuis le zénith. Ces chants et ces mélodies instrumentales étaient à en damner tous les saints de l'univers. Démigra — qui marchait toujours droit devant lui — ne réalisait même pas que son pas s'était inconsciemment fait plus dansant. De ces danses qui se pratiquent tard la nuit, dans certaines tribus indiennes, car c'était bien une musicalité de ce registre culturel-là… qui rythmait présentement cieux et cœurs.
Et du folklore des Peau-Rouge à la pluie tapant l'incruste d'un claquement de doigts, l'Archidémon devina assez rapidement l'identité de l'immortel responsable de ce craquage nerveux de Dame Nature. Démigra sourit de plus belle, tandis qu'il arrivait enfin à bon port. Ses pas l'avaient arbitrairement porté face à R6-23, à la gauche de Duncan MacLeyne. R6-23 ne mesurait pas un mètre de haut, et c'était un robot, une machine. Aussi fut-il plutôt surpris de voir Démigra s'accroupir pour lui faire une accolade, comme s'il s'était agi d'une personne normale.
Démigra le garda calé contre sa poitrine un bon moment, avant de le détacher en l'agrippant par les “épaules”… pour ensuite le détailler du regard comme on le ferait d'un très vieil ami que l'on n'aurait pas vu depuis des lustres. Le visage en ASCII de R6-23 hésitait entre l'affichage d'un émoticône poliment souriant… ou interloqué. Il opta finalement pour un sourire, qui s'afficha sur l'écran de télévision cubique qui lui servait de tête. Ce même-écran qui surmontait tout un châssis que beaucoup attribueraient volontiers à un très vieux modèle de robot.
Vieux modèle déjà pour l'allure simpliste rappelant un peu la forme d'un tampon. Vieux modèle encore… pour les bras malingres composés de multiples cylindres emboîtés. Sans même parler des jambes très clairement pas pensées pour quelque prouesse surhumaine que ce soit.
Seul le tronc jurait avec tout ce retro. Un tronc qui paraissait taillé dans un bloc de cristal translucide. Et au centre de ce tronc, nul hardware futuriste, nul lacis nébuleux d'innombrables câblages ponctués de processeurs à en faire pâlir les pcistes les plus émérites. Non juste une seule et unique bille rouge monochrome… de la taille d'un poing de bébé humain. Une bille paumée au centre du tronc 100% cristal, sans l'ombre d'un fil la reliant à quoi que ce soit. Très souvent, Démigra s'était demandé s'il ne s'agissait pas juste d'un chewing-gum qui serait mal passé, et que R6-23 n'assumerait pas. Ce même R6-23 qui déposa bientôt une main sur son tronc de cristal, pour cacher la bille rouge aux yeux de Démigra, façon de rappeler à ce dernier qu'il y avait plus urgent là tout de suite, comme saluer les six autres immortels juste à côté.
Démigra se remit debout et s'orienta vers l'Immortel de Pandora.
Au contraire de R6-23, Duncan culminait à trois mètres… et Démigra rageait déjà de ne pouvoir établir de contact visuel convenable, lui qui était pourtant largement plus porté sur l'échange de regards que sur le verbiage. De toute façon échange de regards il ne pouvait y avoir, puisque l'Immortel portait un imposant heaume hermétique, au grand étonnement de Démigra qui vit bientôt la main dudit Immortel se raidir et remonter lentement à mi-hauteur. Duncan voulait qu'on lui serre la pince. Ou plutôt le gantelet de métal… car c'était un Immortel en complète armure, noire comme la nuit, qui surplombait L'Archidémon. Ce dernier en était d'ailleurs toujours aussi surpris. Ce n'était pas tous les jours que les membres de l'ordre des martyrs du temps avaient l'occasion de voir Duncan dans sa fameuse armure de “chevalier noir”.
D'ailleurs, seuls les vieux de la vieille savaient, pour l'armure.
Les moins anciens dans l'Ordre, eux, ne l'avaient jamais vue.
Cette armure fabuleuse, fantasmée…… et pour cause, l'immortel ne la sortait quasiment jamais… voire jamais tout court.
Mais aujourd'hui était un jour très spécial.
En attendant, Duncan avait toujours la main tendue, escomptant qu'elle soit serrée.
Mais c'était hors de question pour Démigra, qui lui réservait le même supplice qu'à R6-23… et le serra dans ses bras, par la taille.
Duncan ne bougea pas d'un iota.
L'Archidémon relâcha finalement son étreinte affectueuse au bout de quelques instants, et lorsqu'il ramena ses bras devant lui, ce fut pour se rendre compte que ses mains étaient tâchées de sang. Son sang. Il réalisa rapidement que la fautive n'était autre que la lame blanche qui pendait à la hanche droite de l'Immortel. Démigra n'avait pourtant même pas senti le moindre plus petit contact avec l'épée dûment aiguisée. Il avait probablement dû l'effleurer, à peine… et pourtant, ses mains étaient aussi rouges que s'il les avait plongées dans un pot de peinture. Démigra ne fit aucune scène d'hystérie. Même cet incident ne parviendrait pas à gâcher ses révérences. Il sortit silencieusement un mouchoir blanc et brodé de sa tunique… pour s'essuyer les mains, sans mot. Duncan avait fait exactement la même chose, sortant un mouchoir blanc de son gantelet gauche, pour ensuite effacer, bouche cousue, le sang impur de l’Archidémon, qui s'était déposé sur sa sainte armure.
Démigra achevait de nettoyer sa main droite et n'entreprit pas de s'occuper de la gauche, l'abandonnant à la pluie recrudescente. De toute façon, il n'avait besoin que d'une main propre pour saluer correctement le prochain immortel de son tour d'horizon. Avec celui-ci, Démigra évitait les accolades, conscient qu'à ce jeu-là… l'amiral Bubbles était bien plus prompt que lui et pourrait lui briser la colonne vertébrale sans le vouloir. Démigra se contenta donc de lever une main en hauteur. Bubbles sauta en l'air pour lui en taper cinq. Les saluts entre eux s'en tirent à ça. Le singe retourna alors rapidement sur son perchoir… à savoir l'épaule de Duncan, dont Bubbles n'était autre que l'écuyer attitré.
Le singe était d'ailleurs, à la base, descendu de son juchoir non pas pour saluer Démigra… mais pour huiler cuissots et solerets articulés de son maître, le preux chevalier Duncan. Son office accompli… il était remonté… répondant simplement, au passage, au salut de Démigra.
Le Dieu du Chaos s'attarda sur la dégaine de ce mythique singe de l'univers n°11.
Dans son fief natal, Bubbles avait sans doute plus d'adeptes et d'adorateurs que Shinki lui-même. Mythes, fables… il en trainait derrière lui plus qu'il ne pouvait en dénombrer, sachant qu'il ne savait compter que jusqu'à vingt, autrement dit autant qu'il avait de doigts. C'était Démigra lui-même qui lui avait appris… du temps où il en était le maître, donc avant de l'avoir offert à Duncan, des siècles en arrière.
Démigra avait reçu Bubbles en cadeau, au terme d'un voyage dans les coins les plus exotiques et surprenants de l'univers n°11. L'ex-maître de l'amiral Bubbles avait d'abord voulu le vendre très cher à l'Archidémon… avant de finalement tomber le masque pour proposer une énorme quantité d'or à Démigra… en échange du fait que ce dernier accepte de repartir avec le Dieu-Singe, comme ils l'appelaient par chez eux.
Repartir avec et l'emmener le plus loin possible, hors des frontières de l'univers n°11, dans l'idéal. En tout cas, Démigra n'avait de mémoire d'immortel jamais vu autant de pièces d'or réunies au même endroit. Ce n'est que bien plus tard qu'il avait appris, un peu par hasard, que pas moins du ⅓ de l'univers n°11 avait à l'époque répondu à l'appel au don du propriétaire de l'amiral. Appel au don qui rencontra vite un succès historique… tant la peuplade universelle était unanimement soulagée de pouvoir être enfin débarrassée du Dieu-Singe. Démigra n'avait pas compris au départ… ce qu'ils reprochaient tous à ce Bubbles, mais cela ne tarda pas. L'Archidémon réalisa vite que le singe avait cette fâcheuse manie de se foutre dans la bouche tout ce qui lui tombait sous la main. Même pas par faim… simplement parce que…… parce que.
Et par “tout” il fallait comprendre vraiment tout. Du plus banal des cailloux ramassé sur le côté de la route au vaisseau-mère d'un triumvirat galactique tout-puissant, en passant par les sacro-saintes télécommandes de télévision. Même le bâton de Démigra avait plusieurs fois failli y passer. Et de guerre lasse, l'Archidémon avait confié l'amiral à quelqu'un de plus patient et sympa avec les animaux qu'il ne se savait être.
Et… à bien regarder le nouveau duo là maintenant, tout semblait rouler entre eux, foi de Démigra.
Bubbles avait même adopté le dresscode chevaleresque de Duncan. Le Dieu-Singe arborait une cotte de maille un peu trop étroite pour son éternel embonpoint. Un mini-bouclier tout rond, flanqué d'un pentagramme, lui ornait l'avant-bras gauche, certainement retenu par une sangle. Une fine lance télescopique, en bois, meublait sa poigne droite. Cerise anachronique sur le gâteau : Bubbles malgré le fait qu'il ait apparemment embrassé le code des chevaliers… gardait pour autant, sur le sommet du crâne, l'indéfectible casquette d'amiral qui lui valait justement son surnom, chapeau dont personne ne savait vraiment d'où il le tenait ni pourquoi il semblait y être si particulièrement attaché.
— Démigratropsolennel !
— Domigura sensei !L'interpellé se retourna vers les deux interpellateurs au ton impérieux, tout en se disant bien qu'une telle interpellation était prévisible, il fallait bien que des rabat-joies impatients aient tôt ou tard décidé de mettre le hola à ses solennités pompeuses. Mais Démigra aurait parié sur Sia et Grichka. Raté, c'était Vivianne et Clay qui venaient d'intervenir. Bienséance oblige, l'Archidémon se tourna d'abord vers Vivianne.
Il s'empara de la main droite de la dame pour y déposer ses lèvres. L'Immortelle sembla laisser faire… mais retira sa main au tout dernier instant, pour ensuite croiser les bras sur sa poitrine et imprimer sur son visage un air outré. Démigra sourit… et releva la tête pour croiser le regard de sa “petite ennemie”. L'Archidémon s'était baissé bien bas, pour embrasser la main de Vivianne ; aussi, tandis qu'il remontait lentement la tête pour aller au contact visuel, eut-il toute la latitude de la détailler à mesure de son ascension, en partant des chaussures…
Démigra put alors prendre toute la mesure de l'impact si particulier qu'avait eu
le grand méchant temps sur l'Immortelle. Vivianne en avait vu naître et s'éteindre, des civilisations, des modes, des mœurs. Elle avait connu la fameuse belle époque, les belles époques… à son échelle, de celles qui nourrissent les souvenirs les plus chargés d'histoire, de celles que l'on n'abandonne pas aux archives qui prennent la poussière.
De fait, la dame était-elle une véritable mosaïque sur pattes, stylistiquement parlant. Sa tenue était si dépareillée que ça en frisait le génie du mal. On y aurait associé quelque compteur de combo breaker, que ce dernier aurait explosé plus vite que le détecteur de Kiwi sur Namek. Les pieds de l'immortelle s'étaient chaudement glissés dans des tabi puis des geta, respectivement chaussettes et chaussures traditionnelles, du Japon d'antan. Pas de beau yukata à l'horizon pourtant, en lieu et place : un jean taille haute, de ceux qui avaient fait les années 90.
Un sous-pull unisexe à col roulé lui voilait le haut du corps, tandis qu'un chapeau cloche, tout droit sorti des années 20, lui couvrait le chef. Démigra s'épargna la revue des accessoires de la dame, accessoires qu'il devinait au moins aussi déphasés que tous les tatouages qu'elle avait sur le corps. Tatouages aujourd'hui dissimulés par ses vêtements mais qui représentaient autant de signes d'appartenance révolus, d'allégeance crues indéfectibles, de phrases peu ou prou poétiques qu'elle n'assumait plus pour moitié, de liens qui s'étaient voulus éternels.
Malheureusement, il n'y avait eu d'éternel qu'elle et ses trente ans. Il n'y avait eu d'éternel que ses trente ans, son mètre soixante-dix, ses yeux émeraude et son visage de sorcière. La peau verte, le nez crochu, le grain de beauté, tous les poncifs répondaient présents. Mais aucun n'était pour l'enlaidir, car très peu marqués, assez peu même pour tenir finalement du petit grain de sel qui fait tout le charme d'un visage.
De grain de sel, fut-il gros ou fin, Clay, lui, n'avait cure. Le sel était même son ennemi juré, et Clay le traquait jusque dans les recoins les plus inaccessibles de son assiette diététique. Le jeune homme à la musculature de bodybuilder savait multiplier les plans anti-sodium et veillait au grain quant à ce qu'il donnait à manger à ses biceps, après ses interminables séances. D'entrainement et de méditation, car Clay méditait beaucoup, plus qu'il ne s'entrainait physiquement d'ailleurs. En cela, il se rapprochait d'un Piccolo sur le fond, pour sa préférence allant à l'entrainement type “yin” en dépit du “yang”, et d'un Végéta sur la forme, pour l'acharnement indécent qu'il y mettait, par ailleurs.
Pourtant s'il fallait apparenter cet immortel à quelqu'un, ce ne serait ni Piccolo ni Végéta… mais bien Krilin. Car Clay était bonze de la pointe de son crâne rasé à celle de ses traditionnelles sandales de pèlerin, en passant par l'incontournable robe monastique orange et son cortège de bandages et d'accessoires en métal, en bois ou en tissu, propres aux codes du temple auquel le moine immortel s'était offert corps et âme.
Pourtant, à l'instar de Bubbles avec son chapeau d'amiral… et de Vivianne et ses geta japonaises, Clay semblait lui aussi accorder quelque valeur affective aux objets du passé. En témoignait le dispositif d'agent secret qui lui ceinturait l'oreille gauche, dispositif relié par un cordon torsadé aux lunettes noires qui ne le quittaient jamais, quand bien même juraient-elles avec le reste de son accoutrement de pur grotteux.
Démigra s'approcha de l'armoire à glace vêtue d'orange et lui servit sans gêne le même traitement cérémonieux et sirupeux qu'aux autres. Il le prit dans ses bras et serra bien fort, puis l'agrippa fermement par les épaules et lui fit une bise lente, sur chaque joue, avant de le dévisager en souriant comme s'il ne l'avait pas vu depuis des temps immémoriaux. Ce qui n'était qu'à moitié faux concernant Clay, étant donné que ce dernier n'était membre de l'Ordre qu'à titre occasionnel. Tout l'inverse de Vivianne qui était de loin la plus assidue aux réunions.
Ces deux immortels avaient par contre un point en commun. Ils étaient tous les deux mages.
Là encore l'une à temps plein, l'autre en tant qu'occasionnel.
Ils avaient échappé à la
battue aux mages de Démigra du fait de leur appartenance à l'Ordre, sans parler de l'immunité que leur conférait leur immortalité. Vivianne était une mage incollable sur les arts rouges, excellente en matière d'arts noirs et verts, plutôt bonne quant aux arts blancs et runiques, nulle en arts bleus et roses. Seulement parce qu'elle ne s'y intéressait pas. Clay quant à lui maîtrisait quelques sorts basiques de magie noire, rien qui n'outrepasse le corpus des éditions de
la magie noire pour les nuls. Les sorts que le moine connaissait lui avaient d'ailleurs été enseignés par Démigra himself, il y avait fort, fort longtemps, bien avant que l'Ordre ne soit créé. Du temps où Clay avait un physique taillé dans une canne à pêche, et la bouille adolescente. Il avait lui-même cherché et trouvé Démigra dans sa résidence secondaire au Makai. Le bonze avait alors frappé à la porte de l'Archidémon pour lui demander d'être son maître de stage. Démigra finit par accepter de le prendre comme pupille, le temps que Clay soit à même de survivre par ses propres moyens dans le Makai profond dans lequel il était tenu de passer trois semaines pour valider le stage de troisième année de son temple shaolin. Ils avaient gardé contact depuis, et Clay l'appelait encore Domigura sensei aujourd'hui, des éons plus tard, nonobstant le fait que son niveau global n'avait désormais plus rien à voir.
— Domigura sensei, on est en train de perdre du temps.
— …
— … Je vous rappelle que j'ai un “train” à prendre dans moins de vingt minutes…, souffla le moine bodybuildé en jetant un coup d'œil à la montre élastique qui lui ceignait le poignet, après avoir soufflé sur le cadran pour ôter les gouttes de pluie qui s'y étaient invitées.Vivianne s'étonna de voir Clay se perdre trop longtemps en contemplation de l'écran à son poignet.
Lire l'heure sur une montre ça ne prend tout au plus que deux secondes et deux neurones… le bonze semblait pourtant ramer à fond la caisse, donnant l'impression d'essayer de déchiffrer un code hiéroglyphique à trous. En réalité Clay — et ça Vivianne ne pouvait le savoir — était simplement étonné de constater que les aiguilles de sa montre ne bougeaient apparemment plus. Il tentait encore de s'expliquer la chose.
Démigra remarqua la perplexité de son ex-pupille mais ne lui expliqua rien.
Il profita plutôt du temps mort bienvenu pour continuer tranquillement son tour de table des immortels à saluer. L'alter-égo de Shinki tomba alors sur Siamoix. Qui était un immortel assez particulier puisqu'il en valait bien deux pour le prix d'un. Il s'agissait en réalité de deux sphinx anthropomorphes, nés jumeaux siamois. Ils avaient respectivement le côté gauche et le côté droit du corps fondu l'un dans l'autre, de sorte qu'à eux deux, ils n'avaient qu'un bras gauche et un bras droit. Ils avaient par contre chacun une tête et deux jambes fonctionnelles.
Naître siamois était la pire malédiction qui aurait pu frapper le microcosme familial qui avait eu le déshonneur de les accueillir en ce bas monde. Tous l'avaient très mal vécu, et leur haut-gradé Omniversel de père avait commandité toutes les solutions possibles et imaginables, pour les faire séparer. En vain. Les jumeaux ainsi nommés Sia pour la femme et Moix pour l'homme, avaient donc un jour fui le nid familial, pour épargner à leurs proches leur triste vue. Ils avaient alors continué leur vie dans leur coin, collés l'un à l'autre, pour l'éternité. Le pire à gérer, et de loin, c'était les disputes. Ça c'était vraiment délicat vu leur condition, et ils évitaient d'ailleurs de semer les graines de la discorde, tant que possible. Mais ça c'était avant. Avant leur rencontre fortuite avec Démigra. Qui était arrivé comme un soleil dans leur vie. Une semaine. Il n'avait fallu qu'une petite semaine à temps plein à l'Archidémon pour trouver une solution et les séparer proprement avec une précision chirurgicale. Certes, il manquait de fait un bras à chacun des deux jumeaux, mais tout le reste allait comme sur des roulettes.
Et pourtant…
Sia et Moix n'avaient pas aimé.
Ils n'avaient pas du tout aimé la sensation d'être séparés. Les premières impressions postopératoires avaient été brutales. Ça leur avait fait aussi bizarre que lorsque l'on se fait retirer un plâtre après des mois… ou que l'on se fait subitement arracher son appareil dentaire après l'avoir porté de longues années durant… le premier réflexe étant alors de demander à ce qu'il nous soit immédiatement remis en bouche.
Bien sûr, Sia et Moix n'étaient pas allés jusqu'à demander à être recollés. Ils avaient opté pour une solution moins radicale : les vêtements. Les deux jumeaux s'étaient fait confectionner un ensemble sur mesure, dans lequel ils rentraient tous les deux, comme au bon vieux temps. Un ensemble qui les serrait épaule contre épaule et leur rendait une partie des sensations qu'ils avaient lorsque leurs corps ne faisaient qu'un. Ce même-ensemble qu'ils avaient décliné, dupliqué… et dont ils arboraient un modèle à l'instant-même. Démigra remarqua le mix des goûts respectifs des jumeaux. Le long manteau en fourrure de renard, par dessus un costume vieux jeu à gros carreaux bigarrés, des claquettes noires et blanches, un léger pantalon à bandes rayées, assez court pour laisser deviner des chaussettes bleues pour Moix et rouges pour Sia.
On pouvait d'ailleurs se baser sur la couleur de leurs chaussettes pour les différencier, en cas de doute.
Même si les traits masculins de Moix et féminins de Sia restaient visibles pour un bon observateur… ce que n'était pas Démigra. Mais il était un moyen facile pour quiconque de différencier les jumeaux. Celui qui avait en permanence à la main et à la bouche une espèce de bouteille de Coca de 2 litres, flanquée d'une étiquette avec marqué dessus
“agent chimique X”… c'était Moix. Qui prenait d'ailleurs une gorgée de sa drôle de liqueur précisément toutes les neuf secondes, jamais une de moins ou de plus. Le plus surprenant étant que cette bouteille ne se vidait apparemment jamais de son contenu. Toujours était-il que bouteille ou pas bouteille, Démigra comptait bien faire subir aux jumeaux le même traitement de faveur qu'aux autres. Accolade mielleuse time. Moix s'y adonna avec déférence, Sia s'y abandonna avec dépit.
L'Archidémon se tourna enfin vers le dernier de la longue liste d'invités surprise.
Grichka.
C'était à cause de lui qu'il pleuvait comme ça au Kaioshinkaï. Il s'agissait d'un grand homme aux allures de guerrier mohican. Sa figure plus tortueuse qu'un montjoie présentait un teint basané qui avait tout d'inédit pour qui connaissait Grichka de longue date. Car ce dernier était encore moins ami avec le soleil qu'il n'était mohican. C'était un grotteux, tout comme Clay. Et comme tout grotteux qui se respectait, il avait de fait et par définition le teint laiteux, d'ordinaire. Pas grotteux de type vieux sage des montagnes cela dit, plutôt dans la catégorie rat de labo. Car Grichka était un scientifique. Physicien plus précisément. Et c'est au nom de la science qu'il voyageait partout et tout le temps.
D'ailleurs, à bien regarder son accoutrement, sa coiffure et ses nouvelles peintures tribales, Grichka revenait probablement d'un très long stage mystique dans quelque sorte de tribu amérindienne assez autarcique pour que Démigra ne voit pas trop laquelle, mais ça sentait l'univers 4. Pas étonnant quand on savait que Grichka était le seul immortel de l'Ordre, avec Démigra, à pouvoir se payer le luxe de voyager non pas à travers tout l'univers… mais à travers tous les douze univers. Sa zone d'influence était aussi vaste que celle de Démigra et Shinki.
L'Archidémon s'apprêtait à prendre le physicien dans ses bras mais se rétracta. Il venait de remarquer le gant que Grichka portait à la main droite. Un épais gant marron clair, plutôt sophistiqué, qu'on aurait dit en cuir… et qui lui remontait jusqu'au milieu de l'avant-bras, tenant au moyen de nombreux lacets très serrés. Démigra ne savait pas quoi… mais ce gant était clairement là pour sceller quelque chose. Et tous les sens de l'Archidémon étaient en alerte rouge quant à cette même-chose. Aussi, pour cette fois, passa-t-il son tour pour les accolades.
Démigra soupira. Il en finissait enfin avec les salamalecs et les sourires de circonstance. Ce fut passablement fastidieux, mais il y tenait. C'était bien la moindre des choses qu'il pouvait faire pour remercier les quelques amis qui avaient daigné faire le déplacement et mettre leur mort entre parenthèse uniquement pour l'aider lui, à donner du sens à sa vie. Cette séance d'accolades avait au moins eu l'intérêt anecdotique de lui permettre de conclure que celui des immortels qui avait le parfum le plus grisant, c'était Clay, étonnamment.
Ceci mis à part, saluer tout le monde avait quand même pris trois minutes au démon, mais ça y est… il pouvait passer à autre chose.
Ou pas.
Démigra remarqua que Grichka, en dépit de ses bras croisés sur le torse, pointait l'index gauche à la verticale, comme pour signifier à l'Archidémon que ce dernier avait oublié quelqu'un… et serait bien avisé de regarder au dessus de sa tête. Démigra leva alors les yeux et tressauta imperceptiblement, sous le coup de la surprise. Effectivement, il y avait quelqu'un au dessus de sa tête, ou plutôt quelque chose.
Gorgo.
Il s'agissait de l'un des derniers arrivants dans l'ordre. Son physique avait beaucoup fait parler au début. Gorgo n'était ni plus ni moins qu'un globe oculaire géant. Environ 1m50 de rayon. Il s'agissait de l'œil droit de la reine des gorgones, qui comme certaines supra-entités, dont Démigra faisait partie, n'existait qu'en un seul exemplaire dans tout l'Omnivers. Ledit œil droit avait été arraché par Baldur Fury, dans le cadre d'une croisade. Ce même Baldur qui avait ensuite introduit Gorgo au reste de l'ordre. Sa pupille noire faisait la taille d'une grande assiette et brillait dans la nuit. Cette pupille était normalement un point noir mais, là maintenant, elle tenait plus de la bande noire, du fait que les chatons de Vivianne patinaient sur Gorgo et le faisaient rouler sur lui-même comme s'il était question d'un vulgaire ballon de cirque.
“Le pauvre” fut la pensée de Démigra en voyant ce triste spectacle. C'était d'autant plus désolant que Gorgo était trop timide pour montrer à ces trois boules de poil qui était le patron… ou simplement les raisonner. En même temps, quand on n'a pas de bouche pour s'exprimer…
Difficile de faire dans la diplomatie.
Pour communiquer avec les autres immortels, Gorgo orbitait à l'horizontale pour dire “non” et à la verticale pour dire “oui”. C'était les seuls mots qui s'échangeaient entre lui et les autres. Il aurait pu inventer un système de communication plus complexe en intégrant des mouvements plus complexes, mais faire semblant de ne pouvoir communiquer que par “oui” ou “non" l'arrangeait bien. Timidité oblige.
Démigra abandonna lâchement Gorgo aux affres de cette timidité, se tapa les joues pour se secouer un peu, puis se dirigea hâtivement vers son bureau argenté, en quête d'un certain objet. Celui qui leur permettrait de quitter cet endroit. Car il était grand temps de lever l'ancre.
— Hmm, d'accord, attendez. J'ai compris… le temps ne s'écoule pas du tout, sur cette planète virtuelle étrange, souffla Clay, en détachant enfin ses petites pupilles ébène du cadran de sa montre. Eh bien, si le temps n'existe pas en ces lieux virtuels… pourquoi ne pas faire venir Shinki pour l'affronter ici-même ? En faisant ça… on n'aura plus du tout à se soucier du temps que prendra le combat. On pourra se battre sans se presser. Il n'y aura plus de risque de rater le passage d'El Diablo, termina-t-il, à l'adresse de tous les autres immortels ici présents.Personne ne lui répondit. A part R6-23 qui s'était cela dit contenté d'afficher un “LOL” sur l'écran bombé qui lui servait de visage. Le moine comprit vite que le vent général qu'il s'était pris était mérité et passa à autre chose. Effectivement, déplacer Shinki était plus facile à dire qu'à faire. Ok, il avait dit une connerie. Mais le problème de Clay restait entier : il était toujours aussi soucieux… quant au timing.
A tort ou à raison.
Démigra revint bientôt sur ses pas… avec l'objet qu'il était allé chercher. L'Archidémon l'exposa à la vue de tous. Tous les immortels qui s'y intéressaient purent alors détailler ledit objet du regard. Il s'agissait d'un stylo, de très belle facture, à l'alliage inconnu et dont le capuchon avait été fixé sur le sommet arrondi, laissant la longue mine pointue à l'air libre. Ce même-capuchon avait la forme d'une tête de mort à la gueule ouverte. Le stylo quant à lui présentait sur l'une de ses faces parallélépipédiques, une sorte d'énigmatique écran noir, rectangulaire.
— Approchez-vous tous, à l'exception d'R6-23 et Gorgo, lâcha finalement Démigra à haute voix.
— Pour quoi faire, souffla Vivianne en s'avançant la première… mais prudemment, vers l'Archidémon.
— Je vais vous piquer avec ce stylo.
— … Pardon ?
— Ce stylo va sucer votre sang et la mana que ce dernier recèle. Je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit, mais je suis en banqueroute actuellement. Or, pour voyager jusque chez Shinki… on va avoir besoin de mana. J'espère que vous en avez en stock, sinon on est mal.L'Immortel de Pandora prit le stylo des mains de Démigra, releva un peu son heaume… et se piqua dans le cou. Quelques secondes plus tard… il rendit l'objet à son propriétaire, sans épiloguer 107 ans. Démigra porta rapidement le regard au niveau de l'écran noir encastré sur le flan du stylo… écran qui était en réalité une jauge… cette même jauge qui affichait désormais la teneur en mana du sang tout juste recueilli.
Démigra soupira en constatant le chiffre affiché.
Clairement, c'était très loin d'être suffisant. Le domaine de Shinki n'était pas aussi éloigné de cette copie de Kaioshinkaï que ne l'était le château d'El Diablo. Malheureusement le bâton de Démigra était aussi totalement déchargé… et n'avait de fait plus assez de carburant pour se rendre ne serait-ce que chez Shinki. L'Archidémon tendit le stylo au moine shaolin… qui s'en saisit après quelques instants d'hésitation.
Clay déploya finalement son avant-bras pour y planter le stylo comme une seringue.
Il sentit immédiatement son sang être aspiré… tandis que les cavités orbitaires de la tête de mort s'illuminaient d'un vert étincelant. Une poignée de secondes plus tard… Clay rendit le stylo à Démigra… qui jeta un bref coup d'œil à l'écran avant de tendre l'objet à Vivianne.
L'Archidémon plaçait beaucoup d'espoir en elle.
C'était une sorcière, elle avait donc forcément beaucoup plus de mana que les autres. En espérant qu'elle ne soit pas elle-même en banqueroute aujourd'hui. L'immortelle en geta s'empara du stylo puis se piqua et attendit que les “yeux” verts de la tête de mort s'allument et s'éteignent. Elle passa ensuite l'objet à Siamoix qui se prêta au même exercice avant de faire tourner le stylo à nouveau. Ce fut alors au tour de Grichka… qui, lorsqu'il en eut terminé, leva le bras et tendit le stylo à l'amiral Bubbles qui se trouvait encore sur l'épaule de Duncan.
Bubbles poussa un cri d'effroi.
Il se jeta sur l'herbe avant de détaler à la vitesse du son, pour se cacher sous le bureau de Démigra. Ce dernier fit signe à Grichka de laisser tomber. Personne n'arriverait à persuader Bubbles de se planter un truc aussi bizarre dans le corps. Autant le singe était-il toujours disposé à se mettre n'importe quoi dans la bouche, autant avait-il une peur bleue de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un traitement médical.
Grichka rendit donc le stylo à Démigra qui en retira le capuchon avant de se diriger vers le bâton de bois encore planté dans le sol. Il fixa la tête de mort sur le sommet dudit bâton, laquelle tête de mort ajusta automatiquement son volume, pour pouvoir encapuchonner correctement le bout de bois. Les cavités orbitaires s'illuminèrent en orange, signe que le transfert de la tête de mort au bâton s'effectuait. Et lorsque le transfert fut terminé… Démigra resta longuement à observer son bâton… avant de se décider à revenir au niveau des autres immortels. Sia remarqua bien qu'il leur revenait en trainant passablement des pieds. Assurément, il n'allait pas annoncer de bonne nouvelle.
— Ce n'est pas suffisant. On n'a pas assez de mana pour aller chez Shinki.Personne ne répondit rien. Le silence s'étala partout… et se fit de plus en plus explicite. Jusqu'à ce que Grichka le casse.
— Démigra, où est le convertisseur mana-ki que je t'avais offert ? souffla le scientifique basané, dans son accent russe très marqué. En dehors de Vivianne, nous avons tous plus de Ki que nous n'avons de mana. Il suffirait de convertir ce Ki pour recharger ton bâton.
— Le guichet mobile ? Malheureusement…… je ne l'ai plus.
— Tu veux dire que ce bijou de technologie alien… que mes assistants et moi avons pris la peine de fabriquer pour toi… en récoltant aux quatre coins de l'Omnivers les matériaux les plus rarissimes…… tu l'as perdu ? gronda Grichka, qui roulait toujours autant les “r”.
— Nan je l'ai pas perdu, t'es fou ! Non c'est l'autre boulimique-là qui l'a bouffé…, fustigea l'Archidémon en pointant du doigt le visage incrédule de Bubbles, qui dépassait d'un coin du bureau argenté.
— Eh bien demande-lui de te le rendre. Gronda à nouveau le physicien bronzé.La réponse vint de Bubbles plutôt que Démigra. Le singe mythique, toujours caché derrière le bureau en bois de chêne, avait fermé les yeux sous la forme de deux “U” et secouait désormais l'index de gauche à droite. Démigra mit alors des mots sur les gestes de Bubbles.
— Il ne recrache jamais ce qu'il avale. On peut toujours courir pour récupérer le convertisseur.
— Eh bien reprenons-le de force ! Attrape le singe et immobilise-le, je me charge de l'extraction, lâcha le scientifique en sortant prestement un gant de chirurgien de l'une des poches de son pantalon en peau de bison.
— T'as trop forcé sur le calumet de la paix Grichka, s'indigna Démigra en mettant ses bras en croix face à lui, pour dire “niet”. C'est de l'amiral Bubbles dont on parle là. Celui qui arrivera à l'attraper n'est pas encore né. Bubbles peut te faire le tour de ce Kaioshinkaï virtuel en moins de temps qu'il ne t'en faudrait pour cligner trois fois des yeux. Non le plus simple… c'est de demander à Duncan de raisonner l'amiral, termina l'Archidémon en s'orientant vers l'Immortel de Pandora, en attente d'une réaction.
Démigra attendit longtemps… avant de se rendre compte qu'il venait de se prendre un vent encore plus violent que celui que Clay s'était mangé quelques instants plus tôt. Duncan était aussi immobile qu'une statue ; et — du fait de son armure — il était totalement impossible de deviner à quoi il pensait… ou même s'il écoutait ce qui se disait autour de lui. Impossible même de savoir s'il s'agissait bien de l'Immortel.
— Euh… c'est moi où Duncan est pas très bavard depuis votre arrivée, chuchota Démigra à l'adresse des autres, quand il réalisa enfin que l'Immortel de Pandora n'avait même pas lâché un seul mot depuis qu'il avait débarqué sur cette copie virtuelle de Kaioshinkaï.
— Laisse, souffla Vivianne à l'attention de l'Archidémon. Il est dans un état second.
— Dans un état second ?
— En plein focus si tu veux. Il n'a pas ton temps. Il est extrêmement concentré.
— Concentré… sur quoi ?
— Sur le combat qu'il va livrer contre Shinki. Pour toi.Démigra garda le silence. Un silence d'abord circonspect. Puis religieux.
Il s'en voulut presque de tout le temps parler trop fort… et se promit de chuchoter à partir de maintenant, pour ne pas déranger ce géant patibulaire enfermé dans son armure noire, plus intimidante encore. Démigra réalisait tout juste que de tous les immortels ici présents… Duncan était probablement celui qui avait le plus conscience de la merde dans laquelle l'Archidémon les embarquait. Celui qui avait le plus conscience du fait que Shinki, ce n'était pas n'importe qui…, et qu'on ne se présentait pas à lui sans être bien sûr de ce qu'on faisait.
Démigra se demandait là maintenant si l'ambiance générale des retrouvailles pseudo-guillerettes avait indisposé Duncan. Qui ne comprenait probablement pas comment tout le monde ici pouvait prendre aussi peu au sérieux les événements décisifs à venir. Démigra lui-même prenait Shinki un peu trop sur le ton de la rigolade, et entrainait les autres dans cet état d'esprit… qui pourrait bien couter très cher.
Shinki — et ça Duncan au moins le devinait déjà — n'était pas un simple boss de niveau intermédiaire.
Ni un boss de fin de stage.
Ni même le Big Boss final du jeu.
C'était carrément le Game-Master.
Tous les actuels préparatifs d'avant-guerre étaient bien beaux. Mais le combat final pourrait très bien être bouclé en une seule seconde. D'un simple mouvement nonchalant de l'auriculaire de Shinki. Ce qui serait d'autant plus ironique. Et l'ironie d'une telle tournure ne faisait apparemment pas rire Duncan. Démigra si. Rien qu'en y pensant là tout de suite, il eut envie de rire. Mais ne le fit pas, par respect.
Par respect… mais aussi et surtout parce qu'un événement soudain avait polarisé son attention. Une lumière rouge, vive et aveuglante, lui était furtivement passée sous le nez. L'Archidémon pivota bientôt vers la source émettrice du rayon écarlate… et réalisa qu'il s'agissait d'R6-23. Démigra se tourna alors non pas vers la source cette fois… mais vers la destination du faisceau de lumière… et se rendit compte qu'il s'agissait du ventre de Bubbles. La lumière rouge s'évapora finalement au bout d'une poignée de secondes… et l'alter-égo de Shinki eut alors la surprise de voir jaillir de l'écran de télévision d'R6-23 une sorte de projection holographique en 2D, de la largeur d'une table à manger.
La projection était en fait la résultante de l'analyse radiographique qu'R6-23 venait de faire subir à Bubbles sans que ce dernier ne l'ait comprit. Ce même R6-23 qui expliqua alors, par sa voix cristalline, provenant des haut-parleurs de l'écran cathodique, que les immortels avaient sous les yeux la flore interne de l'amiral. Démigra ne parvenait pas vraiment à déchiffrer les images du diaporama qui défilaient effrénément sur l'hologramme. Mais certaines formes ne lui étaient pas étrangères. Et l'Archidémon fut soufflé de réaliser à quel point Bubbles en avait bouffé des choses bizarres dans sa longue vie. Démigra crut même reconnaître quelques éléments d'armure héloïte. Ainsi qu'une moitié de boule de cristal, dans laquelle on avait croqué comme une vulgaire pomme. Démigra distingua même une tête de Kaïoshin.
La projection holographique prit bientôt la forme d'un Bubbles grandeur nature, en 3D, laissant pour autant toujours apparaitre son squelette et la totalité de ses organes internes. L'image sembla se stabiliser sur un imbroglio abscons, mi-organique mi-artificiel, que seul Grichka sut décoder… sans qu'R6-23 n'ait eu besoin d'expliquer de quoi il retournait. Le physicien épargna au robot cette peine, et prit la parole.
— Démigra, ça fait combien de temps exactement que l'amiral a ingurgité le convertisseur ?
— Euh… combien de temps ? Je sais pas trop. 2000 ans ? C'était à l'époque du dernier Big-bang de l'univers n°1 je crois. Dans ces eaux-là.
— Donc il y a 8000 ans.
— Peut-être, si tu le dis. Pourquoi tu poses la question ?
— Le convertisseur a eu le temps de métastaser.
— …… Il a fusionné avec l'organisme de Bubbles ?
— Oui. Je ne savais même pas que c'était possible. Mais avec la haute technologie des univers n°8 et n°3… faut s'attendre à tout.Grichka s'approcha de l'hologramme et pointa du doigt certaines parties de l'organisme de l'amiral.
— Le convertisseur s'est adapté à l'anatomie de Bubbles.
— ……
— Regarde…… juste ici. Le réservoir est là, maintenant… et là-bas… c'est la pompe. Le dard est juste ici. Et toute cette zone-là… c'est ce qui fait maintenant office de sortie, débita Grichka en baladant son doigt ganté ci et là de la maquette en trois dimensions.Démigra captait au vol ce qu'il pouvait comprendre. Bubbles quant à lui n'avait pas encore capté que l'image du singe en 3D n'était autre que sa propre représentation. Et heureusement qu'il n'avait pas compris… autrement, la planète aurait ô combien souffert de sa crise de panique.
— Bubbles ! scanda Démigra à l'adresse du singe de Duncan. Palpe ta queue et dis-nous si tu sens un bout pointu. Démigra avait parlé en langue de singe, à grands renforts de gestes ridicules. Chose inutile puisque Bubbles comprenait toutes les langues. Le singe fit néanmoins comme demandé… avant de soudain sursauter au point de se cogner le haut du crâne contre le sommet du bureau massif. Le singe avait sursauté du fait qu'il venait de se piquer l'index en baladant hasardeusement ses doigts sur l'extrémité de sa queue.
— Ah ouais ! scanda Démigra en souriant de toutes ses dents. Ok, Grichka, on fait quoi maintenant ?
— Exactement comme on a fait avec ton stylo.~~~~~~~~
Deux minutes plus tard…… le précieux bâton de Démigra était enfin rechargé. La moitié des immortels présents arborait une mine passablement satisfaite. L'autre au contraire avait le visage fermé à double tour. Il s'agissait de ceux qui n'avaient compris que trop tard par quel endroit Bubbles allait décharger la précieuse cargaison de mana… et n'avaient malheureusement pour eux pas détourné les yeux à temps.
La mana était ressortie sous la forme de billes oranges.
Comme des œufs de poisson… mais de la taille d'une boule de pétanque, chacune. Démigra avait ramassé une quinzaine de ces billes… et les avait délicatement rangées dans une sacoche récupérée depuis l'un des tiroirs du bureau argenté. Il avait ensuite écrasé les billes restantes avec son pied, à même le sol. Leur contenu s'était alors répandu sur l'herbe, sous la forme d'une flaque orange visqueuse. Démigra avait ensuite plongé l'une des extrémités de son bâton dans la flaque en question, après avoir encapuchonné la tête de mort sur l'autre extrémité.
Les cavités orbitaires s'étaient alors illuminées en vert… et la couleur orange de la petite flaque au sol sembla être absorbée par le bâton… et ce jusqu'à ce que ladite flaque présente une teinte aussi blanche que le lait. Ainsi le bâton magique fut-il rechargé en mana et prêt à l'emploi.
C'était enfin l'heure de partir.
— Vous avez de l'eau sur vous… ou n'importe quoi de liquide ? demanda Démigra à haute voix.Tous répondirent par la négative avant de jeter quelques coups d'œil plus ou moins discrets à Moix… qui cacha alors tout aussi discrètement sa bouteille d'agent chimique X, dans son dos. Démigra s'en rendit compte et tendit la main, l'agitant en signe de “donne-moi ça”.
Moix fit de la résistance oculaire quelques secondes… avant de céder son magnum dans un grognement.
Démigra s'empara de la bouteille et la vida par terre jusqu'à ce qu'une flaque d'un bon mètre de diamètre se soit formée au sol. L'Archidémon rendit alors la bouteille à son propriétaire et s'empara ensuite de son bâton de bois… pour dessiner sur la surface de la flaque noire ainsi formée une série de runes que Duncan et Vivianne ne reconnurent pas, en dépit du fait qu'ils étaient plutôt calés question magie runique.
Démigra se redressa bientôt… et prit le temps de toiser tous ses amis du regard avant de solennellement lancer…
— On y va.
— Comment ça on y va ? siffla Grichka.
— Sautez dans la flaque.L'incrédulité du groupe fut rapidement balayée par la démonstration de l'Archidémon qui pour étayer ses dires plongea son bâton de bois dans la flaque gisant au sol. Ce même bâton de bois qui s'enfonça alors sur toute sa longueur dans le liquide, témoignant de la nouvelle profondeur de la mare, certainement abyssale. Duncan fut le premier à s'activer. Il ne fit pas sa précieuse à tourner autour de la flaque, à tâter l'eau ou à compter jusqu'à trois. Le chevalier noir sauta séance tenante à pieds joints dans le puits sans fond, et disparut du Kaioshinkaï virtuel.
Le suivant à prendre son courage à deux mains fut R6-23.
Son courage à lui était purement mathématique… et aurait, de fait, dû ressortir en premier ; pourtant Duncan avait réussi à le devancer. Le robot s'en étonnait encore… tandis qu'il se laisser glisser lentement dans le liquide noirâtre… jusqu'à disparaître totalement à son tour.
Au départ d'R6-23 succéda un début de statu quo.
Il restait encore 7 immortels sur le sol du Kaioshinkaï virtuel. Et aucun ne s'était encore décidé à s'avancer vers la flaque.
Certainement… le fait de n'être désormais plus séparés de Shinki que par une simple mare au sol… donnait-il un sentiment de proximité et de danger imminent qui faisait réfléchir certains à deux fois… et leur ouvrait les yeux sur l'incroyable connerie qu'ils s'apprêtaient à faire.
Le statu quo s'étira en longueur.
Démigra ne mit la pression à personne… et se mura dans le silence absolu.
La situation fut finalement débloquée par Bubbles… qui venait de quitter sa cachette et s'était approché de Démigra… pour ensuite tirer sur le pantalon de l'Archidémon, afin de l'interpeller. Démigra baissa les yeux vers l'amiral et réalisa que ce dernier cherchait à comprendre où se trouvait Duncan. Démigra comprit que le singe avait probablement raté l'épisode où l'Immortel de Pandora sautait dans la mare… et pointa cette même mare du doigt, pour seule réponse. Le regard du singe fit alors l'aller-retour entre la mare et le doigt de Démigra, plusieurs fois… jusqu'à comprendre. L'amiral Bubbles se dirigea alors de lui-même vers l'eau noirâtre… et sauta dedans sans se poser de questions.
Démigra rétracta alors son doigt tendu… et croisa les bras en soufflant vaguement du nez.
Un immortel de moins. Il en restait encore six.
Bientôt cinq… car Grichka s'activa enfin… et suivit le même chemin que Bubbles, sans commentaires.
Une fois Grichka disparu, Démigra tourna les talons, prenant lentement la direction de son bureau en bois de chêne sacré, sous le regard interloqué des autres immortels encore présents. L'Archidémon ouvrit un tiroir pour en tirer une tunique pliée en quatre. Il la déplia avant de l'enfiler par dessus son débardeur. Cette tunique ressemblait beaucoup à la longue veste bleue semi-rigide qu'il portait habituellement, à ceci près que celle-ci était totalement blanche. D'un blanc éclatant. Dans le dos étaient gravées, à la verticale, une série de six lettres en or.
Démigra retira bientôt du même tiroir un autre vêtement soigneusement plié. Il s'agissait du large pantalon qui allait de paire avec la tunique qu'il venait d'enfiler. Blanc comme le kaolin, lui aussi. Flanqué d'une autre série de lettres en or, sur la jambe gauche. Des lettres d'un alphabet certainement disparu et oublié des livres d'histoire eux-mêmes. Démigra retira sans gêne son pantalon devant tout le monde, gardant tout juste son caleçon bleue… par dessus lequel il enfila alors le pantalon blanc, qu'il ajusta ensuite, avant de se redresser enfin.
Il se pencha sur son bureau et récupéra son fameux stylo puis s'empara d'un livret rouge : son catalogue de formules magiques. Il les glissa tous les deux délicatement dans la seule poche de sa tunique, au niveau de la poitrine. Démigra se redressa à nouveau et entreprit de retourner auprès des autres immortels. Lorsqu'il regarda dans leur direction, l'Archidémon eut la bonne surprise de remarquer que Siamoix était parti, pendant qu'il s'habillait. Il ne restait donc plus que trois immortels encore sur les lieux. Démigra alla se poster à leurs côtés.
— Et on peut savoir c'est quoi cette tenue, Démigratropbeau ? glissa Vivianne avec un sourire taquin.
— Rien de spécial ma mie. Disons que c'est la tenue que je porte pour les grands jours.
— Comme Duncan avec son armure en katchin ?
— Voilà. À ceci près que ma tenue à moi est purement ornementale.
— …
— Mais disons qu'elle me permet de me prendre un peu au sérieux, quand je me bats. Et du sérieux… on va tous en avoir besoin.Vivianne ne trouva cette fois rien d'autre à répondre qu'un sourire rassurant. Elle se mit alors subitement à tapoter de la main sur sa jambe droite. La seconde d'après… les trois chatons noirs aux yeux violets qui faisaient encore tourner le pauvre Gorgo en bourrique, sautaient sur l'herbe bleue pour rejoindre leur maîtresse. Elle en prit alors deux sur ses épaules et s'assit sans ménagement sur le troisième… comme s'il s'était agi d'un fringant destrier musculeux. Le pauvre chaton croulait sous le poids de sa maîtresse… qui lui indiquait la flaque de l'index.
— Allez Kobalt ! Sus à Shinki ! scanda gaiement la sorcière Vivianne, à l'endroit de son destrier du pauvre, qui se traina tant bien que mal jusqu'à la mare noire… avant de se jeter dedans à corps perdu, emportant avec lui ses deux sœurs et sa maîtresse adorée…… mais farfelue. ~~~~~~~~
Une fois Vivianne partie… le silence et l'austérité reprirent leurs droits sur le Kaioshinkaï virtuel.
Jusqu'à ce que Gorgo débloque à son tour la situation.
Il flotta lentement jusqu'à se placer en face de Démigra, pour le regarder les yeux dans l'œil.
Le regard de Gorgo se fit alors plus intense et explicite que tous les discours qui s'étaient tenus.
Démigra lut clairement dans la pupille, pourtant immobile… la question que l'entité voulait poser.
“
Shinki est-il si fort que ça ?”
Trente secondes s'écoulèrent. Meublées par le silence.
Et puis Démigra se mit soudainement à rire. A gorge déployée. Très, très fort.
— Allons Gorgo, tu es le plus puissant membre de l'Ordre ! S'il y a quelqu'un qui devrait paniquer entre Shinki et toi… c'est Shinki ! termina l'Archidémon dans un nouveau rire tonitruant, avant d'envoyer une tape dans le “dos” de Gorgo, pour le faire tomber dans la flaque noire. L'œil chuta dans le liquide et s'enfonça comme dans des sables mouvants… finalement sans chercher à s'en extraire.
Gorgo se laissa passivement disparaître dans la mare. La dernière chose qu'il vit fut l'immense sourire de l'Archidémon.
Une fois Gorgo parti… le silence et l'austérité reprirent encore leurs droits sur le Kaioshinkaï virtuel.
Démigra se tourna vers Clay… dans l'optique de lui parler… mais s'arrêta à mi-chemin. Il préféra finalement laisser au moine immortel l'initiative de briser le silence. Clay se trouvait à moins d'un mètre de l'Archidémon et de la mare noire. Il se tenait droit, stoïque… bras croisés, jambes boisées. Impossible de lire dans son regard, ses lunettes noires fumées se dressaient en rempart infranchissable.
— Domigura sensei.
— Clay.
— Avant de me jeter dans cette flaque… il y a une question que je dois vous poser.
— Bien sûr. Qu'y a-t-il ?
— Votre bâton est suffisamment chargé pour nous emmener chez Shinki.
— Oui. Ne t'inquiète pas pour ça. Quand tu sauteras dans ce puits, tu atterriras dans une salle vide et tu y retrouveras les autres. Et lorsque je vous aurais rejoints, cette salle nous mènera droit chez Dieu. Tu ne sentiras même pas le trajet. Une porte apparaîtra simplement sur l'un des murs de la pièce, une fois le voyage terminé. Il nous suffira alors d'ouvrir cette porte pour déboucher directement chez Shinki.
— Ce n'était pas ma question, Domigura sensei.
— …… Quelle était ta question alors.
— Votre bâton est suffisamment chargé pour un voyage aller.
— …
— Mais l'est-il suffisamment pour un voyage aller-retour ? Dans l'hypothèse ou nous perdrions contre Shinki.Quarante secondes s'écoulèrent. Meublées par le silence absolu.
— Et pourquoi ne le serait-il pas ? lâcha finalement l'alter-ego de Shinki sur un ton calme. Je n'ai pas l'intention de vous laisser coincés là-bas. Je vous ai promis de vous ramener chez vous avant le passage du Dieu de la Destruction… et je jure que je tiendrai cette promesse.
— Vous ne répondez toujours pas à ma question, Domigura sensei, répondit Clay.Le moine ne regardait pas en direction de son interlocuteur, mais simplement droit devant lui.
— Oui Clay. Mon bâton est assez chargé pour un voyage aller-retour, ne t'inquiète pas ! scanda finalement Démigra.Le sourire de l'Archidémon s'était sciemment fait si large qu'il en fit ressortir ses gencives.
Clay ne répondit rien. Il s'avança simplement vers la flaque sans décroiser les bras … et sauta dedans, sans hésitation.
Ne restait plus que l'Archidémon.
Archidémon qui persista de longues secondes dans l'immobilité la plus totale… avant de subitement claquer des doigts pour éteindre définitivement la lumière. Il s'avança ensuite vers la flaque noire. Le Kaioshinkaï virtuel ainsi aveuglé, ainsi plongé dans le noir absolu…
… Ne put savoir si Démigra avait finalement sauté dans la mare ou pas.