L'Œil qui ne pouvait pleurer

Faîtes-nous partager votre fibre littéraire en écrivant votre propre histoire mettant en scène les personnages de Dragon Ball et, pourquoi pas, de nouveaux ! Seules les fanfictions textes figurent ici.

L'Œil qui ne pouvait pleurer

Messagepar Imate le Ven Juil 13, 2018 15:24

Synopsis : Presque une année entière s'est écoulée depuis la clôture du vingt-troisième Tenka Ichi Budōkai. Chacun des participants à ce tournoi homérique s'en était retourné à son paisible quotidien. Mais depuis quelques temps, l'un d'eux se retrouve hanté par un passé dont il n'a pas souvenance. Déterminé à obtenir les réponses qui permettront d'éclaircir ce mystère, il s’enquiert alors de partir à la recherche de ses origines.


L'Œil qui ne pouvait pleurer


Grand-père ! C'est quoi ce qui brille là haut ?

Au sommet d'une montagne porteuse d'une végétation dense et luxuriante, culminant à une hauteur telle qu'on la disait le point le plus proche des étoiles, un village avait été bâti autour d'une source d'eau cristalline, portant en son centre un petit îlot isolé, pourvu d'un immense et massif cerisier millénaire aux pétales roses phosphorescents, illuminant la nuit d'un éclat plus pur encore que celui de la pleine lune se reflétant sur le lac.

Devant cette étendue d'eau sur laquelle naviguaient au rythme des tambours et des feux d'artifice plusieurs navires transportant sur leur pont de jeunes cerisiers de taille plus réduite que leur aîné, un vielle homme observait la voûte céleste accompagné d'un garçon en bas âge, le crâne pourtant déjà lisse, tout deux pieds nus, la plante caressée par le colza qui recouvrait abondement le sol.

C'est le monde d’où nous venons. Toi, tes parents, moi, et chacun de nos ancêtres arrivés ici avant nous. Nous seuls sommes capables d'admirer encore son éclat aujourd'hui. Certains l'appellent l’œil céleste.

Au milieu de la myriade d'étoiles visibles en cette nuit dégagée, un éclat se distinguait des autres. Arborant la même couleur que celle des cerisiers flottant sur l'eau, et entouré d'un halo à nul autre pareil. Un corps céleste, semblable à un œil, rendant son regard au jeune garçon doté d'un troisième œil qui l'observait ici bas.

C'est là que mère et père sont retournés ?

C'est exact. C'est là que nous autres, Mittsume-jin, retournons lorsque notre troisième œil se ferme.

«Le troisième œil d'un Mittsume-jin, jamais ne dort, jamais ne pleure, jamais ne se clôt, jusqu'au jour ou il rejoindra ses frères, aux côtés desquels il surveillera ses fils depuis le ciel.»

C'est pourquoi tu ne seras jamais seul. Ne l'oublie pas, TenShinHan.


Image

Livre premier : Huíyì

Soudain rappelé à l’éveil au beau milieu de la nuit, la chétif poupée de cire – dont les yeux perdaient lentement l'éclat d'émeraude dont ils s'étaient éclairés un instant au sortir de leur sommeil – s'éleva hors de son lit par la lévitation.

Dans la couchette se trouvant dans la pièce voisine, une jeune femme dormait seule, abandonnée par son amant qui s'était éclipsé depuis déjà plusieurs minutes, laissant la belle endormie aux cheveux bleutés blottie dans les bras de Morphée à défaut des siens.

Seul son perturbant le calme de la nuit, un écoulement d'eau provenant de la salle de bain, ou l'homme à trois yeux s'était rendu en urgence pour se rafraîchir le visage, qu'il arrosait encore abondamment des deux mains, lorsque le petit être flottant entra lui aussi dans la pièce.

-J'ai encore fait ce rêve, Ten san. Ton rêve. Qui est cet homme que tu vois toutes les nuits ?

Le visage couvert d'eau, s'écoulant sur sa surface pour remplacer les flots de sueur qui le parcouraient à son réveil, le grand chauve au corps athlétique ferma le robinet et s'observa dans le miroir, qui reflétait également l'image du visage inquiet de Chaozu se trouvant derrière lui, en plus de son propre visage épuisé aux yeux cernés.

-Je n'en sais rien. Je n'ai aucun souvenir de mon enfance, tu le sais bien. Pourtant, ce vieillard me semble si...familier. J'ai l'impression de me souvenir de son visage si doux. Alors que quand je me regarde dans la glace, depuis toujours, c'est comme si...je regardais un inconnu.

-Qu'est-ce que tu comptes faire, Ten san ?

-Toute ma vie, je ne me suis toujours consacré qu'aux arts martiaux. J'ai toujours privilégié l'entraînement. C'est le seul domaine ou je me suis toujours senti en accord avec moi même. Pour une fois...j'aimerai savoir qui je suis en dehors d'un combattant.

C'est ainsi, en quête de se connaître par un autre prisme que celui de la force, que TenShinHan partit à la découverte de ses origines. Il avait quitté cette maison dans laquelle il avait vécu quelques semaines, en compagnie de cette femme qu'il obsédait, et qu'il avait fini par porter lui aussi dans son cœur, quoi que d'un amour bien moins passionnel, au moins pour quelques temps. Il l'avait quitté en pleine nuit, sans aucun bruit, afin de ne pas la réveiller.

Peu d'affaires lui appartenaient de toute façon, il ne lui fallut que peu de temps pour les réunir, et disparaître dans la nuit après avoir laissé sur son oreiller un mot fraîchement rédigé au pinceau sur un parchemin, davantage pour s'excuser que pour s'expliquer.

Un mot que la jeune femme, devenue blonde au petit matin, avait peiné à lire jusqu'au bout, tant l'encre fut vite altérée par ses larmes se déversant abondement sur le papier. Des larmes d'autant plus lourdes que la jeune femme au naturel violent n'avait pas pour habitude d'en verser.

Déjà bien loin du foyer ou il l'avait laissé, le responsable de ces larmes, en compagnie de son éternel petit acolyte aux joues rouges, traversait forêts sauvages, rivières agitées, et immenses étendues vertes aux herbes si hautes qu'il était difficile d'y évoluer à pied.

Il y avait bien longtemps que les deux amis n'avaient pas ainsi voyagé, leur procurant un sentiment de nostalgie encore renforcé par les tenues qu'ils portaient, ainsi que leurs chapeaux de bambou traditionnels, dans lesquels ils n'avaient plus l'habitude de se voir.

Soleil et lune se succédaient tour à tour à mesure que les deux hommes en quête de vérité progressaient dans leur périple. Et chaque fois que la froideur de la nuit prenait la place de la chaleur du jour, et que l'éveil laissait la sienne au sommeil, TenShinHan le revoyait. Ce vieille homme si familier, si chaleureux, qu'il appelait «grand-père» en songe, mais dont il ne se souvenait pas le moins du monde.

Grand-père, pourquoi mes parents ont rejoint l’œil céleste ?

À l'intérieur d'un temple naturel, lieu sacré fondé au cœur d'une grotte aux parois parcourues de lierre et au sol couvert des mêmes fleurs dorées que dans le reste du village, le jeune garçon et son grand-père étaient tout deux agenouillés face à une imposante stèle, survolés par des dizaines de lucioles diffusant une douce lueur fuchsia. Sa prière achevée, le vielle homme alluma un bâton d'encens avant de répondre à la question de son curieux petit fils.

-Tes parents étaient de valeureux guerriers. Ils ont combattu des années durant pour garantir la protection de notre village, et protéger les secrets de notre clan. Autrefois, notre peuple était grand et prospère. Mais nombreux sont les notre à être tombé lors de la grande guerre contre les armées du roi démon il y a de cela plus de deux siècles. Alors, afin de maintenir la paix, notre peuple affaibli doit compter sur les rares combattants qu'il engendre. Tes parents en faisaient partis.

-Alors, ils ont fermé leur troisième œil en nous protégeant ?

Soudain peiné de devoir se remémorer la souffrance de voir partir son fils et sa belle-fille avant lui, le vieillard se leva à l'aide de sa canne, et appuyé par le jeune garçon, trop spirituellement troublé pour poursuivre ses prières.

-Hélas, ils n'ont pas eu cet honneur. Alors qu'ils s'étaient rendus au royaume voisin pour une importante tâche, tes parents ont été lâchement...

«Assassinés»

Ce mot résonnait encore dans son esprit confus lorsque TenShinHan se réveilla en sursaut, paniqué et aussi abasourdi que ce jeune garçon l'avait été dans son rêve, avant de réaliser ou il se trouvait vraiment. Allongé près du feu de camp que lui et Chaozu avaient allumé pour passer la nuit et prendre un repos bien mérité.

Mais combien de temps s'était-il écoulé depuis la dernière nuit véritablement réparatrice qu'il avait passé, lui qui ne pouvait littéralement jamais vraiment fermer l’œil ?

* * *

Treize jours s'étaient écoulés depuis l'entame de leur périple. Arrivés à une petite ville portuaire très humble d'apparence, laissant penser que ses habitants ne vivaient que de la pêche, les deux voyageurs ne prenaient que le temps d'une courte escale afin de se restaurer et de trouver un moyen de transport maritime.

Alors que TenShinHan parcourait les quais couverts d'une fine brume à la recherche d'un navire disponible, son petit compère s'était laissé tenter par les appels répétés et le discours convaincant d'un marchand, habitué à trouver les mots justes pour faire frémir l'estomac des passants. Une fois son anguille choisie et sortie de son baquet d'eau à l'aide de ses pouvoirs psychiques – ce qui ne manqua pas de faire sursauter le vendeur qui resta malgré tout professionnel devant le client – Chaozu observa patiemment la préparation de son festin, cuisant lentement au feu de bois devant ses yeux émerveillés.

-Et voilà pour vous, deux portions de notre célèbre Kabayaki ! Régalez vous et n'hésitez pas à revenir !

Rappelé à l'ordre par son compagnon alors qu'il salivait devant le met tant attendu, Chaozu s'empressa de payer le vendeur, et s'éloigna de l'échoppe pour le rejoindre sur les quais, son Kabayaki enfourné tout entier dans la bouche.

-Le propriétaire de cette embarcation accepte de nous emmener à condition qu'on le protège durant la traversée. D'après lui, un Kaijū rôderait dans les parages. Que ce soit vrai ou non, ça ne devrait nous poser aucun problème.

-Dîtes, les coordonnées de votre destination, c'est bien NBI 8250012 B ? Vous êtes certain que c'est bien ça ? Il n'y a rien là bas, c'est au beau milieu de l'océan !

-Ne vous en faites pas, emmenez nous simplement là bas.

Les préparatifs achevés, le marin pourvu d'une barbiche et au front cerclé d'une cordelette blanche typique des pêcheurs de la région, ainsi que ses deux gardes-du-corps, prirent la mer dans la direction indiquée par le plus grand des deux, le visage dissimulé sous son sugegasa fait de bambou, tandis que Chaozu avait ôté le sien, accroché à son cou par une cordelette, le laissant pendre dans son dos.

La jonque aux voiles immaculées se laissait pratiquement porter par le doux zéphyr soufflant paisiblement sur la mer, légèrement guidé par son capitaine, étonnamment capable d'évoluer sans mal dans la nébuleuse maritime à travers laquelle même le troisième œil de TenShinHan ne pouvait voir.

La brise, le bruit des vagues venant caresser délicatement la coque, le chant des guillemots volant au dessus de la brume et quittant le pays en cette saison de mousson à la recherche d'étendues plus chaleureuses, Chaozu s'amusant à essayer d'attraper les poissons volant passant à tribord de la jonque. Il ne s'était jamais imaginé à quel point l'atmosphère maritime pouvait être relaxant.

Et alors qu'il profitait du son mélodieux que produisait cet orchestre symphonique tenue par mère nature, le jeune homme, assis contre le mat, se surprit à somnoler.

Un sommeil étrangement apaisant, avec le néant pour seule toile de fond. Un vide, insondable, et reposant.

Des ténèbres qui peu à peu se virent remplies d'une pléiade de lucioles dont il reconnaissait la couleur presque rosée, voletant tout autour de lui, s'éparpillant de plus en plus à mesure qu'il rajeunissait.

Comme plongé dans un état de sérénité absolue à l'intérieur de son propre rêve, le garçon admirait ces lumières qui en se regroupant et en flottant de manière si harmonieuse, saccadée, et synchronisée, semblaient danser le Buyō autour de lui.

Avant qu'elles ne changent de couleur, virant du fuchsia à un orangé presque rouge, et ne s'agitent violemment dans un inquiétant tourbillon qui éclaircit alors l'obscurité dans laquelle il était plongé, révélant un village en proie aux flammes, au cœur duquel avaient lieu de sanglants combats.

Apeuré, souhaitant autant rester pour les siens que fuir pour sa vie, le jeune Mittsume-jin était paralysé face à cet horrifiant spectacle.

Par ces flammes dévorant son foyer. Par ces cendres salissant son héritage. Par cette fumée noire dans laquelle il suffoquait.

Par ce sang coulant à flot, et remplaçant l'éclat doré du colza qui décorait sa terre natale par un teint pourpre oppressant.

Au milieu du chaos, il l'entendait pourtant, hurler son nom à gorge déployée, prier, supplier les Dieux pour qu'il ne lui soit pas enlevé. Son grand-père, traversant l'enfer qu'était devenu son havre de paix tant chéri par ses ancêtres, avançant inlassablement entre les corps et les brasiers pour retrouver l'être qui comptait le plus pour lui.

Mais TenShinHan était incapable de le rejoindre, retenu par une force inconnue qui l'attirait vers elle, qui l'extirpait de son foyer, qui l'enlevait à sa famille sans qu'il ne puisse lutter. La gorge nouée, il était incapable de répondre aux supplications de son grand-père dont il s'éloignait lentement, alors que sa voix l'atteignait encore.

Criant, criant son nom, l'implorant d'être encore en vie.

Le suppliant de se réveiller.

Ten san !

Rappelé à la réalité, le jeune champion d'arts martiaux se réveilla dans la panique. Alors qu'un violent torrent frappait le bateau, empêchant son capitaine de le manœuvrer, Chaozu avait les yeux rivés sur la chose qui arrivait au loin. TenShinHan se précipita à bâbord, d’où il put voir, au loin, l'incroyable déferlement d'eau qui fonçait droit sur eux sans s'arrêter, et masquait la créature responsable d'une telle agitation.

-Est-ce que c'est...

«Le Kaijū !»

, répondit le marin en proie à la terreur, tandis que le visage de Chaozu plus blanc encore qu'à l'accoutumée suggérait qu'il se trouvait dans le même état d'effroi, si tant est que ses yeux livides et blafards n'étaient pas déjà une indication suffisante.

Voyant bien qu'il était le seul capable d'agir, TenShinHan s'empressa de jeter le haut de sa tenue ainsi que son chapeau au capitaine qui en aurait sans doute trébuché s'il n'avait pas eu le pied marin, et monta sur la rambarde qui entourait le pont, faisant seul face à la mer, et au monstre qui se précipitait dangereusement sur eux.

Une profonde inspiration effectuée – gonflant son torse d'air et de courage – et les jambes arquées prêtes à résister au moindre choc de quelque envergure que ce soit, il attendit le bon moment. Le dernier moment. Cet instant ou tout se jouerait, ou aucune seconde chance ne serait permise. Cet instant ou l'enjeu oblige un homme à se surpasser.

Et d'une rage insondable qui tétanisa le capitaine de la jonque, TenShinHan poussa un Kiaï effroyable qui fit trembler l'eau, l'air, et probablement les cieux eux mêmes. Un cri tel qu'il sembla stopper un court instant la course du temps, en même temps qu'il stoppa celle du Kaijū, forcé de s'arrêter net malgré son impressionnante vitesse, une seconde à peine avant l'impacte avec le frêle voilier.

Un arrêt si brusque qu'il projeta une immense vague qui menaçait de se déverser sur le navire et ses passagers. Un flot ravageur que le vainqueur de la bête s'apprêtait à recevoir de plein fouet sans broncher, lorsque l'eau elle aussi s'arrêta avant de submerger l'embarcation, maintenue en l'air et fractionnée en des centaines de petites bulles, formant une écume flottant dans l'atmosphère tout autour d'eux.

-Excellent réflexe, Chaozu.

-Je ne sais pas qui vous êtes tous les deux, mais ce qu'il vient de se passer à l'instant était incroyable ! Et le Kaijū, est-il mort ?

-S'il ne l'est pas, ce n'est qu'un sursis, croyez moi.

Il ne pensait pas si bien dire. Quelle surprise se fut alors lorsqu'il aperçut de l'air revenir à la surface et une silhouette s'élever lentement. Prêt à l’accueillir comme il se devait, TenShinHan arma son bras pour en finir avec l'animal, quand soudain, il vit émerger de l'eau froide ce qu'il prit tout d'abord pour un poulpe, avant de réaliser qu'il s'agissait contre toutes attentes d'un visage qui ne lui était pas inconnu. Le visage d'un ami.

Celui d'un petit homme chauve au front décoré par six brûlures faîtes au mogusa, ces herbes brûlantes qu'utilisaient certains moines pour marquer leur corps.

-Kuririn ?!

Reprenant péniblement son souffle après un très long moment en apnée, le jeune moine d'Ōrin retira son masque de plongée à la visière couverte de buée, et reconnut finalement lui aussi ses deux amis.

-TenShinHan ? Chaozu ? Qu'est-ce que vous faites ici ?



Tu t'entraînais ?

Débarqués sur l'îlot se trouvant aux coordonnées NBI 8250012 B, plus communément appelé Kame House par ceux qui en connaissaient l'existence, TenShinHan, Chaozu, et leur étonnant ami, après avoir salué et remercié le capitaine pour les avoir emmenés jusqu'ici, avaient rejoint le maître des lieux au salon pour mieux pouvoir converser autour d'un thé purifiant et de daifukus dont Chaozu raffolait.

-Muten Rōshi sama dit qu'il n'a plus rien à m'apprendre, mais je dois devenir plus fort, au cas ou ce pourri de Piccolo Daimaō tente encore quelque chose. Alors j'essaye de me surpasser par mes propres moyens.

-Tu sembles plus fort encore que durant le dernier Tenka Ichi Budōkai, tu avais l'air...d'un véritable Kaijū.

Hilare et flatté mais peu convaincu par ce compliment, Kuririn préféra prendre la remarque à la plaisanterie, ne comprenant pas vraiment ce que voulait dire son camarade par là, à l'inverse de Chaozu qui se serait sans doute étouffé de rire avec son daifuku s'il ne l'avait pas fait passer à l'aide d'une grande gorgée de thé, qui lui brûla cependant le gosier jusqu'à faire virer son visage blanc au rouge, s'effondrant sous les yeux affolés d'Umigame, la fidèle tortue de Kame Sennin, qui s'empressa d'aller chercher un éventail pour ramener à lui le garçon dont la bouche expulsait un fin nuage de vapeur.

Dans le même temps, le maître de maison revenait avec l'objet qu'il était parti quérir pour son visiteur dans ses affaires, toujours aussi parfaitement ordonnées. Une fois installé en tailleur entre ses deux jeunes élèves – avec autant de difficulté que pouvait en avoir un homme de son âge encombré par l'arthrose – Kame Sennin déroula sur le sol le parchemin descellé, déployant devant eux une carte d'un lointain pays ou il s'était autrefois rendu en compagnie de son maître et de certains de ses condisciples.

-La voilà, la carte du pays de Jiaozi.

-Vous pensez que l'endroit que je cherche se trouve là bas ?

Une latte tirée sur son kiseru – la pipe en bambou qui lui avait été offerte par son premier disciple dont les initiales étaient gravées sur le manche, bien des années avant que le petit fils de ce dernier ne suive le même entraînement – le vieux maître répondit avec assurance qu'il n'y avait « pas le moindre doute à ce sujet ».

-J'ai combattu à maintes reprises aux côtés des Mittsume-jin face aux armées funestes de Piccolo Daimaō. Et si je n'ai jamais foulé du pied leur terre sacrée, je peux néanmoins garantir que c'est là bas qu'elle se trouve.

« Jiaozi ? Mais c'est juste à côté de mon pays natale ! » s'exclama le jeune bonze alors qu'il manqua de cracher sa gorgée de thé.

-Vraiment ?

-Bien sur ! Mon village et le temple Ōrin ou j'ai suivi ma formation se trouvent juste à la frontière de ce pays, ils ne sont séparés que par une grande bambouseraie, c'est à deux pas de chez moi ! Je peux vous y emmener avec mon avion si vous le voulez ! Ce sera l'occasion de rendre visite à mes aînés.

-Un avion ? Tu as un avion, toi ?

Vexé par la remarque hautaine de la petite poupée blanche, tout juste remise sur pieds par Umigame mais déjà suffisamment d'aplomb pour se montrer acerbe, Kuririn expliqua simplement qu'il s'agissait d'un cadeau de son meilleur ami qui avait tenu à partager un peu de sa récompense du vingt-troisième Tenka Ichi Budōkai avec lui.

«Dans ce cas mettons nous en route sur le champ !» clama le grand chauve à trois yeux après s'être levé soudainement, si tôt interpellé par son aîné.

-TenShinHan ! J'ignore ce que tu cherches, mais quoi que tu espères trouver là bas, tâche de mesurer tes attentes. Il n'est jamais bon de remuer le passé quand celui-ci nous a quitté depuis trop longtemps. La déception est le pire des poisons pour un jeune homme fougueux tel que toi. Promet moi de faire preuve de sagesse.

Incertain du sens des inquiétudes du maître, le jeune homme le rassura néanmoins avant de prendre la porte, suivi par Kuririn, puis Chaozu, qui fut retenu un court instant encore par leur hôte.

-Chaozu, veille sur TenShinHan pour moi, veux-tu ? J'ai toute confiance en lui, mais je sais à quel point il peut être facile de basculer à nouveau dans les ténèbres quand on s'en est approché autant que lui.

Aussi déboussolé que son ami par les mots du vieux sage, Chaozu acquiesça vaguement, et gagna lui aussi la plage ou il décolla avec les deux autres, observés par le regard inquiet de Muten Rōshi.

-Fais attention à toi, TenShinHan...



«Muten Rōshi sama ! Votre émission favorite va bientôt commencer !»

À l'appel de sa fidèle tortue, Kame Sennin troqua son air grave pour une expression lubrique et joyeuse, et essuya la gouttelette de sang s'écoulant de sa narine droite alors qu'il retourna à l'intérieur en s'exclamant,

C'est l'heure de la gymnastique mesdames !

* * *

À bord de l'avion à propulsion piloté par Kuririn, TenShinHan repensait aux paroles de son maître tandis qu'il observait les nuages par le hublot adjacent à son siège. Un océan blanc céleste sur lequel naviguait tranquillement ce navire volant. Voilà un cadre propice au repos pour lui qui cherchait depuis des semaines le sommeil, sans jamais parvenir à le trouver plus de quelques minutes.

-Au fait TenShinHan, comment va Lunch ? Muten Rōshi sama demande fréquemment de ses nouvelles depuis son départ l'an passé, tu l'as revu depuis ?

Devant l'absence d'une réponse, Kuririn tourna lentement la tête vers l'arrière du véhicule, ou il vit son passager endormi, le bras sur l'accoudoir et le menton tenu par sa main. Les yeux plissés en signe de vexation, le petit homme se reconcentra sur les commandes comme si de rien n'était en pestant à voix basse.

-Je lui parle à peine et voilà qu'il s'endort. C'est pas tellement l'image que je me faisais d'une virée entre potes.

À demi conscient, plongé dans l'obscurité et se sentant presque hors de son corps, il était impossible à TenShinHan de bouger ni même d'exprimer le moindre mot. Ignorant ou il se trouvait, et même jusqu'à s'il était en vie, le garçon ne pouvait qu'entendre vaguement autour de lui les voix d'hommes inconnus.

L'une nasillarde, affirmant que l'état préoccupant du garçon démontrait sa faible constitution.

Une seconde, plus grave et menaçante, affirmant qu'il ne leur serait d'aucune utilité pour le moment.

La première, à nouveau, supposant qu'il devrait devenir plus fort par lui même avant de pouvoir leur servir.

Une troisième voix, plus douce et aiguë, prit la défense de l'enfant, trop jeune selon lui pour survire seul.

Un geste de bonté aussitôt rejeté par les deux autres qui l'interrompirent sèchement dans ses propos, arguant que la décision était prise, et qu'il lui fallait suivre le plan à la lettre.

Et alors que jusqu'ici seule l'ouïe dont il disposait était familière à ses souvenirs, le toucher lui revint aussi, quelques instants avant que ne revienne le néant, ayant pour seule sensation celle de deux petites mains lui tenant la tête de chaque côtés.

Non, il sentait également quelque chose au creux de sa main. Une chose aussi frêle et fragile que ses souvenirs fragmentés. Il l'avait porté à son visage, lentement, usant de ses derniers instants de conscience pour y parvenir.

Avant de finalement sombrer, un dernier sens lui était revenu, alors qu'il put sentir le parfum de ce qu'il avait serré si fort dans sa petite main lorsqu'on l'avait arraché à sa terre natale. Si fort que la minuscule fleure avait fini écrasée, perdant son aspect si délicat.

Le parfum que humait son grand-père, et qu'il respirait à pleins poumons chaque fois qu'il le serrait dans ses bras.

Ce doux parfum de colza si cher à son cœur.

« Qu'est-ce que tu fous, Chaozu ?! Arrête ça, je ne vois plus rien ! »

Secoué en plein sommeil, le dormeur émergea soudainement, du fait des turbulences causées par un pilote agitant plus que nécessaire les commandes de l'appareil volant, alors qu'il essayait surtout de se débarrasser des objets flottant autour de lui par la volonté du petit farceur cherchant à tuer le temps pendant ce long trajet.

En ouvrant les deux seuls yeux qu'il avait fermé durant sa courte sieste, TenShinHan jeta un œil vers l'extérieur, et put apercevoir, alors que l'avion perdait progressivement en altitude et traversait la couche de cumulonimbus lui cachant la vue, une immense montagne semblant correspondre à la description que lui en avait faite Muten Rōshi.

-Kuririn, c'est ici, j'en suis sur ! Pose toi, vite !

-Laisse moi une minute tu veux ? Quand je me serai débarrassé de ce petit emmerdeur !

Chaque mètre le rapprochant de la montagne faisait battre son cœur un peu plus vite. Devant ce terrain escarpé, Kuririn n'eut d'autre choix que de poser l'avion en bas du mont, au milieu d'une clairière déserte, avant d'entamer l'escalade de la montagne que l'on disait être la plus proche des étoiles : Le mont Nézhā.

Aussi rude que fut l’ascension, TenShinHan ne vacilla en aucune façon. Ni devant cette roche rugueuse et difficile à appréhender, ni devant les chutes de pierres tentant de leur barrer la route, ni même face à la pluie qui leur servit de comité d’accueil. Une force de volonté que Kuririn aurait aimé partager avec lui en l'observant plusieurs mètres au dessus, bien plus avancé qu'il ne l'était dans la montée. Un retard qu'il ne devait finalement pas tant à sa condition physique qu'à ses incessantes altercations avec Chaozu qui, en flottant à côté de lui pour monter sans le moindre effort, passait son temps à narguer le jeune moine encore incapable de maîtriser suffisamment bien le Bukū jutsu pour grimper à une telle hauteur. Une technique dont ne semblait pas vouloir user le plus grand du trio, décidé à prouver sa détermination aux Dieux en gravissant cette montagne à l'aide de ses seuls bras.

Ce n'est qu'à l'issu de trois heures d'escalade que le trio atteignit finalement le sommet, ou attendait une ouverture naturelle sculptée dans la roche, dissimulée derrière des lianes tombantes, et gardée par une statue de Bouddha se tenant à sa droite.

-C'est...ici.


🎼🎶🎵🎵🎶🎼

Hésitant, et pourtant déterminé, TenShinHan écarta finalement les plantes lui barrant la voie, et pénétra en ces lieux qu'il avait quitté il y a si longtemps, faisant fit de son petit ami volant qui tenta de le retenir en l'interpellant d'une voix inquiète. D'un pas assuré, il traversa le couloir rocailleux qui reliait l'extérieur au cœur de la montagne, suivi par son éternel compagnon vêtu de la même tenue traditionnelle que lui, bien différente de la veste de cuir verte et de la casquette que portait le troisième larron du groupe.

Lorsqu'il entendit à nouveau la pluie tomber, il sut qu'il approchait de la sortie, et de la vérité. Cette imminence expliquait sans doute qu'il ait inconsciemment ralentit un instant, avant de se décider à avancer vers son destin afin de découvrir les réponses qu'il cherchait désespérément.

Trempé jusqu'aux os sous cette pluie diluvienne malgré le sugegasa qu'il portait sur la tête, le poing aussi serré que sa mâchoire, observé par son petit camarade qui semblait partager sa stupeur, TenShinHan ne savait pas s'il devait s'en vouloir davantage à lui même, ou aux Dieux n'ayant pas exaucé sa prière. Celle de faire en sorte que ses rêves ne fussent qu'illusion.

Dans le plus total des silences, sous les regards impuissants de ses amis désolés, il avança au milieu de ce village ravagé par le temps autant que par les flammes, sentant sous ses pieds la fermeté d'un sol stérilisé par le feu, et privé à tout jamais de cette étendue dorée de colza oscillant au grès du vent.

Il avança encore, dans ce village fantôme, déserté par toute vie, désormais fleuri de sépultures précaires faites de bambous plantées par dizaines tout autour de lui. C'est cependant devant une seule d'elles que de désespoir il tomba à genoux.

Devant cette stèle marquée du nom de «Ōzagy» qui semblait finalement lui revenir en mémoire pour la première fois depuis son enfance. Contre ce sentiment d'abandon et de solitude, aussi fort fut-il, le jeune homme dont seuls deux de ses trois yeux versaient des larmes, ne put faire autre chose que hurler de peine et de rage.

Incapables de combler cette tristesse autant que de le regarder sans rien faire, ses deux amis le rejoignirent malgré tout. Peu habitué à ce genre de situation, et pour s'assurer de ne faire preuve d'aucune maladresse, Kuririn se contenta de lui donner une main réconfortante sur l'épaule.

Alors que le temps semblait s'être arrêté pour TenShinHan, le jeune moine crispa le visage lorsqu'il sentit non loin d'eux une présence menaçante venue éclipser cet instant de deuil. Mais avant même d'avoir eu le temps d'avertir ses deux compagnons, toute une horde d'hommes armés de hallebardes les encerclèrent, sortis tout droit des maisons brûlées composant les derniers vestiges du village.

TenShinHan n'étant visiblement pas prêt à se relever, comme paralysé, les mains agrippant la terre brûlée, Kuririn tourna la visière de sa casquette vers l'arrière et se prépara à faire face seul à ces ennemis inconnus.

Avant de perdre cette expression pleine de hargne qu'il avait sur le visage, lorsqu'il réalisa...

-Mais...vous êtes...

«Que venez vous faire ici, étrangers ?»



-Ten san...ces gens...

«Quittez ces lieux sur le champ !»



Lorsqu'il réalisa...

Que chacun d'eux possédait un troisième œil.

* * *

Point Trad' :

-Le titre du chapitre, « Huíyì », est un mot chinois désignant « Les souvenirs »
Un Général...ne doit jamais faillir à son devoir - Les Chroniques d'une Guerre

Un Durian nait pour combattre, un Durian vit par sa force, et quand le jour viendra, aucun de nous ne versera de larmes, car un Durian meurt pour la gloire ! -
Le Briseur de Crânes

Le troisième œil d'un Mittsume-jin, jamais ne dort, jamais ne pleure, jamais ne se clôt. - L'Œil qui ne pouvait pleurer

Il est au moins une chose dont je ne manque jamais. - Hit up on Time
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Re: L'Œil qui ne pouvait pleurer

Messagepar Imate le Lun Juin 10, 2019 16:47

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Livre second : 過去 / Guòqù

Seul.

Allongé à même le sol, un sol en pierre brune, crasseux, dans une pièce obscure, ne disposant ni de meubles, ni de fenêtres. Rien qu'une porte de bois, et pour seul source de lumière, la flamme vacillante de la bougie accrochée au mur.

Seul.

Vêtu d'un simple jinbei bleu, habit traditionnel à l'allure simple, de piètre qualité, et dans un état aussi lamentable que la face du garçon couverte de poussière et d’hématomes. Son expression, sans vie, les yeux vides et le regard morne, la bouche entre-ouverte laissant un fin filet de salive s'échapper, et un souffle bien faible le maintenant dans ce monde.

Seul.

Avec pour unique semblant de compagnie, outre l'écuelle de bois contenant les restes de l'infâme repas qu'il n'avait pu se résoudre à finir en dépit des crampes d'estomac dont il souffrait le martyr, la fragile petite fleur de colza qu'il avait pu prendre avec lui, et avait précieusement conservé depuis lors, maintenant depuis longtemps devenue aussi sèche que les yeux du garçon à qui il ne restait plus la moindre larme à verser.

Une solitude, pénible et lourde, que pourtant l'enfant aurait aimé supporter encore, ne serait-ce que quelques instants, avant que la porte ne s'ouvre dans un râle pesant, et ne dévoile la silhouette de l'homme dont il redoutait chaque jour la venue.

Il est l'heure. Lève-toi.

Écrasé par le harassement, le garçon ne parvenait pas même à battre de ses trois paupières, ou à diriger un seul de ses trois yeux fatigués vers son bourreau. Alors se lever était une tâche bien au delà de ses faibles forces.

Il ne s'agissait cependant pas là d'une préoccupation notable pour le geôlier aux cheveux coiffés d'une tresse, qui s'avança vers le petit homme, le souleva par la cheville, puis le jeta hors de sa cellule avec autant de délicatesse qu'il en aurait eu pour un vulgaire sac de toile.

Mais gisant sur le sol, le visage ensanglanté, il ne bougea pas davantage.

Je n'ai pas de temps à perdre avec un faible. Si tu ne veux pas mourir, alors lève-toi.

Peu convaincu par cet ultimatum à l'enjeu inintéressant pour cet enfant qui avait perdu goût à la vie, il n'offrit pas même un mouvement, pas même un regard à son tortionnaire. Le seul usage qu'il fit de ce qu'il lui restait d'énergie fut consacré à une légère pression sur cette fleur fanée, qu'il espérait rejoindre bientôt, lui qui n'était, au fond, pas vraiment plus vivant qu'elle.

C'est alors qu'il souffrit de l'une des rares sensations que son corps pouvait encore percevoir. La douleur, causée par le pied de son bourreau qui écrasa son poignet, insistant sur les veines du petit avant bras bien fluet et à la peau trop pâle, jusqu'à forcer l'ouverture de sa main, lui arrachant la seule chose qui comptait encore à ses yeux.

Ses yeux qui reprirent alors vie, quand le garçon se servit à nouveau de ses cordes vocales pour la première fois depuis des jours afin de pousser un cri à peine audible, autant que pouvait lui permettre sa gorge sèche et serrée. Un élan de courage, si tôt éteint par ce même pied qui fut cette fois porté à son visage avec une rare véhémence.

Pourtant insuffisante pour calmer le jeune fauve qui, finalement, essaya de se lever.

Si tu la veux, alors tu n'as qu'à me la prendre. Ce monde ne te donnera rien si tu ne le lui arraches pas par la force. Alors lève-toi, TenShinHan. Lève-toi !



« Lève-toi, TenShinHan ! »

Rappelé à lui, le Mittsume-jin releva la tête, apercevant sous cette pluie torrentielle, son ami au crâne chauve pourvu d'une casquette à la visière en arrière, esquivant avec autant d'habileté que pouvait en avoir un expert en arts martiaux tel que lui, les assauts répétés des lanciers à trois yeux venus les accueillir, tandis que Chaozu, resté en retrait, ne savait que faire.

-Aïe ! Aïe ! Si tu te dépêches pas de parler à tes frères, je vais finir par me fâcher !

Le petit moine, par son évidente retenue, contrariait les guerriers incapables de le toucher avec leurs hallebardes. Si un coup l'obligea à se baisser pour l'éviter, perdant sa casquette dans l'action, Kuririn n'eut qu'un bond à faire pour l'enfiler de nouveau, dégager l'arme longue d'un coup de pied qui l'expédia dans l'une des maisons brûlées du village en ruine, et prendre ses distances à l'aide de quelques pirouettes.

La tête toujours couverte par son traditionnel sugegasa, l'ancien champion du monde se redressa sur ses deux pieds, remis au mieux de ses émotions, et décidé à aider son ami. Plusieurs de ces combattants se jetèrent alors sur lui, refusant d'écouter le moindre mot. Les bras ondulant tels deux serpents, il bloquait chaque lance tentant de lui sectionner le cou, déviait chaque lame essayant de lui percer la poitrine, et repoussait chacun des adversaires parvenant à s'approcher d'un peu trop prêt.

À l'arrière, l'un d'eux observait passivement le combat, le corps à demi caché par son parapluie, un kyowagasa bordeaux, accordé au yukata qu'il portait, qui laissait cependant paraître à la vue de tous les quatre sabres attachés à son ceinturon. Voyant ses hommes défaits un à un, humiliés par ces inconnus retenant leur incommensurable force pour ne pas blesser ces fiers guerriers, celui qui avait déjà attiré la curiosité de TenShinHan perdit patience.

En même temps qu'il lança vers le ciel son kyowagasa, attirant ainsi le regard de l'étranger venu perturber leur tranquillité, il s'empara de deux de ses katanas, et avant même que Ten n'eut le temps de ramener les yeux dans sa direction, l'épéiste à la chevelure noire coiffée d'une queue de cheval se trouvait à porter de lame.

Subitement apeuré par cette démonstration de vitesse, il échappa de justesse au premier coup d'épée en reculant fébrilement d'un pas à peine contrôlé, juste avant de se rendre compte qu'une seconde attaque se cachait dans l'ombre de la première. D'un geste vif, il parvint à s'éclipser à temps, et à se soustraire au deuxième coup porté avec une célérité surhumaine. Glissant vers l'arrière sur le sol humide de ce sommet, observant alors une fois arrêté, la déchirure traversant le haut de sa tunique.

Un dixième de seconde plus tard, et une seconde cicatrice venait marquer son torse.

« La technique de cet homme, aucun doute, c'est bien le Niten Ryū. Ce n'est pas le genre de kenjutsu que maîtriserait un amateur, c'est loin d'être un bretteur ordinaire. Une seconde d'inattention, et ma tête roulera sur le sol avant même que je m'en aperçoive. »

-Tu bouges plutôt bien, étranger. Je ne savais pas qu'on trouvait encore des guerriers de votre trempe dans le monde d'en bas. Voilà qui devrait rendre cette rencontre un peu plus excitante.

-Laisse moi te retourner le compliment. J'ignore quelle koryu t'a formé, mais cela fait bien longtemps que je n'ai pas vu un homme manier l'épée aussi bien.

« Tu m'en vois ravis. » s'amusa l'homme en portant l'une de ses lame derrière sa tête, le long de ses épaules, flatté par ces paroles.
« Sur mon nom et mon honneur, moi, Tien Tsin, je jure de prendre ta tête en respectant la voie du guerrier, et d’honorer mon adversaire quoi qu'il m'en coûte. »

-Eh, inutile de te montrer aussi théâtrale, je ne compte pas te laisser l'occasion de tenir parole.

Sous les yeux de leurs nombreux spectateurs s'étant écartés pour observer leur combat, et ceux de Kuririn, malgré tout bien peu à son aise au milieu de tout ce monde, les deux adversaires se firent face, tournant lentement, attendant le bon moment. L'occasion de surprendre l'autre. Mais aucun d'eux ne comptait défaillir.

Soudainement, le sabreur à trois yeux s'arrêta de rôder autour de son adversaire tel une bête chassant sa proie, courba le dos, laissa chacune de ses deux lames caresser le sol cendré qui se trouvait sous ses pieds, sans lâcher un seul instant du regard l'objet de sa motivation.

-Hiken...

« Il se prépare à passer à l'attaque... »

Lentement, l'épéiste frotta le dos de ses armes contre la terre noire de la montagne. Lorsqu'il les leva du sol, il s'était alors déjà élancé en un éclair vers TenShinHan, qui se mit immédiatement en garde, avant de réaliser que ce qui fonçait droit sur lui n'était déjà plus qu'une image rémanente.

« Le Zanzōken ?! »

-Tsuchi-Kiri !

Trop tard, TenShinHan leva les yeux au ciel, voyant alors le bretteur fondre vers lui avec la vivacité d'un rapace. Pourtant prêt à bloquer son attaque, pour une raison qui lui échappa sur l'instant, il eut le sentiment que le danger n'arrivait pas seulement d'en haut. Péniblement, il tenta alors de s'extirper à la fois de cette attaque aérienne, et de la trajectoire initiale que poursuivait cette image rémanente.

C'est alors qu'il remarqua la terre, tranchée sur toute la longueur de la première attaque, alors rejoint par la seconde attaque qui sectionna horizontalement la trace laissée par la première, et emporta avec elle un morceau du chapeau de Ten, qui s'envola sous la puissance du coup.

Souhaitant profiter de l'avantage que lui procurait la chute en arrière de son adversaire, Tsin changea instantanément de direction, et se rua alors de plus belle sur lui afin de porter le coup fatal.

Mais sa lame se figea juste avant d'atteindre la chair.

Figée, en même temps que l'expression d'effarement de son manieur, médusé par ce qu'il venait de voir.

Un troisième œil, logé en plein milieu du front de celui qu'il s'apprêtait à pourfendre dans l'instant, révélé par la perte de son couvre chef.

-Tu es...l'un des notre ?

L'épée sous la gorge, et de la sueur se mêlant à l'eau qui ruisselait sur son crâne, TenShinHan écarta la lame d'un revers de la main, et s'en alla récupérer son sugegasa tranché afin de couvrir de nouveau son crâne.

-J'aurai sans doute pu te le dire plus tôt, mais tu semblais bien trop enjoué à l'idée de prendre ma tête. Et en toute honnêteté, je voulais savoir de quel bois tu étais fait. Ne dit-on pas que c'est au travers d'un combat que l'on aperçoit la nature véritable d'un homme ?

-Content de savoir que tu t'es amusé ! Pendant ce temps là j'ai failli perdre ma tête une ou deux fois, et contrairement à toi, je préfère qu'elle reste ou elle se trouve !

Plus amusé que concerné par les plaintes de Kuririn, Ten s'excusa néanmoins sans pouvoir retenir un léger rire moqueur qui eut l'avantage de détendre immédiatement l'atmosphère, rejoint par quelques rires et soupires de soulagement des autres guerriers qui comprirent que leurs visiteurs ne constituaient pas une menace.

-Parce que vous trouvez ça marrant en plus ?...

Le malentendu dissipé, les habitants de la montagne prirent le temps de faire plus ample connaissance avec ces étrangers, et de s'assurer de leurs véritables intentions, avant de les conduire vers l'une des maisons en ruine du village dévasté, au sein de laquelle se trouvait une trappe conduisant à un sous-terrain qui menait selon toute vraisemblance au cœur même du mont Nézhā.

Plus profondément, les trois amis découvrirent une superbe rivière souterraine, aux rives décorées par une végétation luisant dans l'obscurité, elle même atténuée par la pléiade de lucioles voletant autour. Conduits par leurs nouvelles connaissances et ôtes, ils embarquèrent sur des lóngzhōu, ces longues pirogues aussi appelées bateau-dragon par chez eux, à bord desquelles ils entamèrent la traversée du cour d'eau.

Fasciné par cette faune et cette flore souterraine, Kuririn ne savait ou donner de la tête, au point qu'il manqua de tomber par dessus bord alors qu'il tenta d'observer de plus prêt une étrange grenouille aux reflets rosés gambadant sur la berge.

Pendant que Chaozu et Kuririn chahutaient malgré ce dernier à bord de leur embarcation, TenShinHan avait quant à lui prit place dans le lóngzhōu de Tien Tsin.

-Il reste encore beaucoup d'entre nous ? Je n'ai jamais rencontré le moindre membre de notre peuple avant aujourd'hui, pour quelle raison avons nous été séparés ?

-Patience mon frère, je sais que tu dois avoir mille et une questions à poser, mais tu découvriras tout bien assez tôt. Le vieux Shindon sera plus à même que moi d'y répondre.

« Le vieux Shindon ? » répéta avec curiosité le jeune homme, impatient d'en apprendre plus sur son passé, après une vie vécue dans l'ignorance.

-Il s'agit de notre doyen, et accessoirement c'est aussi mon grand-père. Il est l'un des seul aujourd'hui qui se rappelle encore de l'incident survenu il y a dix-neuf ans. La plupart d'entre nous n'étions alors que des enfants, nous n'en avons que de vagues souvenirs.

Comme pris d'une certaine compassion, et quelque part égoïstement comblé d'avoir pu trouver une personne partageant son sort, TenShinHan ne répondit que par un sourire empathique.

-Et toi, si tu me disais d’où tu venais ? Je dois t'avouer qu'on a pas souvent la visite de cars touristiques par ici, ça nous a fait un choc.

Tout deux curieux à propos de la vie de l'autre, les Mittsume-jin échangèrent toute la traversée durant.

L'un conta, autant que faire se pouvait, ses brumeux souvenirs d'enfance, puis les moments plus clairs de son passé aux côtés de ses maîtres et de son frère spirituel au sein de l'école Tsuru, jusqu'à sa rencontre avec un étrange jeune garçon doté d'une queue de singe qui l'a aidé à changer sa vision du monde.

L'autre narra la façon dont son grand-père l'avait élevé de manière stricte, lui avait inculqué le savoir et les valeurs de leur peuple, et l'avait formé aux arts et secrets du maniement du sabre avant que sa santé ne se détériore, et qu'il ne lui lègue le devoir et l'honneur de protéger leur village et ses habitants, dont il évoqua brièvement l'histoire, les origines, ainsi que les us et coutumes.

L'un ignorait tout de son passé et de ses origines. L'autre n'avait presque rien vu du monde extérieur au delà des régions voisines, et n'en connaissait que quelques bribes relatées par quelques anciens avant qu'ils ne rejoignent l’œil céleste à leur tour.

Un échange aussi bref que riche, pour lequel ils auraient sans doute souhaité que la traversée fusse plus longue. Mais lorsqu'il découvrit à leur arrivée les abords du village des rescapés de cette terrible nuit vieille de dix-neuf années, TenShinHan s'impatienta de poser pied à terre, autant que Kuririn qui ne supportait plus les frasques de Chaozu qui usait de ses pouvoirs psychiques pour les jouer des tours.

Lorsque ces trois visiteurs singuliers arrivèrent au village, les enfants qui n'étaient pas retenus par une mère trop prudente s'attroupèrent autour d'eux avec enthousiasme, ce qui ne manqua pas de gêner Kuririn, peu à l'aise de recevoir tant d'attention, là ou à l'inverse, Chaozu était ravi de pouvoir s'amuser avec ces enfants, déjà conquis par le charme de cette poupée de cire volante et ses petites joues rouges.

Escorté par Tsin qui laissa ses hommes avec les deux étrangers pour ne pas inquiéter les villageois, TenShinHan se rendit alors jusqu'à la demeure du doyen. En traversant le village dont il remarqua la modestie, constitué de maisons de bois et dépourvu de la moindre trace de technologie, il salua nombre de jeunes hommes et femmes, tous dotés d'un troisième œil, et d'un sourire chaleureux qu'il peinait à leur rendre, lui qui manquait d'expressivité.

En atteignant leur destination, Tsin tint à avertir son visiteur avant de passer la porte,
« Surtout quand tu seras à l'intérieur, tâche d'être calme et respectueux. Le vieux Shindon est très âgé, de plusieurs centaines d'années d'après lui, et il a tendance à n'en faire qu'à sa tête. »

Aussi méfiant qu'intrigué, le jeune expert en arts martiaux pénétra sans perdre un instant dans le temple du doyen. Ses souliers ôtés, il longea le long couloir aux murs duquel étaient accrochés diverses peintures et œuvres d'arts, certaines ternies par les flammes et tout juste sauvées de la catastrophe, vestige du passé de son peuple, et mettant en scène des Mittsume-jin dans des tableaux divers, plusieurs consacrés aux batailles, et presque tous illustrant le symbole de leur peuple. Cet œil céleste qu'il avait vu en rêve.

Face à la porte qui se trouvait au bout du couloir, le jeune homme hésita un instant. Pour une raison qu'il ne pouvait s'expliquer alors, un malaise s'empara de son être, et serra son cœur trop fort pour qu'il ne l'ignore. Un sentiment qu'il n'avait que peu ressenti dans sa vie, si bien qu'il ne comprit pas immédiatement ce dont il s'agissait.

Un sentiment qu'il avait ressenti déjà autrefois face à un certain assassin qu'il vénérait dans une autre vie.

Un sentiment qu'il avait ressenti face à lui même, quand un vieux maître lui fit réalisé sa véritable nature, qu'il craignait d'accepter.

Un sentiment qu'il avait enfin ressenti face au roi démon qui l'avait rendu plus impuissant que jamais, lui, le champion du monde d'arts martiaux.

Mais cette fois, c'était différent, incomparable. Cette peur d'ouvrir une porte qui mènerait à un passé dont il ignore tout, au passé d'une personne qu'il n'était pas lui même sûr d'être vraiment. Contrairement aux autres peurs, il savait qu'il pouvait la surmonter. Pas un instant il n'en douta. Il devait seulement être certain que son cœur soit prêt à l'accepter.

TenShinHan attrapa le rebord de la porte coulissante faite de bois et de toile, et la fit glisser sur sa droite, afin de découvrir ce vieux sage, assis en tailleur sur le sol, habillé d'un large kimono blanc, et plus notablement, les yeux bandés, à l'exception de son troisième, dépourvu de pupille, mais qui semblait pourtant scruter Ten à même son âme.

Alors que nul mot n'avait encore été prononcé, il referma la porte derrière lui, et s'installa face au vieillard qui agitait son éventail devant lui pour répandre dans cette pièce – éclairée par une lanterne en toile rouge – le nuage d'encens qu'il faisait brûler.

-Enfin te voilà. J'ai longtemps attendu ta venue.

-Pardonnez moi, mais nous ne nous connaissons pas. Je suis...

« Tu es le petit-fils d'Ōzagy » interrompit le sage, clouant le bec de son invité.

-Tout comme tes parents avant toi, tu étais destiné à devenir un guerrier protecteur de notre peuple. L'un des plus grands qui ait existé. Mais tu nous as été enlevé, arraché aux tiens et à ton destin.

-De quel destin parlez-vous ?

-Depuis que notre peuple a combattu aux côtés des hommes face aux armées du roi démon, nous formons génération après génération, de jeunes guerriers capables de contrer la menace que nous redoutions. Et aujourd'hui, cette menace est sur le point de s'éveiller.

-J'ai du mal à vous suivre, quel rapport tout cela a avec Piccolo Daimaō ? Il a été vaincu, et même si il représente toujours une menace, je suis sur que Son pourra...

-L'incarnation actuelle du roi démon est jeune, insouciante, inexpérimentée. La menace face à laquelle je te met en garde est bien plus ancienne que lui. Ses fidèles auront tôt fait d'accomplir sa volonté, et le jour de son éveil approche à grands pas.

-Un danger...aussi grand que le roi démon ? Et dont nous ignorerions l'existence ? C'est insensé, comment voulez vous que je crois à ces histoires ?

Plus apeuré que réellement agacé, TenShinHan se leva dans la précipitation, perturbé par les paroles du vieil homme et par son œil scrutateur. Le sage agita la fumée devant lui, faisant danser le nuage qui sembla prendre la forme d'un oiseau en vol. La forme d'une grue.

-La clé réside dans ton passé. Elle est plus proche que tu ne le penses.

-C'est justement à la recherche de mon passé que je suis parti, je ne connaissais rien de mes origines avant aujourd'hui. C'est pour ça que je suis venu vous voir, pas pour écouter vos histoires de destins ! Que suis-je censé savoir ?

-Ce que tu poursuis TenShinHan, ce ne sont que des fantômes. Mais il semblerait que tu ne puisses te consacrer à la tâche qui t'incombe tant que tu n'auras pas éclairci certaines choses.

Trop faible pour se lever, le vieillard prit la main de l'artiste martial, et plongea son œil blanc dans le troisième œil de celui-ci.

-Rends toi sur la sépulture de tes parents, dans la contrée de Jìling. Peut-être y trouveras tu les réponses que cherche ton cœur.

-Quelles réponses ? Vous ne pouvez rien m'apprendre ? Qui m'a enlevé ? Dans quel but ? Quelle est cette histoire de destinée ?

De nouveau plongé dans ses méditations, le vieil homme ne faisait plus que réciter des mantras sans prêter attention à la présence de TenShinHan, qui dans sa frustration préféra quitter la pièce avant de perdre son sang froid, lui qui déjà serrait le poing aussi fort que la mâchoire.

Une fois encore, durant sa traversée de ce long couloir en direction de la sortie, le doute prit possession de TenShinHan, l'esprit embrumé par ces histoires de destinée. Venu chercher des réponses, le voilà reparti avec davantage de questions. Devant le temple l'attendait le petit-fils du sage, qui nota immédiatement la gravité sur son visage.

-J'ai comme l'impression que le vieux Shindon ne t'a rien appris. Pas vrai ?

-Rien. Ni sur mon grand-père, ni sur ce qui m'est arrivé il y a dix-neuf ans. Il m'a seulement demandé...de trouver la tombe de mes parents à Jìling.

-Jìling ? Ce n'est pas très grand, ça se trouve dans le royaume voisin.

« Alors c'est là que j'irai. » termina simplement le jeune homme en proie aux tourments avant de partir sans davantage de formalités.

-Une minute l'artiste, tu comptes juste partir comme ça ? Tu auras besoin d'un guide pour te rendre là bas, et il se trouve que je connais très bien le coin. À vrai dire, je suis presque un guide touristique en la matière !

Lui qui comptait partir sans même se retourner, Ten s'arrêta subitement en entendant cette proposition de son frère d'arme.

-Et le village ? Tu comptes le laisser sans protection ?

-Ne sous-estime pas nos guerriers, je ne suis pas le seul gardien de ces lieux. Et puis, je ne suis pas sur que l’œil céleste apprécierait qu'un Mittsume-jin abandonne un frère à son triste sort.

-Dit plutôt que tu as envie de terminer notre combat.

-Hahaha ! On ne peut rien te cacher, hein ?

Touché par les intentions de Tien Tsin, l'ancien champion du monde se retourna finalement, un léger mais visible sourire sur le visage.

-Dans ce cas, mettons nous en route.

Les habitants salués, et ses respect présentés, TenShinHan laissa derrière lui son village natale. Chaozu abandonna ces enfants attristés par le départ de leur nouvel ami prestidigitateur. Et Kuririn s'inclina respectueusement devant le peuple qui l'avait accueilli, sans aucune rancune pour leur premier contact musclé.

De retour à la surface, le trio rejoint par un quatrième membre entama la descente de la montagne à l'aide des piolets offerts par les habitants, afin de rejoindre l'avion de Kuririn dans la vallée.

-Tu es sur de ne pas vouloir venir avec nous ?

-Je serai venu volontiers, mais je suis attendu au temple Ōrin, je leur ai déjà annoncé ma visite, et connaissant notre maître, il vaut mieux que je ne le fasse pas attendre.

-Je vois, alors c'est ici que nos routes se séparent.

-Eh, jusqu'à la prochaine fois, TenShinHan.

Fraternellement, les deux amis échangèrent une poignée de main aussi simple que chaleureuse, tandis que Kuririn se contenta d'un tirage de langue en règle pour dire au revoir au petit être lévitant.

Le vent sur le visage, TenShinHan retint son sugegasa fendu pour ne pas qu'il s'envole en même temps que les brins d'herbes balayés tout autour de lui par le décollage de l'avion du moine, qui salua une dernière fois ses amis depuis le cockpit avant de partir vers l'est afin de survoler la bambouseraie le séparant de son pays natal.

Ainsi les deux inséparables virent un ami les quitter, et un nouveau compagnon les rejoindre dans leur quête qui les emmènerait plus loin qu'ils ne l'avaient imaginé. En route pour les plaines de Jìling, la dernière terre que foulèrent les parents de TenShinHan, et celle dans laquelle ils reposaient aujourd'hui.

Et une nouvelle fois, les voyageurs prirent la route. À travers la vallée en direction des contrées voisines. TenShinHan, dont l'épaule servait de lit à son petit compagnon, chassait les hautes herbes obstruant son chemin à l'aide d'un bambou ramassé avant son départ du mont Nézhā, pendant que Tsin fanfaronnait en les tranchant par dizaine d'un coup de sabre pour se faciliter la tâche.

Lorsqu'un cour d'eau se présenta à eux, là ou TenShinHan préféra la sérénité, et sembla marcher à sa surface, usant en réalité du Bukūjutsu pour légèrement flotter au dessus de l'eau, son camarade préféra trancher le flot et le traverser avant que l'eau ne s'écoule à nouveau normalement.

Durant ce court voyage pédestre, les deux hommes apprirent à se connaître mutuellement, tant par les mots que par les actes. Et en seulement quelques heures, ils atteignirent leur destination.

-Nous y voilà, Jìling, la terre des esprits.

Depuis le sommet d'une colline se dévoila, sous les yeux de TenShinHan, une large plaine abritant un modeste village, et agrémentée d'une multitude de menhirs, dolmens, et autres structures mégalithiques, disséminées par centaines aux quatre coins de la vallée.

-Tu l'as appelée la « terre des esprits » ?

-Ouep m'sieur. On raconte que cette contrée est reliée au monde des esprits, et qu'ici on peut entrer en communion avec les défunts. Autrefois il s'agissait d'un lieu sacré, mais d'après le vieux Shindon, il a été souillé par les vagues de touristes venus en quête d'une chasse aux fantômes.

Devait-il y voir un signe, TenShinHan l'ignorait. Mais le sage ne l'avait sûrement pas envoyé ici par hasard. Une fois son ami miniature réveillé, le Mittsume-jin descendit la butte sur laquelle il était perché, et se rendit en direction du petit village touristique trônant au milieu de toutes ces stèles. Il observa en chemin chacune des pierres qu'il croisa, espérant y voir ou y sentir quelque chose. N'importe quoi, pourvu que cela puisse lui apparaître comme une « réponse ».

Mais à quelle question ? Cela il l'ignorait toujours.

Cependant interrompu dans ses réflexions, il n'aurait pas le temps d'y réfléchir davantage.

« Bonjours à vous étrangers, voilà un visiteur de marque qui s'aventure dans nos contrées. »

Perchée au sommet d'un menhir, une sublime jeune femme à l'épaisse chevelure mauve frisée, vêtue d'une qipao noire à motifs floraux, accueillit le trio en jouant un air envoûtant de sa flûte xiāo.

« Et vous êtes ? » demanda sèchement l'intéressé en relevant légèrement son sugegasa pour dévoiler pleinement à la jeune femme son visage qu'elle semblait néanmoins avoir déjà reconnu.

-Me voilà vexée que le précédent champion du monde d'arts martiaux ne reconnaisse pas l'une de ses semblables.

-Allons, TenShinHan, fait donc preuve de politesse. Ne vois-tu donc pas que cette jeune femme est...

Marquant une interruption au milieu de sa phrase, Tien Tsin plia alors le genoux qu'il posa à terre, levant gracieusement la main vers la demoiselle qui se pensa enfin reconnue.

-D'une exquise beauté !

Atteinte dans sa fierté par ces goujats, la jeune femme, d'un air hautain, se présenta avec fierté.

-Je m'appelle Lan-Fan, participante aux phases finales du 21ème Tenka Ichi Budōkai, accessoirement modèle pour de nombreux magazines de renom, et surtout grande experte en arts martiaux !

L'artiste martiale en herbe savait cette appellation de « grande experte » au delà de la réalité. Mais elle ne pouvait se résoudre à voir ces hommes piétiner ainsi l'image qu'elle s'était construite auprès des habitants locaux, et en laquelle elle avait fini par croire elle même. L'image de la femme la plus forte de la région.

-Vraiment ? Alors dit moi, grande experte en arts martiaux Lan-Fan, d'une consœur à un confrère, pourrais-tu m'en apprendre plus sur les esprits de Jìlǐng ?

« Excellent » pensa Tsin en son for intérieur, qui vit là une occasion de faire davantage connaissance avec la belle Lan-Fan. Une douce pensée bien vite éclipsée par l'arrivée d'un homme massif, haut de quatre bons mètres lui octroyant le droit de dépasser le menhir sur lequel était perchée Lan-Fan, portant un collier d'énormes perles noires autour du cou, chacune presque aussi imposante que sa tête.

-Vous vous intéressez aux mythes de Jìling, étrangers ?

« T'es qui toi ? » questionna impoliment Tsin, dérangé par la présence ombrageuse du géant, pourtant chaleureux et arborant un large sourire naïf, qui lui répondit purement, d'une voix aussi bourrue qu'enjouée.

-J'suis Tagishi, le mari de Lan-Fan, enchanté petit homme !

« En...enchanté » balbutia alors le «petit homme» à l'air dépité et presque paniqué en apprenant que la jeune femme qu'il séduisait tantôt était l'épouse de cette montagne de muscles chauve à l'épaisse barbe cramoisie.

-Mon imbécile de mari est aussi le gardien de ces terres, et c'est lui qui guidait les visiteurs, avant qu'il ne cède naïvement aux agences de tourisme qui l'ont supplié de pouvoir venir s'installer ici.

-Baahaahaahaa ! Sois pas fâchée Lan-Fan ! Ces messieurs se sont montrés si gentils, je ne pouvais pas leur refuser !

Cette heureuse rencontre fortuite amena les trois voyageurs à découvrir les terres sacrées de Jìling accompagnés de deux guides hauts en couleur. Assise sur l'épaule de son gigantesque époux tandis qu'ils se rendaient en direction d'un sanctuaire qui selon Tagishi intéresserait les jeunes étrangers, Lan-Fan écoutait avec attention les récits de l'ancien champion du monde à propos de sa quête, sur laquelle il resta aussi évasif que possible.

-Tu cherches donc à entrer en contact avec les esprits de tes parents ?

-Pas exactement. À vrai dire, j'ignore ce que je viens chercher au juste. Mais si c'est vraiment possible, alors il se peut que j'obtienne les réponses que je recherche.

Aux abords de l'une de ces étranges structures de pierre, TenShinHan se sentit tout à coup traversé par une brise glaciale. Interpellé par son congénère sabreur qui lui demanda la raison de son subit arrêt, il n'eut le temps de répondre lui même avant que n'intervienne le géant.

-Le lieu que tu cherches est sûrement celui-ci, voyageur.

Devant eux, un énième dolmen, simple empilement de pierres aux yeux de TenShinHan, qui pourtant ne parvenait à s'expliquer l'étrange sentiment qui l'enivrait à la vue de ce monument, sous lequel deux lances avaient été croisées, plantées dans la terre.

-Vous êtes certain que c'est ici ?

-Pour sur, même que c'est moi qui les y ait enterré y'a plus de vingt ans, pas quelque chose que je risque d'oublier.

Réprimandé par son épouse pour son manque de tact, le Goliath à barbe rousse présenta ses plus plates excuses à l'orphelin qui ne l'écoutait déjà plus. En silence, il s'approcha de la sépulture, et posa solennellement la main sur l'une des lances, lorsqu'une bourrasque traversa sans prévenir la vallée, faisant danser à l'unisson les ornements de plumes et de tissus qui décoraient chacune des lances, et la tunique du fils venu se recueillir sur la tombe de ces inconnus.

« Deux guerriers venus ici à la recherche d'un esprit, froidement assassinés par un homme qui de toute évidence voulait empêcher cette rencontre ».

Ainsi Tagishi décrivit les deux défunts qu'il avait mis en terre il y a de cela deux décennies.

Ces deux inconnus, sans lesquels un enfant a du grandir seul, eux qui avaient fait passer leur devoir avant leur fils. Mais TenShinHan n'éprouvait aucune rancœur à leur égard, pas plus qu'il n'éprouva de véritable peine, ses seuls vagues souvenirs ne lui évoquant que son seul grand-père qui lui avait alors parlé de ses parents. Ces deux inconnus, morts avant qu'il n'ait pu les connaître.

Tandis que l'enfant sans parents se recueillait sur cette tombe, une horde d'ombres menaçantes – désintéressées par cet instant de tranquillité que vivait l'objet de leurs chuchotements – l'observait depuis les hauteurs des collines entourant Jìling.

Mais la discrétion de ces hommes tous vêtus d'un haut sans manche de couleur vert sombre, et d'un hakama, large pantalon plissé attaché à la taille et tombant jusqu'aux chevilles, ne leur permit pas d'échapper à la vigilance de l'endeuillé, qui malgré la distance qui les séparait ressentit la soif de sang portée à son intention.

« Ten-san. »

-Oui, Chaozu, moi aussi je l'ai senti.

Sans explications, TenShinHan, tenant le devant de son sugegasa fendu avec deux doigts, tourna le dos à la sépulture qu'il était venu chercher, et s'avança d'un pas déterminé, suivi de son fidèle ami ainsi que de Tien Tsin à qui, malgré son silence, cette présence néfaste n'avait pas échappé non plus.

« On dirait bien que quoi que je fasse... », murmura l'ancien élève de l'école Tsuru en ôtant son sugegasa de sa tête,
« Le combat croisera toujours ma route. »

Sous les yeux incompréhensifs de Lan-Fan et Tagishi, les trois voyageurs progressèrent dans la direction ou les attendaient ces mystérieux individus hostiles, dont le signe distinctif ornait les tuniques.

Le symbole d'une Grue prenant son envol.

* * *

Point Trad' : Le titre «Guòqù» signifie «Le passé»
Un Général...ne doit jamais faillir à son devoir - Les Chroniques d'une Guerre

Un Durian nait pour combattre, un Durian vit par sa force, et quand le jour viendra, aucun de nous ne versera de larmes, car un Durian meurt pour la gloire ! -
Le Briseur de Crânes

Le troisième œil d'un Mittsume-jin, jamais ne dort, jamais ne pleure, jamais ne se clôt. - L'Œil qui ne pouvait pleurer

Il est au moins une chose dont je ne manque jamais. - Hit up on Time
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Re: L'Œil qui ne pouvait pleurer

Messagepar Imate le Sam Avr 18, 2020 16:57

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Livre troisième : 鬼魂 / Guîhún

Il y a de cela vingt printemps, la vallée de Jìlîng vit rayonner la plus belle saison des floraisons que connut la région. À l'époque, la mystique terre des esprits, encore vierge de toute civilisation moderne, et tout juste peuplée de quelques moines, était alors survolée de bancs entiers de fleurs roses de pêchers emportées par le vent à travers toute la vallée. Ces arbres, aussi resplendissants que ceux poussant dans les vergers de la légendaire reine mère de l'ouest Xiwangmu, connus pour tenir à l'écart les mauvais esprits étaient également symbole d'une vie éternelle, à laquelle les fantômes égarés en ces lieux aspiraient sans doute.

Au milieu de la reluisante prairie s'aventuraient deux voyageurs, une femme abritée sous une ombrelle en soie couleur prune, accompagnée de son époux au crâne lisse et luisant. Tout deux semblaient revêtir une armure de cuir destinée aux guerriers les plus valeureux du pays. Sans doute en étaient-ils. Sans aucun doute alors, ils devaient être chargés d'une mission de la plus haute importance. Devaient-ils délivrer une missive urgente ? Se joindre à une escorte périlleuse ? Déjouer un coup d'état contre un seigneur local ? Impossible à dire. En revanche, une chose transparaissait, sans le moindre doute, de leurs visages radieux.

Ils étaient heureux. Qu'importent les dangers qu'ils devraient affronter, nul n'oserait remettre en question qu'ils seraient là l'un pour l'autre, dans la vie comme dans le trépas. À l'approche de l'un des pêchers de la vallée, l'inconnu profita de sa grande taille pour saisir en hauteur l'une des fleurs poussant sur ses branches, et la cueillit avant de la tendre vers son épouse, qui émit un timide rire, et, tout en écartant son ombrelle pour lui dévoiler son sourire, affirma qu'elle aurait préféré qu'il lui donne le fruit issu de la fleur, un pán táo, l'une de ces pêches plates particulièrement juteuse dont elle raffolait, plutôt que la fleur elle même.

Amusé, amoureux, le mari plongea les yeux dans ceux de sa femme – les trois yeux – écarta la mèche de cheveux noirs qui tombait devant son œil frontal, et l'embrassa tendrement.

En route pour le nord de la vallée, les inséparables poursuivirent leur chemin sans savoir.

Sans imaginer un seul instant, non, pas un seul, qu'ils n'atteindraient jamais leur destination. Qu'ils n'accompliraient jamais leur tâche. Qu'ils ne rentreraient jamais chez eux pour revoir leur fils.

Genoux à terre, deux de ses trois yeux crevés par les doigts de son adversaire quelques minutes plus tôt, l'homme habillé d'une cuirasse désormais dans un état aussi déplorable que son propriétaire couvert de son propre sang, se redressa soudainement pour rattraper son épouse dans sa chute, alors que celle-ci venait de s'interposer entre lui et la hallebarde – celle dont il avait été désarmé plus tôt – que lui avait lancé leur assaillant. Alors que ses yeux perdus versaient des larmes de sang, son troisième œil ne put se mettre à pleurer, quand bien même il l'aurait souhaité. Quand bien même le cri de rage et de désespoir que le guerrier venait de pousser, si fort qu'il retentit dans toute la vallée avec une résonance qui amplifiait le désarroi dont il était empli, semblait propice aux larmes les plus torrentielles.

Il porta la main tremblante au front de sa femme, tentant vainement d'empêcher son troisième œil de se fermer. Mais sa paupière était déjà close. Accablé par plus de heurs qu'il n'en avait ressenti de toute son existence, le Mittsume-jin arracha son plastron de cuir et une partie du haut de son kimono avec, exhibant toute sa musculature décorée de nombreux souvenirs de bataille, et se prépara pour la dernière d'entre elles, faisant fièrement face au meurtrier coiffé d'une tresse, dissimulé dans l'ombre du massif tronc d'un pêcher en fleur. Puis, avec fureur, il s'élança vers l'assassin qui, quelques instants plus tard, l'enverrait rejoindre ses ancêtres auprès de l’œil céleste, alors qu'une grue prit son envol non loin, mêlant son cri à celui du pauvre diable porté par son ultime élan de courage.

TenShinHan se tenait précisément là ou son père vingt ans auparavant avait brusquement perdu la vie.

« On dirait bien que quoi que je fasse... », murmura l'ancien élève de l'école Tsuru en ôtant son sugegasa de sa tête,
« Le combat croisera toujours ma route. »

Depuis les hauteurs, de mystérieux individus à la tunique ornée d'une grue, difficilement dénombrables par Tagishi et Lan-Fan à cette distance, observaient sans défaillir les trois compagnons de voyage avancer vers eux d'un pas assuré.

« Héhé, ils nous ont repéré finalement. »

« Vous croyez que ça ira ? L'un d'eux est le champion du Tenka Ichi Budōkai ! »

« Ex-champion, au précédent tournoi il s'est qualifié en quart de final en faisant éliminer monsieur Tao Paï Paï pour infraction au règlement, tout ça pour se faire ridiculiser par son adversaire. Ce mec est une lavette, face à nous tous il n'a aucune chance. »

À mesure qu'il approchait de cette horde sinistre, Ten distinguait un peu mieux leur nombre. Sans doute une trentaine. Certains visages ne lui étaient d'ailleurs pas inconnus, et ravivaient en lui de lointains souvenirs qu'il espérait bien laisser au passé. Mais surtout, il remarqua que de tous, pas un n'avait les pieds posés sur le sol. Le doute n'était plus permis quant à l'identité de ces sbires de l'ombre.

-J'imagine que si vous êtes ici ce n'est pas pour d'émouvantes retrouvailles avec vos anciens camarades. Ce vieux perfide de Tsuru aurait-il décidé d'envoyer ses meilleurs éléments se débarrasser de ses anciens élèves ?

« Assez, traître ! », clama de manière théâtrale celui qui se tenait à l'avant de cet inquiétant cortège, jeune homme semblant du même âge que TenShinHan, reconnaissable à la paire de lunette de soleil verte dissimulant ses yeux, « Tu sais ce qu'il en coûte de tourner le dos à la Grue. À une époque c'est à toi que notre maître faisait confiance pour t'occuper des traîtres. Et aujourd'hui ta trahison surpasse toutes les précédentes. Tu espérais vraiment pouvoir mener une existence tranquille en toute impunité ? »

-Pour être franc Nacre, il y à trois ans lorsque je suis revenu annoncer mon départ au dojo, j'ai été surpris de pouvoir repartir si facilement. Je m'étonne surtout qu'il vous ait fallu si longtemps pour retrouver ma trace.

« À moins... » supposa-t-il en marquant une courte pause dont il profita pour se dénuder le torse, « ...qu'une autre raison ne vous ait poussé à venir me chercher seulement aujourd'hui ? »

-Égal à toi même, Ten. Tu as toujours été intelligent et perspicace. Trop perspicace. Mais quelle importance ? Je ne vois aucune raison de me fatiguer à fournir des explications à un mort.

Ces mots, Ten les avait entendu à maintes reprises. Ils les avaient également prononcé bien trop de fois. Il en connaissait la teneur. Il les savait annonciateur d'une attaque qu'il serait alors en mesure d'anticiper. S'assurant de ne pas se laisser surprendre et submerger, TenShinHan s'élança le premier, interpellant Tien Tsin au préalable afin que celui-ci ne brandisse deux de ses sabres hors de leur fourreau et ne se joigne à lui pour le combat. C'est alors que Nacre et ses hommes dévalèrent les hauteurs desquelles ils se tenaient jusqu'à maintenant, à l'image d'une avalanche sur le point d'emporter toute âme qui vive sur son passage.

Mais pas même une avalanche n'aurait su stopper ce trio. Comme enveloppé dans un voile d'électricité verdâtre, Chaozu fit appel à ses facultés télékinétiques afin de soulever le sol sous lequel volaient leurs assaillants élancés dans leur direction, alors déstabilisés par ces pans de terre et de roche arrivant de dessous eux. Un bien étrange champ de bataille se dessina alors, composé de divers plaques figées dans les airs, une configuration dont se saisit Tien Tsin qui utilisa les plaques rocheuses en suspend comme appuis afin de rebondir sur chacune d'elles et de trancher sur son passage le moindre ennemi osant croiser sa course folle, tandis que Chaozu déplaçait ces plate-formes improvisées par la pensée au profit de ses camarades et au préjudice des autres.

Adepte du Bukūjutsu, TenShinHan quant à lui se contenta d'imiter ses adversaires en volant vers cette arène maintenue en l'air par Chaozu, dans laquelle il fit son entrée en heurtant de plein fouet leur leader, Nacre, d'un coup de son coude gauche, l'emportant contre un arbre lui aussi en pleine lévitation, brisé par le violent choc.

Debout sur un morceau de terre herbeux flottant, Tsin était encerclé par cinq assassins de la Grue chacun pointant un doigt dans sa direction. S'il n'avait pas senti cette soudaine électricité dans l'air lui chatouiller l'épiderme, il ne les aurait soupçonné de rien d'autre qu'une impolitesse manifeste. Mais devinant alors ce qui l'attendait, il croisa ses deux katanas, et s'éleva d'un bond sauvage afin d'esquiver la quintuple salve de ces rayons meurtriers qui le menacèrent alors que la formule Dodonpa raisonna à l'unisson. Désormais la tête vers le sol et les pieds vers le ciel, posés sur une pierre maintenue plus en hauteur, Tsin plongea vers celui des cinq qu'il désigna comme sa première victime, et l'empala par le torse de ses deux lames qui croisèrent leur trajectoire dans le cœur de leur proie, dont le bretteur se dégagea vivement avant que l'un de ses autres adversaires ne puisse l'attaquer, ce dernier alors aspergé du sang de son camarade au moment ou les lames s'extirpèrent de sa poitrine, libérant de ses plaies une quantité effarante de sang qui l'aveugla. Une affaire sans importance, il ne retrouverait plus la vue après le coup survenu quelques secondes plus tard lui sectionnant la nuque.

Aux prises avec son ancien rival, Ten jouait essentiellement sur l'esquive et les parades, évitant ou contrant avec aisance chacune des attaques de Nacre qui se fatiguait bien vite. Se sentant affaibli, ce dernier se posa sur l'une des mottes de terre flottantes pour reprendre son souffle, observant avec effarement l'ex élève de la Grue maintenant sa lévitation avec un naturel déconcertant.

-Comment...comment as-tu progressé autant ? Tu n'as plus rien à voir avec l'homme que j'ai connu.

-La raison est simple. L'homme que tu as connu a ouvert les yeux et contemplé un monde bien plus vaste que notre dojo, peuplé d'hommes bien plus talentueux que nous ne l'avons jamais été. Et d'eux j'ai appris en quelques années bien plus que ce que Tsuru nous a enseigné. Autant que toi je me suis fourvoyé, mais j'en ai terminé.

-Quel genre d'homme aurait pu te transformer à ce point en six ans alors que nous étions de forces égales ?

-Un homme qui se bat non pas dans le but d'écraser ses adversaires, mais simplement parce qu'il aime se battre et veut se surpasser lui même. Mais je tiens à te rassurer, toi et moi n'avons jamais joué dans la même cour. Pas même cent années ne seraient suffisantes pour que tu puisses prétendre être mon égal, Nacre.

Décontenancé par la provocation de Ten, le chef de la troupe d'assassins s'élança à brûle-pourpoint, vociférant comme un diable, un acte déraisonné qui ne lui valut que de recevoir un sec crochet du droit qui brisa l'un de ses verres de lunettes de soleil. Mais pris de folie, il oublia un instant la douleur et écrasa TenShinHan dans la roche sur laquelle il se tenait en poussant toujours ce même hurlement qu'on eut crut provenir des tréfonds des enfers. Pourtant l'homme faisant face à ce démon conservait un calme olympien. Habilement, il se dégagea de son emprise afin de s'élever au dessus de cet amoncellement de débris naturels que Chaozu peinait à maintenir si longtemps en l'air.

-Tu as toujours été son préféré ! Malgré mes efforts, la sueur et le sang versé, c'est toi qu'il a décidé d'emmener au Tenka Ichi Budōkai ! Il t'a toujours vu comme son potentiel successeur. Mais t'en as jamais eu les tripes, tu m'entends ?! T'as rien dans le bide, TenShinHan !

Aussi loin du champ de bataille qu'il ne l'était d'être atteint par ce genre de bravades, Ten plaça ses mains de chaque côté de son visage, et avertit son compagnon de route de se dissimuler derrière une plaque de terre. Une fois Tsin à l'abri, il put alors libérer une projection de lumière à l'intensité hors du commun, devenant lui même semblable à une sphère lumineuse surplombant l'arène volante, tel un soleil face à ce groupe d'astres en gravitation. La puissante lumière s'empara de la vue de toutes les personnes présentes, y compris de Tagishi et Lan-Fan en contre-bas, exception faite du sabreur, qui félicita son allié avant de quitter sa cachette afin de trancher un à un ses ennemis atteints de cécité.

Apercevant Nacre porter la main au niveau de ses yeux, TenShinHan eut confirmation qu'il avait atteint sa cible, et fonça vers elle en piqué dans le but de l'achever. Dans sa course, il réalisa alors son erreur. Si il cachait effectivement l’œil devant lequel un verre avait été brisé, le second quant à lui avait été protégé, si bien que Nacre pointa lentement un doigt rayonnant d'énergie dans sa direction. C'est parce que ce cas de figure s'était déjà présenté à lui qu'il put se corriger.

-Chaozu ! Maintenant !

Malgré l'imprécision de ce signal, le lien fusionnel et les années d'entraînement communs qui unissaient les deux partenaires permirent au petit télékinésiste d'en saisir immédiatement le sens pour le moins arrangeant le concernant. En un instant, Chaozu relâcha l'exercice de ses pouvoirs, causant sur le champ la chute des débris jusqu'à lors maintenus dans les airs, y compris celui sur lequel avait pris appui Nacre, dès lors déstabilisé et déséquilibré, incapable d'effectuer la riposte prévue. Alors que les plaques de roche et de terre s'effondraient – emportant avec elles le gros des forces ennemies qui ne s'attendaient pas à ce relâchement subit – et que Tsin ricochait entre chacune d'elles jusqu'à atteindre de nouveau la terre ferme, TenShinHan fondit sur Nacre avant que ce dernier n'ait le temps d'employer le Bukūjutsu, expédiant ses deux pieds dans sa cage thoracique, brisée sous le choc, pour l'envoyer s'écraser dans l'amas de gravas avec le reste de ses compagnons.

Statique, TenShinHan observait d'en haut l'éboulement, à la recherche du moindre survivant. Un seul s'extirpa de ces limbes, le seul qu'il avait un jour appelé son ami à l'école de la Grue en dehors de Chaozu.

-Bien, il semblerait que je sois toujours vivant finalement, Nacre. Alors répond moi, quelle est la vraie raison de votre venue ?

« Tu aurais tort de me sous-estimer, TenShinHan... » annonça d'un ton sombre l'unique survivant de cette débâcle en arrachant le haut de sa tunique, dévoilant un étrange blason semblant marqué au fer rouge sur sa poitrine, ornant son pectoral droit du symbole « Ma » gravé dans la chair.

-Et tu aurais tort de sous-estimer mes nouveaux pouvoirs !

Alors que le blason sembla scintiller, ou plutôt crépiter sur sa peau, Nacre déploya une aura suffisamment puissante pour balayer tout autour de lui les débris encombrant, alors stoppés par la magie de Chaozu ou tranchés par les sabres de Tien Tsin afin de protéger leurs deux guides. Les veines gonflées à la surface de ses muscles saillants, Nacre, dont la raison semblait avoir quitté le corps, forma un triangle de ses deux mains qu'il pointa en direction de TenShinHan, qui prit alors une expression d'effroi.

-Arrête, Nacre ! Tu ne survivras pas à cette attaque c'est du suicide !

-Tu crois être le seul à avoir progressé ? Tu crois être le seul digne d'employer les arcanes de notre maître ? Tu t'es toujours cru exceptionnel, hein, Ten ? Meilleur que maître Tsuru, meilleur que moi ?

-C'est de la folie et tu le sais très bien ! Si tu y as recours dans cet état tu...

« Ferme la TenShinHan ! »

Arcane de la Grue

Sous la pression de l'incommensurable énergie générée par Nacre, le sol se mit à trembler, tandis que son ki se matérialisa autour de lui, donnant l'illusion d'une pare d'ailes apparaissant dans son dos, déployée dans un battement qui déclencha une puissante bourrasque alors qu'il prononça le nom de la technique interdite.

KIKOHO !

Arborant l'apparence d'une grue, le ki de Nacre, expulsé de ses deux mains en position triangulaire, prit son envol en hurlant dans un terrifiant fracas en direction du Mittsume-jin resté dans les airs, alors contraint à encaisser de plein fouet la redoutable attaque de son rival. Gonflant à bloc ses muscles réputés aussi solide que l'acier, TenShinHan de ses deux bras se protégea, alors heurté avec violence par l'arcane de son maître dont la puissance provoqua en lui un bouleversement susceptible de le faire vaciller. Mais il résistait, si bien que Nacre peinait à projeter toute son énergie sur lui.

Hurlant à la mort, l'assassin tenta de déployer plus de force qu'il n'en possédait. Alors que ses veines éclataient, ses bras commencèrent à se consumer, comme si la combustion venait de l'intérieur, des traces de brûlures incandescentes apparaissant sur ses avant-bras dont la surface partait progressivement en cendres. Dans un ultime effort, il parvint à faire décoller cette grue qui explosa au contact de sa cible, emportée dans une effroyable déflagration. Mais le nuage de fumé passé, TenShinHan s'avéra indemne, protégé par un étrange champ de force dont l'apparition coïncidait avec la soudaine concentration de Chaozu qui avait perçu le danger de cette attaque.

Lentement, silencieusement, Ten redescendit vers le sol, partiellement brûlé et essoufflé, rejoignant le responsable de ses heurs, dans un bien pire état que le sien. Tombant à genoux, les deux avant-bras partis en fumé pour ne laisser que deux moignons à l'os apparent, en partie consumés.

-Une fois encore...te voilà victorieux, Ten. Finalement...je ne serai qu'un cadavre de plus parmi ceux déjà nombreux qui jonchent ton passage...

-Je n'avais aucune envie de te tuer, Nacre, pas après tout ce que nous avons vécu.

-Ne te moque pas de moi. Le TenShinHan que j'ai connu...n'éprouvait aucune pitié de ce genre...

-Je te l'ai dit, je ne suis plus le même homme qu'autrefois.

-C'est ridicule. Tu n'as...droit à aucun pardon. Pas après...toutes les vies que tu as pris pour son compte. Il n'existe aucune rédemption...pour les hommes comme nous.

« Je n'ai rien d'autre à te dire. S'il te reste ne serait-ce...qu'une once de compassion pour un ancien compagnon, je t'en conjure...met un terme à mes souffrances. »

Un bref instant, le vainqueur hésita. Il devait savoir, il voulait savoir. Et l'homme agonisant à ses pieds possédait probablement quelques réponses qu'il songea à lui arracher de force. Le simple fait d'avoir envisagé quelque manière de le faire parler emplit le jeune homme de terreur. Une terreur tournée vers sa propre personne. Loin d'imaginer qu'un autre combat invisible se jouait sous ses trois yeux, Tien Tsin s'approcha de son camarade et lui tendit humblement l'un de ses sabres. Un présent qu'il accepta de manière irrésolue après un moment de flottement. Il lui fallut tenir fermement le fourreau encore quelques secondes avant que les tremblements ne cessent, et qu'il ne puisse enfin en extirper la lame.

Ten cherchait le regard de son ancien frère d'armes, mais les yeux qu'il trouva péniblement étaient déjà vides. Délicatement, il brandit le revers de l'épée qui devait s'abattre. Puis, quand vint le bon moment – celui ou dans un acte empreint d'autant de détermination que de regrets TenShinHan mettrait un terme à sa vie – sur ses lèvres se dessina l'ultime mot qu'il adresserait au monde et à son dernier ami.

Fermement, le katana trancha la gorge de l'homme murmurant « Merci » avant de s'effondrer, son corps désormais inerte soulevant dans sa chute une volée de brindilles et de pétales sitôt emportée par la brisé tiède de Jìlîng qui, selon la légende, emporterait également son âme.

C'est le regard bas que Ten, après avoir essuyé sur son bras le sang menaçant d'émousser la lame, remit cette dernière à son propriétaire, et récupéra sa tunique qu'il enfila, ainsi que son sugegasa fendu qu'il replaça sur sa tête.

« Cet homme, tu ne penses pas qu'il aurait pu savoir quelque chose ? » sous-entendit Tien Tsin tout en supposant bien de quelle nature serait la réponse.

-Il a choisi quelles seraient ses dernières paroles. Je n'avais aucun droit d'en exiger d'autres.

-Je vois. C'est sans doute mieux ainsi.

Tandis que le champion endeuillé et ses deux compagnons réunissaient leurs affaires et s'apprêtaient à quitter les lieux avec l'imposant Tagishi qui les attendait plus loin, l'autoproclamée experte en arts martiaux les interpella alors qu'elle se trouvait accroupie près d'un arbre tantôt arraché par les pouvoirs psychiques de Chaozu.

-Regardez ça, j'ai l'impression que ce parchemin était caché dans le creux de cet arbre, vous pensez que ce sont vos invités qui l'ont apporté avec eux ?

Ce rouleau que tenait Lan-Fan, il leur sembla évident qu'il n'avait pas été apporté aujourd'hui. Sa couleur terne, son papier vieilli, sa surface couverte d'un sang depuis bien longtemps sec, les quelques branchages formés à sa surface. Instinctivement, la jeune femme amena sa découverte à TenShinHan, comme s'il eut été évident qu'elle lui revenait de droit.

Le sabreur suggéra, « Vous croyez que c'est ce qu'ils venaient chercher ? », sans obtenir de réponse en cet instant troublé. Presque solennellement, Ten posa la main sur la couverture du rouleau, puis soudain, comme prise d'une épiphanie apportée par les esprits de Jìlîng flottant tout autour, son âme bien qu'incertaine fit à ses seuls yeux en étant capables couler des larmes dont son esprit ignorait le sens. La gardienne de Jìlîng aux cheveux mauves le questionna sur la raison de son soudain état émotif, mais lui même peu sur de le comprendre, il préféra lui assurer qu'il s'agissait là d'un détail sans importance, et préféra dérouler le parchemin dont le contenu vieux de vingt ans pourrait bien lui apporter les réponses qu'il était venu chercher.

Grand fut alors son désarroi lorsqu'il se vit incapable d'en comprendre le sens. Griffonnées sur cette peau de bête, des inscriptions à la signification insaisissable pour Ten, de même que pour Chaozu qui s'était élevé à hauteur de son épaule pour tenter lui aussi de lire. Aussi culotté qu'à l'habitude, Tien Tsin lui prit le rouleau des mains pour tenter à son tour d'en déchiffrer les mots, ou plutôt les symboles. Questionné avec instance par son semblable qui désespérait d'apprendre enfin quelque chose, Tien lui répondit avec autant de précision qu'il le put.

Il s'agissait bien là, comme le soupçonnait TenShinHan, d'un parchemin provenant de leur village du mont Nézhā. Les inscriptions à l'apparence hiéroglyphique s'avérèrent être un code utilisé par leurs forces militaires vingt ans auparavant. Un code d'après lui arbitraire, modifié périodiquement avec une régularité drastique, et dont les seuls moyens permettant de le décoder avaient disparu en fumée durant cette fameuse nuit vieille de dix-neuf ans qui vit brûler et mis à sac leur foyer. Si Ten suggéra le contraire, il affirma néanmoins que pas même son grand-père Shindon ne saurait voir à travers cette codification.

-Je suis désolé TenShinHan, je sais à quoi tu penses, qu'il pourrait s'agir là de la dernière chose léguée par tes parents. Mais plus personne ne serait à même de le déchiffrer aujourd'hui.

Récupérant l'héritage de ses parents qu'il enroula avec soin, Ten semblait loin du désespoir auquel les autres s'attendaient à le voir pris.

-En fait, je pense connaître quelqu'un qui serait capable de nous en dévoiler le sens. Quelqu'un qui pourrait le deviner même sans en connaître le fonctionnement.

Surpris par ces paroles au premier abord dénuées de sens, Tien Tsin demanda néanmoins des précisions à son ami qui cependant ignora sa question et sollicita auprès de Tagishi un arrêt dans sa demeure avant de reprendre leur route.

Parvenus à l'humble résidence du couple de gardiens, les trois voyageurs s'installèrent quelques instants afin de reprendre leurs forces et leurs esprits. À la demande de Ten, le géant roux tout juste capable de tenir à l'intérieur de cette petite maison lui apporta papier et plume afin qu'il puisse rédiger une note pour Tien Tsin. Un message bref, une simple suite de lettre et de chiffres. Une adresse : FS 199644 CC

-J'aimerai que tu te rendes à cette localisation pour moi. Prend le parchemin avec toi et demande à la propriétaire des lieux de t'en dévoiler le sens. Dis lui que tu viens de ma part.

-Et toi, tu ne viens pas avec moi ?

-L'école de la Grue est impliquée dans cette histoire, quoi qu'il se trame. Il est temps que Chaozu et moi nous confrontions à notre passé. Je sais que je te demande beaucoup, mais...

« Arrête ton baratin », interrompit le bretteur,
« Toi et moi on est comme frères, bien sur que j'accepte. »

-Je te suis redevable Tien Tsin, sincèrement.

-Te tracasse pas, accorde moi simplement une revanche une fois que tout sera réglé.

-Tu as ma parole.

Sur le pied de guerre, chacun prêt à reprendre sa route de son côté, les amis bouclèrent leur balluchon devant la maisonnette de Tagishi qui leur souhaita bon vent et pria les esprits de Jìlîng de les accompagner. Alors que Ten et Chaozu s'apprêtaient à partir, quelqu'un fit irruption depuis le garage de la petite maison, toute vêtue d'une combinaison de cuir moulante, amenant avec elle une moto pourvue d'une unique roue.

-Mademoiselle Lan-Fan ? Qu'est-ce que vous...

-Les coordonnées, c'est bien FS 199644 CC ? Tu comptais pas y aller à pinces mon p'tit Tsin ? T'en aurais pour des semaines même en supposant que tu cours sans t'arrêter. Monte, j'vais t'y emmener moi.

Remarquant la timide mais néanmoins visible ouverture de sa combinaison au niveau du bustier, Tien Tsin ne put s'empêcher de jubiler à l'idée de voyager en tête à tête avec la jolie jeune femme qui dès leur rencontre avait suscité son vif intérêt. D'un air coquin et satisfait, il prit TenShinHan sous son bras, peinant à afficher un faux sérieux à travers lequel Ten devait sans doute déceler sa vraie nature sans peine, à en juger par son air désabusé.

-Dit, Ten, mon pote, je tiens à te dire que si jamais Lan-Fan et moi on revenait pas, j'aimerai que tu viennes t'excuser auprès de Tagishi pour moi. C'est pas contre lui mais je pense qu'on a tous remarqué la tension qu'il y a entre elle et moi, donc...

« J'ai bien l'impression que de nous deux c'est toi le baratineur » s'amusa TenShinHan en repoussant le bras de son ami oisif, qui bien qu'agréablement surpris de sa réaction si légère, lui demanda d’où lui venait cette soudaine bonne humeur.

-Tu me rappelles simplement un très bon ami à moi qui a lui aussi cette fâcheuse tendance à se laisser charmer par les femmes plutôt qu'à les charmer lui même.

-Eh bien sache que ton ami est un homme qui sait vivre, et si tu veux mon avis, tu devrais en faire autant ! Il n'y a vraiment personne qui ait su creuser la surface de ce cœur de pierre ? Hm ?

D'un air dédaigneux, Ten salua son nouvel ami, et tourna les talons en direction de son prochain objectif, affichant malgré lui un sourire en réponse à cette question à laquelle il ne daignerait pas donner de réponse. Un sourire auquel répondait également Tien Tsin qui le devina même sans le voir de ses yeux.

Ainsi, après que les au revoir furent formulés, et que Lan-Fan n'ait sobrement salué son mari visiblement peu perturbé par son départ, les deux duos destinés à ne se retrouver que plus tard entamèrent un nouveau chemin, qu'au fond d'eux ils espéraient plus palpitant que nécessaire. D'où il se tenait, Tagishi regardait ces valeureux voyageurs quitter la terre des esprits, et alors qu'une grue prit son envol en même temps que soufflèrent le vent et les âmes de cette contrée sacrée, le sympathique ogre à la barbe rousse afficha le plus chaleureux des sourires.

« Pour sur, ces quatre loustics vont faire de grandes choses, c'est moi qui vous l'dis ! » se dit-il à lui même, éclatant d'un rire à gorge déployée qui résonna dans toute la vallée. Un rire à en égayer les défunts.

Un rire dont la chaleur et l'éclat ne pouvaient cependant atteindre certains lieux dont la froideur et le silence étaient immuables. C'était le cas de celui-ci. Un lieu à l'emplacement inconnu de presque tous. Une étrange caverne de cristal, sans doute située dans des profondeurs insoupçonnées. Une grotte aux parois semblant couvertes de diamant et parcourue de massifs pieux naturels sur lesquels étaient empalées nombre de dépouilles dors et déjà squelettiques. Au cœur de cet étrange et sinistre sanctuaire, un trône de cristal dominait la chambre principale. Celui-ci n'était pas vide.

Y siégeait un sombre individu dissimulé derrière une cape en lambeau et une capuche déchirée ne laissant entrevoir qu'une mince portion de son visage dont la peau paraissait sombre. Sur l'un de ses accoudoirs, l'homme tapotait ses longs ongles, assez longs pour presque être qualifiés de griffes. Celui qu'il attendait impatiemment arriva enfin, lui aussi encapuchonné, son premier acte une fois qu'il eut pénétré en ces lieux fut de s'agenouiller face au trône de cet énigmatique seigneur doté d'une unique aile arrachée et perforée de toute part. D'une voix âgée et nasillarde, le visiteur s'excusa de son retard, de faux-fuyants que son maître interrompit sans un mot, en levant simplement la main vers lui. D'un seul geste il exigeait et obtenait le silence absolu. Puis d'une voix résonnante et désincarnée il inspirait la peur.

-Près de trois cent ans se sont écoulés depuis ce jour. Celui qui marqua notre défaite. Celui ou je frôlai la mort et me retirai en ces lieux en pensant y finir mes jours. Mais un jeune homme m'y a trouvé, m'a préservé, m'a accordé son éternelle allégeance. Très bientôt grâce à lui, le rituel pourra être complété, et les ténèbres recouvriront une nouvelle fois la Terre. Tu peux être fier de ce que tu as accompli.

-C'est un trop grand honneur que vous m'accorder mon seigneur.

Alors qu'il s'attendait à être contredit, le serviteur n'eut pour réponse qu'un effroyable silence de mort. Pris par la peur, il ne put s'empêcher de lever les yeux vers son maître qui depuis plusieurs secondes le foudroyait du plus terrifiant des regards.

-C'est peut-être bien trop d'honneur en effet, pour quelqu'un qui a commis l'erreur de garder dans sa manche un couteau destiné à me poignarder dans le dos le moment venu. Pas vrai, Tsuru ?

« C'est insensé, mon seigneur ! » protesta dans la panique le vieillard qui en se redressant laissa tomber sa capuche, dévoilant son crâne presque dégarni et son visage marqué par l'âge, au vieillissement plus visible encore alors qu'il ne portait pas ses traditionnelles lunettes de soleil.
« Je vous ai voué corps et âmes durant presque trois siècles en vue de ce jour ! Vous n'avez plus fidèle serviteur que moi même ! »

-Sans doute ces paroles sont-elles justes. Cependant, tu t'es pourtant gardé d'obéir à mes ordres en épargnant l'enfant. Celui-là même qui selon les oracles pourrait causer ma perte. Tu as préféré en faire un atout que tu as dissimulé dans ton jeu pour mieux t'en servir contre moi.

-L'enfant ne sera pas un problème ! J'ai déjà pris mes précautions à son sujet, je peux vous l'assurer !

-C'est uniquement parce que je te dois ma survie que je ne t'ai pas déjà arraché le cœur, sois certain que tu ne bénéficieras plus d'aucun pardon de ma part. Il serait regrettable de devoir dévorer mon «plus fidèle serviteur» à l'aube du rituel et de mon avènement.

-Merci infiniment pour votre miséricorde...Seigneur Daimaō.

Sous le choc de pouvoir le faire sur ses deux pieds, le vieux maître de la Grue se retira de la salle du trône, à la sortie de laquelle il croisa un individu lui aussi encapuchonné et dissimulé dans l'ombre, adossé au mur du couloir séparant la chambre principale du reste de la caverne.

-Héhéhéhé, quelle surprise, ta tête est toujours rattachée à ton cou ? Je ne donnais pourtant pas cher de ta peau quand j'ai appris qu'il t'avait convoqué.

-Ferme la bougre d'imbécile ! Si tu avais mis un terme à sa vie il y a un an comme nous l'avions planifié, rien de tout ceci n'aurait lieu ! C'est à cause de toi si...

Interrompu dans son sermon par une lame sortie de nul part et venue se placer sous sa gorge, Tsuru s'abstint de poursuivre ses accusations au risque de cette fois véritablement perdre sa tête.

-Fait bien attention à ce que dit ta langue si tu tiens à la garder, Tsuru. Malgré tout l'amour que je te porte, je ne te laisserai pas décharger sur moi le poids de tes erreurs passées.

Suant d'inquiétude, le vieillard écarta néanmoins vivement l'arme de son interlocuteur d'un revers de la main, pris d'un soudain essoufflement et d'une faiblesse cardiaque.

-Plutôt que de se renvoyer la balle à la recherche du responsable, nous ferions mieux de nous occuper de régler ce problème avant qu'il ne soit trop tard !

« Tu l'as dit toi même, nous avons déjà pris nos précautions », assura l'encapuchonné en pivotant le poignet de sa main gauche,
« Tout est en marche et les pions se mettent en place, ce n'est plus qu'une question de temps. Et très bientôt... »

La Grue retrouvera sa place dans les cieux.

* * *

Point Trad' : -Guîhún signifie « Les fantômes » en chinois traditionnel
-Le prénom «Nacre» vient de l'anglais «Crane» (Grue)
Un Général...ne doit jamais faillir à son devoir - Les Chroniques d'une Guerre

Un Durian nait pour combattre, un Durian vit par sa force, et quand le jour viendra, aucun de nous ne versera de larmes, car un Durian meurt pour la gloire ! -
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Le troisième œil d'un Mittsume-jin, jamais ne dort, jamais ne pleure, jamais ne se clôt. - L'Œil qui ne pouvait pleurer

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Re: L'Œil qui ne pouvait pleurer

Messagepar Imate le Dim Août 09, 2020 12:22

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Livre quatrième : 旅行 / Lüxíng


Sur l'arrondi de sa surface aqueuse et luisante se reflétait une immensité ambrée déformée par l'intense chaleur que dégageait l'astre dont la lumière apparaissait elle aussi. Un reflet glissant, de même que la perle de sueur lui servant de surface, jusqu'au moment ou, inévitablement, comme plusieurs dizaines de ses semblables, elle chuta du front de Tien-Tsin, allant s'effondrer dans cette mer de sable au cœur de laquelle l'épéiste semblait perdu, telle une goutte dans un océan asséché.

-Cette chaleur est...tout bonnement insupportable. Tu veux bien te dépêcher de réparer ton stupide engin ?

« Ce stupide engin comme tu dis... », entama la jeune femme aux cheveux mauves couverte de suie ayant abaissé le haut de sa combinaison de cuir dans l'espoir de mieux supporter la température en ne gardant qu'un pantalon et un soutient-gorge,
« C'est celui qui nous a fait traverser les trois quarts de ce foutu désert ! Tu sais, celui que tu avais prévu de traverser à pieds. Alors si tu veux espérer pouvoir remonter dessus avec moi, montre toi un peu plus respectueux. »

D'une voix en parfait accord avec sa mine renfrognée et boudeuse, le sabreur à trois yeux, lui aussi à moitié dévêtu pour survivre à l'insoutenable canicule de cet infini désert, se plaignit du ton employé par Lan-Fan, sitôt récompensé par un magistral jet de clé à molette de cette dernière en plein sur son crâne, tout juste protégé par son sugegasa qui rejoignit le sable, tandis que son propriétaire, tout en se tenant la tête de douleur, émit une nouvelle plainte.

-Une aussi jolie femme ne devrait pas se montrer si violente ! Ça gâche vraiment ton charme tu sais ?

-Je te rappelle que je suis mariée, et que ton avis concernant mon charme me passe royalement au dessus de la tête. Maintenant si tu me le permets, j'aimerais essayer de réparer cette putain de moto !

« Je croyais qu'il fallait se montrer respectueux avec cet engin... », marmonna non sans une once de provocation le Mittsume-jin visiblement vexé, qui feignit de ne pas voir le regard assassin de l'experte en arts martiaux de Jìling, tout en ramassant son chapeau de bambou qu'il épousseta.

Tout deux à bout de nerfs après plus de trois heures passées à tenter de remettre sur pied – si c'est bien là l'expression adéquate – le véhicule à une roue totalement enrayé par la quantité de sable venue se perdre dans ses circuits qui n'étaient de toute évidence pas adaptés à ce type de route sauvage, les deux compagnons d'infortune en route vers la destination indiquée par TenShinHan en possession du rouleau découvert dans la vallée des esprits commençaient sérieusement à perdre espoir et patience.

Les rayons de l'étoile d'Hélios frappaient directement la tête et les épaules de ces pauvres âmes. Accablé par la chaleur, Tien-Tsin détacha finalement ses cheveux pour les laisser flotter dans son dos, espérant ainsi le protéger quelque peu. Levant lourdement sa gourde vers le ciel, il put apercevoir perler au bord du goulot la dernière goutte d'eau qu'il lui restait, dans laquelle resplendissait la lumière de ce maudit soleil. Alors qu'il la laissa pleuvoir en direction de sa langue tendue vers l'extérieur, la vocifération soudaine de sa compagnonne lui provoqua un sursaut aux conséquences bien désagréables.

La première, c'était entendu, étant bien évidemment la perte de son ultime rafraîchissement, parti hydrater les dunes. La seconde, c'était la fermeture subite de sa mâchoire directement sur sa langue qui, il en était certain, avait bien failli être coupée en deux à cause d'elle.

-Ça suffit, j'en ai ma claque, j'abandonne ! Ce vieux tas de taule ne redémarrera jamais ! Je me doutais que j'aurais du acheter chez Capsule Corporation au lieu de me prendre une moto au rabais chez ces « Yama-chéplukoi », ça m'apprendra !

La langue pendue et endolorie, Tien-Tsin s'adressa d'une manière inintelligible à la furie aux cheveux frisés tout en s'approchant d'elle.

-Dis, ça te dérangerait d'articuler ? J'ai pas pigé un broque de ce que t'as baragouiné mon p'tit père.

« J'ai dit... » se reprit le bretteur en installant lui même la jeune femme sur sa moto avant de soulever la machine d'une main afin de la poser sur son épaule tout en pointant une direction de l'autre,
« On dirait bien qu'il y a une espèce de bâtiment là bas, on a qu'à aller jeter un œil, à moins que tu ne préfères moisir ici ? Les rapaces seront ravis remarque. »

Constatant effectivement la présence de quelques charognards se massant au dessus d'eux, Lan-Fan ne vit aucune objection à formuler quant à leur nouvelle destination. Ce n'est qu'après quelques minutes de marche qu'ils remarquèrent la voie ferrée abandonnée qui se trouvait enfouie dans le sable, et qu'ils suivaient inconsciemment depuis plusieurs mètres. Celle-ci les conduisait directement vers ce qui semblait être une vieille locomotive délabrée, rattachée à la carcasse rouillée et vaguement rafistolée d'un ancien wagon restaurant. Plus improbable encore, de l'activité avait l'air de s'y dérouler. Des conversations bruyantes, de la musique retro, l'odeur d'une nourriture qui n'était certes alléchante qu'aux narines de voyageurs perdus et affamés.

« Gîte du vieux coyote » disait la pancarte en bois précaire pendouillant à l'entrée. Loin d'être confiant, Tien-Tsin déposa néanmoins la moto devant l'étrange refuge isolé au beau milieu du désert, puis trouva difficilement l'approbation dans le regard de sa comparse avant de faire marche vers la porte battante digne des plus célèbres saloons.

Dès l'instant ou il poussa l'entrée grinçante de l'établissement, le trois yeux en sentit des dizaines d'autres le fusiller du regard. À commencer par ceux du gérant, juché sur un tabouret branlant derrière son comptoir poussiéreux à essuyer un verre à l'aide de son fidèle torchon, aussi vieux que l'auberge elle même, et sans doute également aussi crasseux qu'elle. Mais ce que Tien-Tsin remarqua immédiatement chez l'imposant barman noir de peau vêtu d'un débardeur, ce n'était non pas la calvitie qui l'avait frappé malgré son jeune âge, mais bien le bras gauche mécanique qu'il possédait, ressemblant surtout à un assemblage de rouages datés et autres pièces de ferraille détachées. Sans doute une blessure reçue en même temps que celles qui ont marqué son visage de quelques cicatrices.

Le patron n'était pourtant pas l'individu semblant le moins recommandable du lieu. La clientèle n'inspirait guère davantage confiance, composée de vagabonds, truands, bandits et parfois probablement de quelque chasseur de prime de passage, à en juger par la présence d'avis de recherche placardés derrière le bar. Fait notable, la présence en plusieurs exemplaires d'un même avis affichant la photo d'une jeune femme blonde, à la prime particulièrement évolutive. Seule la table proche du vétuste juke-box était occupée par un groupe apparaissant moins menaçant que la moyenne de la région. Certainement une cohorte de moines, étant donnés leurs uniformes hindous jaunis, ainsi que la présence d'un bindi sur leur front, leurs visages étant partiellement masqués par un voile blanc les protégeant du sable.

« Et j'lui sers quelque chose à la face de cyclope ? »

-Hein ? C'est à moi que tu parles RoboCop ?

« J'ai l'impression que tu sais pas bien ou t'as mis les pieds Neunœil. » s'emporta le gérant en claquant le verre soigneusement essuyé sur la surface boisée de son comptoir, sous les regards interloqués de ses clients, plus amusés que réellement surpris de voir survenir une nouvelle altercation entre lui et un nouveau visiteur.

-Alors quoi, tu veux régler ça au «bras de fer», camarade ?

Passablement agacé par les propos injurieux de l'impertinent Mittsume-jin, le chauve approcha sa main mécanique du fusil posé derrière le comptoir, ce à quoi Tien-Tsin répondit en posant l'une des siennes sur l'un des quatre sabres accrochés à sa ceinture.

La tension alourdissant l'atmosphère presque autant que la chaleur environnante semblait plus bruyante que la musique agrémentée de grésillements que jouait le juke-box, plus un son n'était émis des bouches des clients, mis à part ceux produits par celui qui n'avait pas arrêté de se goinfrer de son assiette de fayots à la sauce tomate, et peut-être l'éternuement à peine remarqué du vieillard assis au fond de la salle, dont le nez avait été pris par quelques grains de sables s'étant engouffrés dans le wagon par une fenêtre avant d'atteindre ses narines.

En même temps qu'un cliquetis mécanique annonça le resserrement de la main rouillée du barman sur la crosse de son arme, un fin bruit d'acier laissa deviner que l'une des lames de Tien-Tsin avait été légèrement extirpée de son fourreau. Le gourmand mangea plus vite. Le vieil enrhumé renifla plus fort. Quand enfin, Lan-Fan entra elle aussi dans l'enceinte du gîte, captant alors l'attention de la salle toute entière.

-Bon alors, il te faut toute la journée pour demander un renseignement et de quoi boire ? Je me grille au soleil tu pourrais te dépêcher un peu.

S'empressant de lâcher son fusil pour vite se saisir d'un verre qu'il tendit sur le comptoir, l'impressionnant propriétaire n'avait plus d'yeux que pour la jeune femme qui écarta son ami de son chemin afin de rejoindre l'un des tabourets se trouvant devant le bar.

-Qu'est-ce qu'une jolie demoiselle telle que vous désirerait boire ? Demandez c'est la maison qui offre !

-Vraiment ? Vous êtes absolument adorable ! Servez moi donc une mousse mon brave ! Et mon ami se contentera d'un verre d'eau, pas vrai Tien-Tsin ?

« Effectivement, elle avait raison, elle peut bien se passer de mes conseils en matière de charme. »

Les frictions dorénavant dissipée, les deux voyageurs avaient pris place au comptoir, profitant d'un rafraîchissement bien mérité, sous les yeux attentifs de la salle toute entière, bien qu'ils furent sans doute plus intéressés par l'un des deux en particulier.

-Donc votre bécane est tombée en panne ? C'est pas très surprenant, peu de véhicules sont taillés pour ce désert, la plupart des voyageurs préfèrent les 4x4 voir les montures animales. Mais le plus sensé reste encore de le contourner.

-On l'aurait fait si on avait eu le choix, mais notre destination se trouve au beau milieu de ce désert voyez vous.

-Vraiment ? Je serais bien curieux de savoir ce qu'une belle pépée dans ton genre aurait à faire par ici, il n'y a que des repères de loubards dans notre genre !

-En fait, vous pourriez peut-être nous aider, on cherche à rejoindre les coordonnées FS 199644 CC, et notre GPS est tombé en rade en même temps que ma moto, vous avez une idée de comment nous y rendre d'ici ?

À l'instant même ou Lan-Fan annonça la position qu'ils recherchaient, la salle se tut une nouvelle fois. Les quelques libidineux discrètement rapprochés de la dame regagnèrent leurs tables. Les regards intéressés devinrent étrangement sombres. Quant au barman, il reprit sans explication les verres pas tout à fait terminés de ses deux clients décontenancés.

-Désolé, ça me dit rien du tout. Vous feriez mieux de ficher le camp d'ici. Comme je le disais, c'est pas un endroit pour vous ma jolie.

-Comment ça, ça vous dit rien ? Alors c'est quoi cette réaction ?

Saisissant bien la situation, Tien-Tsin posa sa main sur l'épaule de la motarde afin de la faire taire, puis annonça sobrement leur départ malgré la vaine protestation de la femme aux cheveux mauves. Pour la seconde fois, rien n'échappa à la vigilance du Mittsume-jin. Ni les trois gaillards qui se levèrent de leur table en même temps qu'eux, ni le poignard qui fut tiré discrètement sous une autre, ni même l'œil que jeta le barman dans le reflet du miroir brisé posé à côté de son présentoir à bouteilles afin de les observer quitter son établissement.

-Non mais tu vas m'expliquer ce qu'il te prend à toi aussi ? On est pas plus avancés qu'avant d'entrer, alors à moins que tu ais eu un soudain éclair de génie,

« Lan-Fan, avance vers la moto et ne te retourne pas. », interrompit le jeune homme tout en attachant de nouveau sa chevelure en une longue tresse,
« Nous ne sommes pas sortis seuls de l'auberge. »

Son appréhension se ressentait dans sa démarche, mais elle s'exécuta, suivie de très près par son camarade qui, une fois recoiffé, posa délicatement sa main droite sur le pommeau d'un de ses katanas, ralentissant progressivement le pas pour laisser Lan-Fan prendre de l'avance. Précautionneusement, il fit glisser la lame hors du fourreau, un peu plus à mesure qu'il s'arrêtait, jusqu'à finalement stopper ses pas, les pieds fermement immobilisés dans le sable. Figé sur place, observant l'image déformée par la chaleur de Lan-Fan s'éloigner en direction de leur moto, dénombrant ses pas afin de s'assurer que la distance était suffisante, Tien-Tsin laissa filer devant ses yeux une voleté de sable portée par le vent avant de dégainer son arme, se retournant en laissant frotter son pied sur le sol alors marqué de son empreinte rotative.

Mais le jeune guerrier n'eut le temps d'attaquer, foudroyé de surprise, en découvrant leurs assaillants qui s'effondrèrent simultanément, tous assommés d'un coup net et précis sur la nuque par les moines vêtus de toges jaunes qu'il avait précédemment aperçus dans le gîte, tandis que l'un d'eux, comme chacun à visage couvert, se distingua du reste du groupe en réduisant de quelques pas la distance qui le séparait de l'épéiste.

-Votre destination, FS 199644 CC, je serais intéressé de connaître la raison qui vous pousse à vous y rendre.

Maintenant éloignée et en altitude, la voleté de sable qui avait croisé de près le regard vif de Tien-Tsin surplombait ce face à face inattendu, s'envolant de plus en plus loin. Elle flotterait sans doute longuement avant de trouver un nouvel endroit ou se poser. Temporairement seulement, puis reprendrait son envol en direction de l'horizon. Sans doute rejoint par d'autres grains de sable et de poussière, puis en accédant à de nouvelles contrées, par des graines ou des brindilles, troquant son apparence safranée typique du désert d’où elle vient pour des reflets verdâtres. Sans doute était-ce le cycle qu'avait suivi cette même voleté de pétales et de plantes séchées qui effleura les visages de TenShinHan et Chaozu, alors qu'ils voyageaient bien loin de là, tout deux assis à l'arrière d'une charrette transportant des pousses de riz roulant sur un chemin de terre en pleine forêt resplendissante d'un éclat iridescent annonciateur de l'automne.

L'éternuement de Chaozu provoqué par cette envolée de poussière amusa son grand frère spirituel qui lui tapota affectueusement le dessus du crâne par dessus son sugegasa, lui suggérant de ne pas subitement devenir hystérique.

-Il nous aura fallut du temps pour arriver ici, nous avons tant voyagé que ne je n'avais pas réalisé à quel point nous avions pu nous éloigner de ces contrées depuis le vingt-deuxième Tenka Ichi Budōkai. Cela fait déjà trois ans que nous ne sommes pas revenus.

-Tu appréhendes de revoir notre dojo et nos anciens camarades, Ten-san ?

-J'ai choisi de leur tourner le dos, je n'ai aucun regret à ce sujet, malgré ce que le dojo a pu m'apporter, cette décision était la bonne. Je n'y retourne pas pour y retrouver ce passé, mais pour agir sur l'instant présent. En revanche si toi tu préfères ne pas y aller je comprendrais.

-Non Ten-san, je t'ai promis de toujours être là pour toi, nous irons ensemble. Et puis, moi aussi j'ai été un disciple de la Grue.

Un sursaut de la charrette causé par son entrée sur un pont de bois traversant une large rivière coupa Chaozu dans son élan de détermination, mais son ami avait bien senti sa volonté, et l'accueillit le sourire aux lèvres. Des feuilles au spectre de couleurs varié flottaient paisiblement sur la surface cristalline du cour d'eau au dessus duquel roulaient les compagnons, emportées jusque là par le doux zéphyr sifflant entre les branches des arbres.

Lorsque vint le moment de prendre des routes distinctes, les deux inséparables remercièrent le vieil agriculteur qu'ils avaient rencontré en chemin durant leur traversée de sa rizière en terrasse, alors qu'il partait vendre le fruit de sa récolte les pieds tout juste sortis de l'eau, pour les avoir emmenés jusqu'ici et les avoir nourris préalablement. Ils n'étaient désormais plus qu'à un sentier du dojo de la Grue, ou ils espéraient bien obtenir des réponses au sujet des récents incidents de Jìlîng. Épuisé, sans doute plus par sa digestion que par ses efforts physiques, le petit être pâle prit l'épaule de son ami pour couchette, le laissant terminer la route pour lui.

Dans une telle position, il ne pouvait bien entendu pas accéder à un sommeil profond. Mais il fut suffisamment apaisé pour laisser son esprit voguer librement dans la mer brumeuse de ses songes. Plus brumeuse encore qu'à l'accoutumée, tant les images qui la traversèrent semblaient vagues. Comme issues de la vision de quelqu'un ouvrant les yeux pour la première fois, et découvrant deux silhouettes menaçantes au dessus de lui, marmonnant d'obscures formules. Un rêve heureusement de bref passage, bien vite chassé par le réveil que provoqua TenShinHan lorsqu'il annonça leur arrivée d'un ton presque incertain.

Sans doute était-ce du, conclut Chaozu en ouvrant les paupières, à l'état de délabrement de leur dojo qui paraissait à l'abandon. Le bois des murs ridés, en proie à l'humidité de la région à défaut d'entretien, s'effritait autant que la peinture verte désuète s'écaillait, le toit chauve, dégarni de plusieurs de ses tuiles rouges venues se briser sur le sol, les poutres autrefois imposantes soutenant la bâtisse aujourd'hui comme prises d'arthrite, prêtes à se briser au moindre mouvement.

Même la double porte, décorée de chaque côté d'une grue qui autrefois brillaient d'un splendide bleu profond, avaient l'air vidées de leur essence. Desséchées, comme la fontaine à tête de dragon près de laquelle Chaozu aimait s'asseoir pour se relaxer les chaudes journées d'été. Fanées, comme le parterre de camélias que TenShinHan avait plantées avec la jeune dernière du dojo il y a bien des années. La surface des portes avait même été taguée, à l'instar du banc sur lequel les deux compagnons ont maintes fois conversé entre deux entraînements. Oui, le lieu avait bel et bien été détérioré par la main de l'homme, et non pas uniquement par celle du temps, dont l'œuvre n'avait du être que minime.

Plus nostalgique et affecté par cette vision qu'il n'aurait souhaité l'être, l'ancien prodige de la grue s'avança en direction de cette entrée, pénétrant dans les hautes-herbes, si fournies et épaisses, que même son troisième œil n'y avait pas discerné la présence d'un fin fil de fer, qui sous la pression de sa cheville, déclencha le son d'une clochette placée à l'extrémité.

Quelques instants après qu'ait été donné ce qui semblait être un signal d'alarme labile déclenché par TenShinHan, l'une des portes fut écartée sur le côté par une personne jusqu'à maintenant cachée à l'intérieur du dojo abandonné. D'où il était, Ten n'apercevait pourtant personne. C'est son acolyte qui l'avertit de son erreur. Il aurait du porter le regard plus bas. En effet, la personne qui dégageait prudemment la porte était de bien petite taille. Une très jeune fille pour être exact, au regard apeuré, observant les lieux à la recherche de l'intrus.

Vêtue d'une robe qipao rouge sans manches par dessus un vêtement lilas très ample, ainsi qu'un pantalon noir et des bottes adaptées à la pratique des arts martiaux, ce fut surtout sa coiffure qui évoqua immédiatement chez TenShinHan le souvenir de cette petite fille, ses cheveux d'un vert très sombre attachés de chaque côté en une épaisse boule.

-Cette enfant...Yūrin, c'est toi ?

-TenShinHan ?! Et Chaozu ?

Libérée de ses craintes, l'enfant écarta complètement la porte apparemment tout juste posée contre le mur hors de ses gonds, et rejoignit ses connaissances au pas de course, secondée par deux autres disciples restés en arrière, interpellés par les noms proférés par la jeune fille.

-Vous êtes revenus finalement ! Pourquoi vous avez mis si longtemps ?

-Tu fais erreur, nous ne revenons pas pour réintégrer le dojo, mais explique moi plutôt ce qu'il s'est passé, pourquoi l'école est dans un tel état ? Ou sont les autres disciples ? Et Tsuru-sennin ?

Installés à l'intérieur du dojo en tailleur sur les nattes de roseau du tatami recouvrant le sol de la salle principale, les deux anciens élèves de la grue constataient avec effarement que les lieux étaient vides, à la fois de personnes mais aussi de biens. Seuls quelques meubles abîmés, drapeaux déchirés et objets du quotidien amochés remplissaient la pièce. Tandis que l'un des deux hommes versait à leurs invités une tasse de thé oolong dans leur service en céramique teintée d'amarante, TenShinHan interrogeait les autres au sujet des événements survenus ces trois dernières années.

-Vous dîtes que le vieux Tsuru est parti en emmenant avec lui la quasi totalité de ses élèves ?

-D'après lui, il connaissait un moyen de nous rendre plus forts si nous acceptions de céder notre liberté. Beaucoup ont accepté, pas toujours par choix. Certains ont réussi à fuir, d'autres ont été éliminés en guise d'exemple quand ils sont revenus faire une démonstration de leurs nouveaux pouvoirs.

-Quand Nacre est réapparu pour enrôler les derniers à s'opposer à Tsuru-sennin, Chō et Haku m'ont caché pour les empêcher de m'emmener. Mais les autres...

-Alors il ne reste plus que vous ici. Je vois...

-C'est ta faute, tête d'œuf à trois yeux ! Si t'étais pas parti, t'aurais pu empêcher Nacre de s'en prendre aux autres ! Tu nous as abandonnés toi aussi !

Lui qui avait autrefois pour habitude de reprendre la petite fille lorsqu'elle l'appelait par cet insultant sobriquet, Ten ne se sentit pas le courage de la réprimander lorsqu'il vit perler au bord de ses grands yeux les quelques larmes que même son courage ne parvint pas à réprimer. Même la chaleureuse main qu'il espérait lui prêter fut repoussée, avant que Yūrin ne se précipite à l'extérieur.

-Excuse-la, TenShinHan. Cette petite en a beaucoup trop vu pour son âge. Tout cela remonte à il y a plus d'un an, mais elle ne s'en est jamais vraiment remise. Pour cette gamine qui n'a jamais connu ses parents, le dojo et ses disciples représentaient absolument tout.

Devant la façade du temple, la tête cachée dans ses bras, blottie sur la fontaine à tête de dragon délabrée, l'enfant profitait d'un instant de solitude pour laisser libre court à ses sanglots. Le retour de celui qu'elle considérait comme son mentor jusqu'à son départ précipité avait ravivé en elle chaque souvenir douloureux lié au dojo. La disparition de Tao Paï Paï, le départ de leur maître, l'embrigadement de ses camarades, la vision de ses amis s'entre-tuant, la vue directe qu'elle avait eu de ce sordide spectacle depuis la fente du placard dans lequel elle était alors dissimulée, sa bouche recouverte par la main de Haku qui la suppliait de rester calme. Qui la priait de fermer les yeux. Qui savait qu'elle ne pourrait, tout comme lui, s'empêcher de regarder.

C'est un délicat battement d'ailes qui balaya cet agglomérat nuageux de souvenirs térébrants. Papillonnant devant elle jusqu'à faire surgir sa frimousse hors du creux de ses bras. Un étrange petit papillon au vol apaisant, construit de plusieurs pétales rosés secs, rayonnant d'un faible éclat de jade, qui vint se poser au bout de son nez, un instant, avant de se scinder en une élégante volée de pétales dansant autour de la jeune fille au sourire revigoré.

-Tu aimais beaucoup ces camélias, tu t'en souviens ? Ten-san te disait qu'un jour tu deviendrais une jeune femme aussi resplendissante que ces fleurs si tu t'en occupais bien.

-Ça, c'était avant qu'il ne parte en nous laissant sans nouvelles. Je le déteste, vraiment vraiment beaucoup !

Tout en formant autour du cou de la petite fille un collier fait de ces mêmes pétales de camélias à l'aide de sa télékinésie, Chaozu la rejoignit sur le bord de cette fontaine en flottant jusqu'à elle.

-Il avait ses raisons de partir. Et je ne pouvais pas le laisser seul. Mais...Ten-san est quelqu'un de bien, il n'a jamais oublié le dojo.

Trop opiniâtre pour entendre les explications de Chaozu, la petite fille préféra sécher ses larmes en silence sans même y répondre.

-Tu sais, j'aime plus cette tête d'œuf à trois yeux, mais toi je t'aime toujours bien, Chaozu. Au début j'avais peur de toi, tu me faisais penser à un Jiang Shi incarné dans une poupée par magie. Mais tu as toujours été gentil avec moi. Un jour, j'apprendrai la magie pour me fabriquer de gentils amis comme toi, et on habitera tous ensemble au dojo !

Ne sachant pas s'il devait se sentir vexé par la comparaison maladroite de la petite fille, ou attendri par son innocence, Chaozu ne put néanmoins s'empêcher de rapprocher avec compassion l'enfance de Yūrin de celle de son meilleur ami, qui poursuivait son enquête à l'intérieur du temple en interrogeant Chō.

-Un blason tatoué sur la peau ? Il s'agissait bien du symbole « Ma » ?

-C'est exact, d'après lui, il s'agissait d'une marque capable d'éveiller les pouvoirs de ceux qui en étaient dignes. C'est sans doute ce pouvoir que nous avait promis Tsuru-sennin.

-En échange de votre liberté, c'est bien ça ? Marqués au fer comme du bétail, cette marque n'est pas qu'un symbole de puissance, c'est aussi celui de leur soumission. Mais pourquoi ce symbole...

-J'ai entendu dire que tu avais été impliqué de près dans l'incident avec le Roi Démon, est-ce que ça pourrait avoir un rapport ?

-Je ne pense pas, ça ne ressemble pas à la manière de procéder de cette ordure de Piccolo Daïmao. Je ne suis pas sur, mais...

Laissant dans l'attente ses deux interlocuteurs, TenShinHan repensait inlassablement à l'avertissement du doyen Shindon dont le sens lui apparaissait toujours incertain.

L'incarnation actuelle du roi démon est jeune, insouciante, inexpérimentée. La menace face à laquelle je te met en garde est bien plus ancienne que lui. Ses fidèles auront tôt fait d'accomplir sa volonté, et le jour de son éveil approche à grands pas.


Troublé par ce flou persistant, TenShinHan remercia néanmoins ses anciens camarades pour leur accueil et les bribes d'informations qu'ils purent lui délivrer, avant d'être raccompagné à l'extérieur ou Yūrin et Chaozu profitaient de ces brèves retrouvailles.

« Le vieux Tsuru devait visiblement emmener ses élèves vers un lieu ou une personne afin qu'ils obtiennent ce pouvoir, de toute évidence, il n'était qu'un intermédiaire. Cette histoire dépasse de loin l'école de la Grue. »

Rappelé par son ami, Chaozu présenta ses respects à ses deux aînés et embrassa affectueusement la petite Yūrin sur le crâne avant de le rejoindre sur le départ.

« Tu nous as dit que tu ne pensais pas qu'il s'agissait du Roi Démon. Mais tu penses qu'il y a un lien avec lui, pas vrai ? »

Regardant de loin partir une nouvelle fois son ancien mentor et nouvelle bête noire, la petite Yūrin ravala sa peine pour mieux exprimer sa rage et sa détermination, sous le regard à la fois fier et compatissant de ses deux tuteurs.

-Eh ! Tête d’œuf à trois yeux ! La prochaine fois qu'on se verra, je te battrai, tu m'entends ? Tu regretteras de nous avoir laissé, je vais devenir encore plus forte que toi et maître Tao Paï Paï !

« C'est très probable en effet, même si Daïmao s'est fait discret depuis le vingt-troisième Tenka Ichi Budōkai. Il en sait sans doute plus que nous, mais il est sûrement aussi difficile à trouver qu'à interroger. J'ai bien peur que nos pistes ne soient minces... »

* * *

Là ou convergeaient les nuages étirés par un brûlant sirocco soufflant du sud, sous un ciel rosé par un astre progressivement couchant dont le sommeil glacerait bientôt ces terres arides, un jeune épéiste au sabre rengainé affrontait à l'aide de ce simple fourreau un groupe de moine guerriers déjà pour moitié vautrés dans le sable encore tiède allongé au pied de l'auberge locomotive.

-Tu es encore plus coriace que je ne l'espérais, mon garçon.

« Non mais dîtes, ça vous prend souvent d'attaquer les gens que vous venez de secourir ? Ça tourne pas rond dans ce pays ! » protesta énergiquement Lan-Fan perchée sur sa moto en panne depuis laquelle elle observait le combat de Tien-Tsin.

-Et toi, le vieux ? Tu comptes te joindre au bal ou je vais devoir me contenter de valser avec tes danseuses de figuration ?

-Ton impertinence te mènera à ta perte.

-On croirait entendre le vieux Shindon !

Un sourire béat sur le visage, aux anges à l'idée de pouvoir dégourdir ses muscles rouillés et encrassés par le sable et la sueur, le bretteur aux quatre sabres de Jiaozi s'élança vers le reste de l'escorte de prêtres combattants, se laissant porter par la fougue tout comme les nuages qui le surplombaient se laissaient guider par le vent.

De l'extrémité de son fourreau il déboîta la mâchoire du premier adversaire à sa portée, puis déplaça sa main le long de son arme afin de l'orienter vers celui qui l'attaquait par derrière, reculant son sabre rangé d'un geste brusque le heurtant directement dans les côtes. Pivotant de tous côtés son fourreau comme l'on se servirait d'un bō, Tien-Tsin en faisait une défense absolue contre les assauts multidirectionnels de ses assaillants qu'il rétamait à chaque retournée de bâton. En arrière, resté avec un seul de ses sbires, le meneur des moines semblait, derrière son voile, s'amuser de ce spectacle.

-Je suis à cours de partenaire de tango là ! Alors, tu m'envoies ta dernière ballerine ou tu te décides à me rejoindre sur la piste ?

D'un geste de la tête accompagné d'un unique mot prononcé dans une langue étrangère à Tien-Tsin, le moine à la peau sombre somma son dernier soldat d'engager le combat. Dès l'instant ou le Mittsume-jin le vit stopper net sa course vers lui afin de ne pas recevoir la frappe direct de son fourreau tendu en avant, il comprit que ses réflexes étaient tout autre que ceux de ses précédents opposants. D'un balayage du talon, le moine érigea un mur de sable qui aveugla le trois yeux. Sa tentative d'écarter ce voile de poussière d'un revers de son arme se solda par la décevante découverte d'un espace vide face à lui. Le moine avait déjà disparu.

« Tsin ! Derrière toi ! »

Émergeant du sable soufflé par le vent, l'homme voilé tapa du plat de la main gauche, interceptée par un second fourreau de l'épéiste toujours attaché à sa ceinture qu'il recula d'un geste du coude pour se prévenir de cette attaque surprise.

-Je les ai vus, tes pas dans le sable, chaque grain remué par tes déplacements. Un Mittsume-jin ne laisse personne duper sa vue.

Préférant visiblement silence garder, le mystérieux jeune moine se laissa glisser aux pieds de Tien-Tsin en effectuant un impressionnant grand écart afin de coucher les paumes de ses deux mains contre le sol, libérant un Kiaï expulsé du plus profond de ses entrailles, ainsi qu'une onde de choc qui expulsa une importante quantité de sable sous le sabreur qui se retrouva forcé de se réfugier dans les airs d'un bond magistral, observé d'en bas par le moine, redressé au milieu de l'amas de sable toujours en mouvement. Rigide et fixe, jusqu'à l'instant ou il quitta subitement le champ de vision de Lan-Fan sans crier gare.

-Il est si rapide !

« Mais pas assez ! »

Décidé à en finir, Tien-Tsin dégaina finalement l'un de ses sabres, fendant l'air simplement à l'aide du tranchant de sa lame brandie vers sa droite, ce qui obligea son adversaire, réapparu de nul part, de tournoyer sur lui même afin de perdre suffisamment d'altitude pour ne pas recevoir le coup. Une opportunité que le Mittsume-jin ne comptait pas lui laisser une seconde fois. Si tout deux chutaient inexorablement, c'était bien Tien-Tsin qui disposait de l'avantage d'une position ascendante, et de celui d'une épée tranchante entre les mains.

Cette fois du dos de la main, le jeune moine dévia la lame. C'était sans compter sur la seconde épée qui l'attaquerait par la droite se disait Tien-Tsin, ne s'attendant alors pas à voir sa deuxième attaque elle aussi parée. Les voilà tous deux privés de leurs mains.

Là encore, une conclusion logique de la part de Lan-Fan, balayée aussitôt qu'elle aperçut le moine porter une série de coups frappés avec l'extrémité tendue de ses doigts dans le thorax de Tien-Tsin, avant de le dégager vers la droite d'un coup de pied rotatif dans les cotes.

Les voilà à nouveau face à face, de retour sur le tapis douillet de sable qui recouvrait le sol.

-À l'instant, tes mains, t'en avais combien au juste ?

Dissimulé derrière son mutisme, le moine se contenta de tendre sa main devant son visage, un geste dont la signification se trouvait à la lisière entre la provocation guerrière et la prière.

-Pas du genre bavard, hein ?

Quand il réalisa qu'il n'engagerait sans doute aucune conversation avec cet individu, le Mittsume-jin lâcha ses deux bras ballants, laissant le dos de ses lames caresser le sol.

Hiken …

Il n'avait pas fallut plus d'un grain de sable devant ses yeux et pas davantage qu'une seconde d'inattention pour que le moine perde de vue l'épéiste dès l'instant précis ou il leva ses lames du sol, ne laissant de lui visible qu'une pétaradante traînée dans le sable propulsée dans sa direction avec une telle véhémence que la bourrasque qui en découlait projeta en l'air le voile du jeune homme, dont le visage à découvert n'affichait que stupéfaction.

Seul ce fort et distinct « Il suffit ! » proclamé par le vieux moine resté en retrait sauva son jeune disciple de la décapitation qui le guettait depuis les ombres, alors que Tien-Tsin s'était déjà glissé derrière lui, ses deux sabres levés, séparé de cette image rémanente de lui même qui se tint encore quelques instants dans la ligne tracée par sa course initiale avant de disparaître. Le visage trempé de sueur, le jeune moine avait déjà intérieurement admis sa défaite cuisante.

D'un acerbe « Bon, tu te décides à me dire ce que c'était que cette petite mise en scène, l'ancêtre ? » accompagné du rangement de ses sabres, Tien-Tsin, dévisagé par une Lan-Fan en proie à l'incompréhension la plus totale, se révéla plus perspicace que ne le laissaient penser les apparences auprès de ce vieux moine, qui écarta lui aussi son voile de sa face, exposant son visage à la peau brune, son nez pointu caractéristique, ainsi que son bouc qui aurait pu sembler familier à Lan-Fan si elle n'avait pas été davantage captivée par sa chevelure noire, bouclée et gonflée qui se révéla lorsqu'il arracha également son turban dans la foulée.

-Mais...vous êtes...

-Tu connais ce type ?

-Non, enfin pas personnellement, mais ce n'est pas n'importe qui !

« Je ne pensais pas être reconnu dans ces contrées, me voilà honoré. Je me présente mon garçon, mon nom est Chapa. Le Roi Chapa, et il se trouve que je me rend moi aussi chez la diseuse de bonne aventure. »

-Une diseuse de quoi ? De quoi est-ce que vous parlez ?

-De la femme qui réside dans le palais situé aux coordonnées FS 199644 CC, Baba la Voyante. J'effectue ce pèlerinage accompagné de mes disciple et de mon fils auquel vous venez de vous mesurer afin de me confronter aux légendaires guerriers de la Voyante. Je devais m'assurer que vous étiez dignes que nous vous y escortions.

« Des guerriers ? »

« Une Voyante ? »

Plus perdus encore qu'ils ne l'étaient lorsqu'ils se trouvaient seuls en plein désert, les deux compagnons de voyage cherchèrent chacun dans le regard de l'autre une réponse qui ne venait pas. Une réponse à cette question qui résonna dans leurs caboches alourdies par la chaleur,

« Non mais dans quel foutu guêpier tu nous as envoyé, TenShinHan ?! »

* * *

Point Trad' :
-Lüxíng signifie « Le Voyage » en chinois traditionnel
Un Général...ne doit jamais faillir à son devoir - Les Chroniques d'une Guerre

Un Durian nait pour combattre, un Durian vit par sa force, et quand le jour viendra, aucun de nous ne versera de larmes, car un Durian meurt pour la gloire ! -
Le Briseur de Crânes

Le troisième œil d'un Mittsume-jin, jamais ne dort, jamais ne pleure, jamais ne se clôt. - L'Œil qui ne pouvait pleurer

Il est au moins une chose dont je ne manque jamais. - Hit up on Time
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