Je poste sur portable, pas le plus pratique donc la réponse aux commentaires attendra...
Bonne lecture !
Gohan reposa délicatement le vieux retraité. Il le déposa sur l'une des immenses dalles de marbre, tapissées d'herbe synthétique, qui entrecoupaient les marches de la montée athénienne, à intervalles réguliers, comme autant d'aires de repos, tant cet escalier était incroyablement long. Gero, bientôt assis sur l'épais gazon, dans une position plutôt ridicule par ailleurs, releva la tête, le cœur battant à tout rompre, les yeux encore cristallisés dans l'épisode de la chute libre. Et puis, à peine décongelé, son regard passa, en panique totale, de Gohan à Raël… et de Raël à Gohan. Tous les deux le surplombaient, debout.
Raël remarqua deux traces de larmes séchées, sur les joues du vieil homme. C'était donc que Gero avait pleuré… mais pas pour l'épisode de la communication abruptement coupée, car cet événement était trop récent pour que d'éventuelles larmes y afférentes aient eu le temps de sécher. Raël, plutôt intrigué, cherchait encore, laborieusement, à cerner Gero ; à percer le mystère opaque des états d'âme du génie qu'il avait sous les yeux. Gohan de son côté composait avec des énigmes d'un tout autre registre… et commençait déjà à comprendre, doucement mais sûrement, que Gero n'était pas l'homme de la situation.
Pour s'en assurer, il posa la question sans détours.
— Docteur Gero, êtes-vous un cyborg ?
Les pupilles erratiques du vieil homme se fixèrent passablement sur le visage du jeune lycéen. Gero le dévisagea alors longuement, en le regardant sans le regarder, comme si les mots du métis n'étaient pas encore tous arrivés à bon port, dans son esprit embouteillé.
Gohan n'attendit pas la réponse à sa question, elle lui paraissait désormais évidente et se passait de mots. Il partit donc sur une autre piste.
— Docteur, pourriez-vous nous louer votre meilleur cyborg ? L'avenir de l'univers en dépend.
Le regard du vieux scientifique était toujours aussi exsangue et livide… mais ce n'était cette fois plus qu'apparences, peau morte bientôt tombée, relents bientôt dissouts. Au bout d'une dizaine de secondes, Hiéronimus retrouva son vrai visage… celui d'un homme, tout simplement, comme il y en avait des milliards. Des milliards de visages. Fut un temps… finalement pas si lointain… finalement pas si mal… où son éventail d'expressions faciales eut témoigné à lui seul d'un joli petit 7/10… sur l'échelle du bonheur.
Fut un temps…… le temps du temps d'avant. Le temps du temps perdu. Tant de temps………… perdu.
Finalement, tout était tellement plus facile… à l'époque où sa vie se résumait à détester Son Goku.
Sous le regard insistant de Gohan, Hiéronimus pointa mécaniquement un doigt vers l'Est, en direction de l'un des bâtiments cubiques encastrés dans l'infinie chaîne de montagnes.
— Troisième étage… la salle aux rideaux violets, que vous pouvez voir battre au vent d'ici. Écran n°3, en partant d'en haut à gauche. Il a une jambe de bois.
— Gohan, ne perdons pas plus de temps, lâcha immédiatement Raël, lorsqu'il remarqua les flammes de la haine qui dansaient silencieusement dans les pupilles du métis, dont les yeux ne clignaient plus du tout, depuis son arrivée dans les montagnes.
Le fils de Chichi était parfaitement stoïque au dehors, mais bouillait au demeurant d'en découdre avec cet homme à terre, par la faute duquel Son Goten ne connaîtrait finalement jamais son père.
— On n'a pas le temps pour vos retrouvailles, pressa Raël. Tu régleras tes comptes plus tard, je te l'ai déjà dis plus de cent fois : si on ne se dépêche pas, le dragon au Kaioshinkaï va s'impatienter et se barrer à l'anglaise avant d'avoir pu réaliser nos vœux.
Raël agrippa sèchement le bras du métis et ne lui laissa pas le temps de contester.
Tous deux disparurent subitement, sous le regard catastrophé de Gero.
Catastrophé non pas du fait du départ de Gohan, mais des derniers mots de son “chauffeur” :
Le cerveau de Gero avait été court-circuité par ces quatre petits mots. Comment le dragon saurait-il être au Kaioshinkaï…… alors qu'il se trouvait précisément ici-même ? Au sommet du monumental escalier, sur l'une des plus hautes dalles géantes tapissées d'herbe ? Dalle géante que Gero cherchait justement à atteindre… quand Gohan et son chauffeur lui avaient soudain barré la route. Et voilà qu'avant de partir… le petit bonhomme bleu avait prononcé “dragon” et “Kaioshinkaï” dans la même phrase.
De quoi faire cruellement cogiter Gero, soumis à la pire torture qui soit : celle du point d'interrogation mortifère… celui qui joue avec les nerfs et se refuse à devenir point d'exclamation, tout de suite. Si tel était le dessein alors c'était réussi ; les nerfs du surdoué frisaient déjà la surchauffe.
Lui avait-on chipé son précieux dragon et les deux vœux qui allaient avec, tandis qu'il avait le dos tourné ? Alors même que le marché passé entre Cell et Gordon stipulait bien que le vieux docteur disposerait à sa discrétion des deux derniers vœux, une fois que l'être dit parfait aurait exaucé le sien… dont le premier maître de C-F ne savait toujours rien, d'ailleurs. L'hybride était simplement venu récupérer les boules de cristal de ses mains chétives et flageolantes… avant de les emmener avec lui au Kaioshinkaï, pour ensuite redescendre quelques instants plus tard, avec le dragon, en affirmant au père adoptif de Gordon qu'il restait encore 2 vœux… et qu'ils étaient à lui, comme convenu.
Ces deux vœux… les lui aurait-on repris depuis lors ?
Il n'y avait pas 36 manières de répondre à cette question.
Gero se redressa si sèchement qu'il en déchira partiellement son pantalon, couleur terre, au niveau des coutures. Il reprit alors son ascension le long de l'interminable escalier, en retenant son froc par une main pour éviter de se retrouver les noix à l'air, sachant qu'il ne s'encombrait généralement pas de caleçon, ce soir pas plus qu'un autre. Il mangeait désormais les marches vingt à vingt ; et c'était bien sûr son cœur qui trinquait, dégustant cul sec cet amer cocktail d'effort indécent et de panique grandissante. D'autant que le vieil homme ne marchait pas droit… pour chaque marche brillamment gagnée… il lui semblait en perdre deux en trébuchant. Sa progression était rendue chaotique du fait de sa toute nouvelle fracture au bas du dos. Il claudiquait… d'abord imperceptiblement… puis grossièrement. L'incroyable douleur, il pouvait facilement en faire fi, mais force était de constater qu'il perdait, pas à pas, une à une, les commandes de son propre corps, déjà à la ramasse en temps normal. Il lui fallut un temps pour intégrer ce nouvel handicap à son système de déplacement, qu'il réaménagea en définissant de nouveaux appuis, une nouvelle cadence, et un nouveau feeling. Et bientôt… il se mit à nouveau à gagner plus de marches qu'il n'en perdait. Le système était bon. L’handicap n'existait virtuellement plus.
Tandis qu'il gravissait encore l'escalier, Gero pensait peu… ou mal. Son cerveau s'embrumait… tandis que son cœur, lui, dégustait toujours plus. Et lorsque le doyen filiforme, à l'épaisse moustache déjà imbibée de sueur, posa enfin un premier mocassin sur le pavé qu'il quêtait si ardemment, la vapeur s'inversa. Son cœur se lénifia derrière sa chemise blanc crème… tandis que son cerveau charbonnait désormais à fond les boulons, dans son crane partiellement dégarni… sur lequel glissait le vent, aux hurlements sinistres en cette soirée historique ; il soufflait d'ailleurs trois fois plus fort, à cette hauteur, et rougissait les yeux du vieux barbouillé ; rien qui n'ait pu l'empêcher de constater avec le plus innommable des soulagements…
… Que le dernier des dragons était bien là. Exactement là où Cell l'avait laissé.
Au beau milieu du gigantesque carré d'herbe.
En attente des deux derniers vœux.
Les yeux rouges de Shenron se posèrent bientôt sur le nouveau venu, lentement. Hiéronimus s'approcha alors, à lenteur égale, de l'entité qui faisait tout au plus trois fois sa taille ; c'était un Shenron miniature qui se tenait là… au dessus des sept boules de cristal regroupées sur le tapis d'herbe. Cell avait brièvement expliqué au père adoptif de Gordon que le nouveau gabarit du dragon était dû à la destruction du Kaioshinkaï, laquelle avait ébranlé les structures métaphysiques de l'univers. Ébranlement aux conséquences multiples et plus anarchico-catastrophiques les unes que les autres. L'une d'entre elles tenant au fait que Shenron s'avérait apparemment diminué… et pouvait désormais se trouver dans l'incapacité d'exaucer certaines catégories de vœux… qui auraient tenu de la balade de complaisance pour lui, en temps normal.
Gero s'arrêta d'avancer lorsqu'il ne fut plus qu'à un mètre de mini-Shenron. Il ne s'était pas arrêté consciemment… mais parce qu'une certaine question obsédait présentement son esprit à tel point qu'il n'eut bientôt plus aucun temps de cerveau disponible à affecter à la fonction “déplacement”. Pour un peu… et la respiration y passait elle aussi. Toujours était-il que cette question, qui lui triturait tant les méninges, n'était pas pour Shenron. Hors de question de gaspiller un vœu juste pour ça. Gero se contenta de se la poser à lui-même.
Il se demandait évidemment pourquoi Raël avait dit à Gohan que le dragon se trouvait au Kaioshinkaï… alors que ce n'était vraisemblablement pas vrai. Le Cell junior aurait-il menti au métis ? En profitant du fait qu'aucun ciel noir ne trahissait aujourd'hui la présence de Shenron sur Terre… puisque le dragon avait été invoqué au Kaioshinkaï avant d'être rapatrié ? Le rejeton de Cell avait-il menti à Gohan… en profitant de ce concours de circonstances ? Gero n'en savait trop rien… mais se félicita d'avoir refusé de pactiser avec Cell outre mesure. Quelque chose sentait l'arnaque dans toute cette histoire.
Le vieux Hiéronimus pensa évidemment à avertir Gohan. Il aurait voulu dire au métis de ne pas s'associer à l'hybride et sa cohorte, mais de plutôt faire alliance avec lui, pour chercher, ensemble, une solution éventuelle à tous les problèmes qui tombaient de partout. Oui, il aurait voulu avoir une nouvelle entrevue avec Gohan, mais ce bambou décrépit n'était qu'un homme… vieux et lent ; là où le fils aîné de Son Goku tenait plutôt du demi-dieu, par ailleurs aussi insaisissable qu'un chef d'état… pour le monsieur tout le monde qu'eut représenté le docteur à ses yeux… dès l'instant où le métis avait compris que Gero n'avait rien d'un cyborg. Dès cet instant, le père adoptif de Gordon n'avait plus rien eu de “sexy” à faire valoir sur la balance des coalitions, sinon son cerveau.
Mais apparemment… ça n'intéressait plus personne, à cette heure-ci.
Oui, Hiéronimus, tout génie qu'il soit, n'était qu'un homme, vieux et lent, sans super pouvoirs mortellement mortels. Et surtout sans téléphone portable… pour avertir Gohan du fait qu'il pactisait avec le diable. Non, pas de téléphone. Plus de téléphone. Gero l'avait cassé en tombant sur les fesses dans les escaliers, tantôt. Il retira d'ailleurs la carcasse électronique de la poche arrière du pantalon froissé — qu'il retenait encore par une main — et la jeta négligemment par dessus bord. Gohan allait devoir se débrouiller seul. Même s'il partait dès maintenant et courait tout du long, les cacahuètes à l'air pour aller plus vite, bénies par le soleil couchant, le temps que Gero atteigne le bâtiment du complexe dans lequel s'étaient rendus le métis et son chauffeur… il ferait probablement déjà nuit… et ces deux-là seraient partis depuis longtemps.
De toute façon… autant le vieux retraité — à ce jour exorcisé de toute trace d'aigreur envers la famille Son — était parfaitement disposé à s'allier à Gohan, autant doutait-il de la réciproque. Tant pis. Hiéronimus avait de toute façon d'autres choses sur le feu ; Shenron en tête. Un sourire béat s'imprima alors timidement sur le visage de l'éternel rival de Lévis Brief, tandis qu'il plongeait son regard blafard dans l'iris incendiaire du dragon, muet comme une tombe.
Trouver une formulation de vœu suffisamment originale et intelligente pour pouvoir mettre des bâtons — voire des rondins de bois — dans les roues de Daimi-gras-machin-chose ? Oh non, Gero ne s'apprêtait vraiment pas à se prendre la tête sur ce genre de questions, qui ne le travaillaient pas plus que ça, dans l'immédiat. Déjà qu'il n'avait même pas correctement capté le nom de l'ennemi public n°1 de l'univers…. À cette heure, tous se foutaient royalement de son cerveau de génie et n'en faisaient qu'à leur tête ; alors, tant qu'à faire, lui aussi allait envoyer son propre cerveau voir ailleurs s'il y était. Lui, le dernier noyau d'une cellule familiale atomisée. Voilà ce qu'il était, en premier lieu. Car avant d'être un génie… Gero était un homme, comme on en avait rarement fait d'aussi faillibles. Un homme aux épaules pas si larges que ça, finalement. Un homme qui avait manqué des dizaines de fois de sombrer dans l'alcool. Mais tout cela n'allait plus être qu'un mauvais rêve. Et si le Destin avait placé les légendaires boules de cristal entre les mains du vieux Hiéronimus, en pensant que son intelligence allait régler le problème “Rémigra-truc-bidule”… alors il était très mal tombé.
Et s'il avait placé la totalité des mythiques boules du dragon entre ses petites mains ridées… pensant que la sagesse dévolue au troisième âge, dont Hiéronimus avait poussé la porte depuis belle lurette, allait sauver les fesses de l'Omnivers, alors il était encore plus mal tombé, avec lui. Car l'Omnivers passerait, à jamais, pour Gero, au second plan. Ce n'étaient pas les noms “Cell” ; “Gohan” et “Rémigra” qui résonnaient actuellement dans son esprit… tandis qu'il fixait Shenron en souriant comme un gamin, les lèvres frémissant au vent, sous le ciel gris. Ce n'étaient pas les mots “Cell” ; “Gohan” et “Rémigra” qui résonnaient dans son esprit… mais bien : “Gordon” ; “Samir” et “Rachel”.
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Raël avançait sur la moquette blanche… en titubant. Sa vue se troublait… au point qu'il se tint bientôt la tête… saisi de vertiges. Dans sa déambulation décousue… le petit dernier de Cell visait le divan tout à l'autre bout du tapis… par instinct… pour s'y établir le temps que son cerveau cesse de faire la toupie. Malheureusement… la moquette de velours, blanche comme le lait, qu'il faisait défiler sous ses pieds à chaque pas, aurait facilement pu se confondre avec un terrain de football, enseveli sous un manteau de neige. Tout dans cette pièce incroyable respirait la démesure.
Et n'ayant même pas atteint le milieu du terrain, le Cell junior sut qu'il n'irait pas au but à temps… et s'y téléporta.
Pour s'éviter l'accès de migraine, il se posa sur le cuir du siège comme une plume ; en dépit duquel alunissage millimétré, le seul premier contact avec le divan lui essora le cerveau. Pour autant, son mal de tête s'était accru bien avant ça : précisément à la seconde où il avait eu recours à la téléportation. Le fis de Cell ne tarda alors pas à réaliser que c'était précisément ses téléportations intempestives qui lui valaient ces vertiges. Il s'accouda lourdement au rebord de la luxueuse banquette… en fermant les yeux tout en canalisant sa respiration.
Cell savait formater ses enfants lors de leur conception. Il pouvait alors créer des juniors en fonction de ses besoins du moment et les spécialiser entre autres dans l'attaque, la défense, le Ki, le psychisme, la magie, la vitesse ou encore la téléportation. Et au delà du choix de la spécialité… le niveau de maîtrise d'une spécialisation, imputée à un Junior donné, s'avérait coûteux en énergie vitale, pour l'être parfait. Aussi n'opérait-il de lourds investissements qu'en cas de nécessité. Définition à laquelle ne répondait pas Raël… qui n'était censé servir de transporteur pour Gohan qu'en prévision de deux ou trois voyages. Cell avait donc programmé le niveau du junior en conséquence.
En foi de quoi, Raël était totalement nul au combat. Un cafard tétraplégique eut été capable de le rétamer.
Nul au combat, oui… mais capable de se téléporter. C'était sa raison d'être. Servir de chauffeur, toute la soirée.
Ou la plus simple expression du mot “pion”.
Alors que certains autres de ses grand-frères… eux… avaient été expressément générés par l'être parfait en vue de former l'escadron aérien de l'assaut final.
Feu d'artifice décoiffant en perspective.
Le regard du petit Cell bleuâtre se décrocha sur le côté, pétri de mélancolie.
Tout les Cell juniors aimaient l'adrénaline. C'était inné. Et ses grands-frères allaient avoir leur dose, eux. C'était sûr.
Lui……
Lui se consolait en se disant qu'il avait au moins trois fois plus de chances de survivre qu'eux tous, puisqu'étant un agent d'arrière-plan. Mais, à dire vrai, Raël doutait franchement que ses grands-frères lui envient son destin.
Son moins que rien de destin.
Tant pis. Tant pis parce que, cette destinée, Raël n'avait pas de toute façon pas assez d'hardiesse pour la désavouer et demander copie blanche, au nom d'il ne savait quel existentialisme. Alors, tant pis. Il avait une mission… et si peu passionnante fut-elle… il allait la mener à son terme.
Oui…… sauf que Gohan l'avait déjà trimballé aux quatre coins du monde. Et, en tant que chauffeur, Raël n'avait pas eu son mot à dire ; il s'était contenté de les téléporter partout où le métis l'avait ordonné. Mais si les choses continuaient sur cette lancée… il risquait de ne même plus avoir assez de “carburant” pour conduire Gohan à son rendez-vous de 20 heures, au Kaioshinkaï. Aussi, le petit Cell Jr se promit-il de ne plus céder aux caprices de globetrotteur de son nouveau maître, sauf ultime nécessité. Raël ne se sentait déjà plus capable d'effectuer ne serait-ce que quatre téléportations supplémentaires… et regrettait amèrement d'en avoir gâché une simplement pour pouvoir se poser sur un divan… qui plus est bien moins confortable qu'il n'en avait l'air, de loin.
Lorsque son état s'était suffisamment stabilisé pour le permettre… Raël releva la tête et posa arbitrairement son regard — de plus en plus morose — sur la balustrade ponctuant le balcon au fond de la pièce, à l'opposé de sa position. Balustrade revêtue, comme tout le reste, de blanc. En dehors des rideaux, tout n'était que nuances de blanc, ici. Sauf peut-être… l'horloge, couleur argile, accrochée au muret surplombant la rampe de l'escalier hélicoïdal au centre du loft ; horloge sur laquelle atterrirent bientôt deux iris… d'un orange finalement plus crépusculaire que pétillant.
19h30.
Ou la petite fenêtre horaire notifiant le comble du crépuscule en haute montagne ; les yeux de Raël étaient ainsi assortis à la luminosité ambiante. Fait plus inquiétant qu'autre chose… puisqu'illustrant le fait qu'il ne restait guère plus qu'une demi-heure avant le Gong : L'heure fatidique du départ pour le front ; l'heure du combat final. Et si cette heure ne trouvait pas Gohan présent au Kaioshinkaï… le métis n'aurait pas le privilège de participer à cette bataille historique… en tout cas pas dans l'équipe de Cell.
Raël souffla du nez en baissant lourdement le regard… ses yeux éreintés tombèrent alors sur la rangée de traces de pas asymétriques qu'il avait laissées sur le velours de la moquette. Laquelle moquette était restée parfaitement blanche après son passage, puisque le Junior, depuis sa naissance, n'avait pas encore eu l'occasion de se salir les pieds ; il n'avait fait que voler dans les airs… ou marcher sur quelque tapis d'herbe trop épais pour permettre le contact direct avec la terre.
L'esprit du petit dernier de Cell s'attarda sur les traces de pas dans la moquette. Elles étaient très profondément imprimées ; et dans chaque empreinte… gisait une flaque d'eau, s'élevant à raz bord. Rien de bien étonnant, la moquette était inondée. Toute la pièce était inondée, d'eau de source. Le service de conciergerie avait certainement omis — ou mal fermé — un certain robinet, quelque part, dans les douches ou les kitchenettes. Résultat : le niveau de l'eau était d'au moins 10 centimètres, partout dans le loft.
Il y avait d'ailleurs des écrans incrustés directement dans le parquet… et l'eau qui tapissait l'habitacle floutait toutes les images au sol. Lorsqu'il se rendit compte que ses deux pieds reposaient justement sur un écran… Raël poussa une gueulante. Trop d'écrans partout… il n'en pouvait plus. Depuis son entrée dans le loft de C-F… ou de Gero… il ne savait pas vraiment… mais depuis son entrée dans cette aile du mirifique domaine montagnard… il avait vu plus d'écrans inutiles qu'il n'aurait voulu en voir de toute une vie.
Et encore, le pire aux yeux du petit Cell Jr, ce n'était pas le fait qu'il ait débusqué et dénombré une quantité grotesque d'écrans dans tout le loft… mais bien les lieux dans lesquels il en avait parfois déniché. Dans les baignoires… dans les placards… dans les marches d'escalier… au pied des WC, sur les tables… sous les lits ! Ce grand n'importe quoi était clairement signé Gero… et Raël dut fouiller dans les souvenirs hérités de son géniteur pour comprendre que cette propension du vieux Hiéronimus à faire installer des écrans absolument partout — jusqu'aux coins les plus insolites — était due au fait qu'il aimait bien travailler dans des positions différentes à chaque fois, et dans des lieux différents à chaque fois. C'était une manière pour lui de ne pas s'enliser dans une forme de routine et de suffisance intellectuelle. Changer de place et de position lui permettait de cogiter autrement, différemment.
— Écran n°3… écran n°3… écran n°3… je t'en foutrai de l'écran n°3, moi ! grogna Raël en s'extrayant enfin de son reposoir cousu de cuir.
Il fit quelques pas hasardeux… tout en ressassant les dernières indications que leur avait laissées Gero… lors de leur très brève rencontre deux minutes plus tôt. Indications pour le moins évasives : “écran n°3… en partant d'en haut à gauche”. Sur le coup, ces mots n'avaient pas semblé particulièrement vicieux à Raël… mais maintenant qu'il se trouvait dans le loft, au cœur duquel se cachait l'éminent écran n°3… le petit Cell Junior ne pouvait s'empêcher de penser que Gero en avait vraiment de bonnes.
Écran n°3… comme si ça pouvait vouloir dire quelque chose dans un lieu où il y avait des écrans n°3 dans chaque placard et sous chaque lit. Laquelle des indénombrables batteries d'LCD disséminées partout dans l'habitacle était la bonne ? Ni Raël ni Gohan n'avaient encore trouvé la réponse à cette question ; et c'était précisément pour élucider au plus vite cette énigme malvenue… qu'ils s'étaient séparés. Gohan s'était rendu à l'étage… et se chargeait des batteries d'écrans dans les chambres… tandis que Raël enquêtait dans le séjour du loft, à la recherche du Saint-Graal : l'écran n°3 grâce auquel ils étaient censés retrouver la trace du présumé meilleur cyborg jamais conçu par Hiéronimus.
Le retrouver pour le recruter en prévision du grand raid de 20 heures, au Kaioshinkaï.
Gero avait précisé qu'il avait une jambe de bois… et Raël — après avoir fait le lien évident avec le bourreau de l'empereur Végéta Premier — eut tout aussi vite fait de se rendre compte à quel point, une jambe de bois, c'était un détail emmerdant à traquer sur écrans ; d'autant que les robot-espions du Vieux Hiéronimus avaient apparemment une préférence pour les plans fixes… et montraient rarement sous toutes les coutures les scènes qu'ils cadraient.
Raël en scrutant minutieusement le séjour — pour la huitième fois — finit par repérer une batterie d'écrans qui avait échappé à ses radars les sept fois d'avant. Il s'en approcha en croisant les doigts. Ce qu'il avait pris pour une carpette roulée en joint derrière un vase en céramique… était en réalité un assemblage de 9 minis LCD hyper flexibles, engoncés dans une gaine en caoutchouc, fine, plate et rectangulaire.
Raël se posa sur les genoux… dégagea le vase impérial chinois… et s'empara de la “carpette” avant de la dérouler en l'étalant au sol devant lui, à même les lames du parquet. Il pressa le petit bouton vert sur le coin supérieur de la gaine… et tous les écrans s'allumèrent instantanément. Le petit dernier de Cell — tandis qu'il délogeait le boitier de contrôle glissé dans l'unique poche de la housse — buta sur un premier problème : dans quel sens fallait-il décompter les écrans… pour isoler le n°3 ? Cette carpette ne pouvait pas s'aborder comme des écrans muraux fixes ; Raël l'avait peut-être étalée dans le mauvais sens. Agacé, il se gratta énergiquement le globe ébène qui lui couronnait la tête…… et ce jusqu'à finalement décider d'y aller au petit bonheur la chance. Ses yeux se posèrent alors, en premier, sur l'écran étiqueté “NYSE”… dont il fit monter le volume avec le boîtier qu'il avait en mains.
Une salle des marchés. Hiéronimus gérait diverses activités — lucratives ou bénévoles — de par le monde ; allant des plus honorables aux plus douteuses, concernant les lucratives. Mais c'était probablement en boursicotant qu'il se faisait le plus d'argent. La bulle financière était un véritable Eldorado pour un génie de sa trempe. Se faire 3 millions de zenis en un clic, entre deux gorgées de café, trois cuillères de Golden Grahams et deux parties de poker en ligne, le matin dans son salon, c'était certainement son quotidien. C'est en tout cas ce que devinait Raël… en contemplant l'écran “NYSE”… qu'il éteignit bientôt avant de le quitter des yeux, au profit du terminal adjacent.
Une salle des professeurs. Au cœur d'un prestigieux complexe universitaire du vieux continent, à en juger par le mobilier et les conversations de haut vol que capta bientôt Raël… une fois qu'il eut monté le volume. Il ne comprit pas tout de suite pourquoi Gero avait une caméra dans un endroit pareil. Et puis en y réfléchissant un peu… le Junior en vint à faire le parallèle avec le suivi régulier d'un vidéaste sur un site de partage. Certaines personnes suivaient des créateurs de contenu sur ce genre de site, en s'abonnant à leurs chaînes. Et, pour Gero, cette caméra était probablement une forme d'abonnement… à une chaîne scientifique ayant capté son attention. Il devait certainement se dire des choses passionnantes dans cette salle des profs… mais Raël comprenait 1 mot sur 20… et, de guerre lasse, passa à un autre écran.
Un… repas de famille…. sur… l'estrade… d'un théâtre… fantôme ?
“Drôle de scène” pourrait-on lire comme première impression, sur les traits du Junior. Drôle de scène… mais c'était bien ce qu'il avait sous les yeux. Des enfants, aux visages tâchés de confiture, jouaient dans les installations rouillées et grinçantes, accolées aux murs écaillés, aux abords de la vieille estrade en bois — pourrie par endroits ; des adolescents, plus ou moins éméchés, avaient des assiettes sur les genoux… et mangeaient en discutant entre eux, sur les marches de la scène ; quelques autres personnes, adultes pour la plupart, se restauraient légèrement plus à l'écart, sur les fauteuils duvetés les plus proches du cœur de la réunion grivoise ; cœur correspondant au grand comité d'hommes, femmes et enfants, attablés sur l'estrade, autour d'une planche en bois montée sur deux tréteaux au style résolument moyenâgeux ; une planche si longue… qu'elle couvrait toute la largeur de cette estrade d'une autre époque.
Le petit dernier de Cell n'avait pas manqué de remarquer que toutes les personnes qu'il voyait là étaient des sayens ; aux manières et au style vestimentaire archaïques, du reste. Il remarqua aussi que la diversité du menu était apparemment tempérée par un certain mets qui, lui, se retrouvait dans toutes les écuelles. Une viande, plutôt incolore, presque blanche. Chaque assiette en recelait un morceau.
L'effroi saisit bientôt les traits de Raël… lorsqu'il comprit enfin, à l'occasion d'un meilleur cadrage du robot-espion, que tous ces morceaux de viande blanchâtres, dans les assiettes, provenaient du plat de résistance posé sur une immense galette en bois, au beau milieu de la table. Un plat de résistance… qui avait une pomme dans la bouche… comme les cochons. Un plat de résistance… qui avait été servi cru. Un plat de résistance que des commis, munis d'aiguières, astiquaient et rinçaient régulièrement, l'épurant ainsi de son sang violet toxique, afin de le garder couleur blanc craie et parfaitement comestible, os et implants cybernétiques mis à part. Un plat de résistance déjà bien entamé. Un plat de résistance… dont on aurait juré qu'un muscle ou un autre frétillait, parfois. Un plat de résistance…
… Qui avait une jambe de bois.
Raël se redressa d'un bond et prit — en quatrième vitesse — la direction de l'escalier menant à l'étage.
Au pied de la première marche, le petit Cell Jr dérapa soudain sur 360°… et revint sur ses pas en un éclair ; il avait oublié de compter le nombre de personnes présentes dans le théâtre ; les compter à dessein de faciliter son scan mental du continent… histoire d'être ensuite en mesure de se téléporter précisément au bon endroit, dans le bon théâtre. Raël dénombra les sayens à la va-vite ; ses yeux évitaient fiévreusement le centre de la table, qu'ils cantonnaient avec application dans leurs angles morts ; mais l'inévitable se produisit fatalement… et le regard du Cell junior tomba une fois de plus, bien malgré lui, sur le plat de résistance… et son alarmant état de décharnement avancé. Pire encore… ces yeux ! Ces yeux d'animal crevé sur le bord de la route ; ces yeux à glacer le sang… que l'on ne remarque toujours que trop tard sur son chemin, en portant hasardeusement, candidement, le regard à ses pieds, avant de subitement bondir au ciel ; ces yeux dont on ne peut ensuite s'empêcher de penser :
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L'aîné de la famille Son recracha trois pépins dans l'évier à sa gauche… avant de mordre à nouveau à pleines dents dans son orange, récupérée tantôt dans une corbeille. Il n'avait pas faim… mais le fait d'ainsi s'occuper la tête, dans cet exercice répétitif de mastication, l'éloignait temporairement de l'envie de se l'occuper autrement, en la cognant répétitivement contre un mur, par exemple. Ce dont il pourrait se garder tant qu'il aurait quelque nourriture à portée de dents. Gohan avait d'ailleurs pris ses précautions et fait des réserves ; il portait une sacoche pleine de fruits, en bandoulière.
Le métis se tenait assis, sur le comptoir de la plus petite kitchenette du loft. La seule pièce close. Il se sentait étouffer, de plus en plus, entre ces quatre cloisons trop étroites et couvertes de graisse ; au milieu de tous ces ustensiles de cuisine encombrants. Il s'était établi sur le comptoir pour éviter à ses chaussures de prendre l'eau… étant donné que toute la kitchenette était inondée, à l'instar de toutes les autres pièces de l'habitacle.
Pour éviter à ses baskets de prendre l'eau… mais pas seulement ; s'il s'était mis en hauteur de la sorte… c'était avant tout parce qu'il s'agissait du poste de visionnage prévu par l'architecte des lieux, eu égard à la tablette d'écrans incrustée dans le flan incurvé du placard le plus à gauche… juste en dessous de la seule fenêtre de la pièce, au travers de laquelle le métis pouvait d'ailleurs entrevoir l'épaisse brume qui nappait déjà les montagnes… derrière lesquelles le soleil semblait fondre comme une boule de glace vanille-framboise, tombée sur des carreaux.
Gohan avait repéré “l'écran n°3” de cette tablette ; et observait encore les images qui y défilaient, espérant être enfin tombé sur le bon terminal… et avoir, d'un instant à l'autre, la bonne surprise de voir une jambe de bois jaillir au détour d'un heureux recadrage de l'image, par l'insecte mécanique en charge de la gestion de la caméra. Le métis était tellement absorbé par son flicage qu'il ne remarqua la présence de Raël — qui avait pourtant déboulé en trombe — qu'à l'instant où ce dernier l'interpella de but en blanc, sur un ton catastrophé, voire scandalisé, comme s'il ressortait tout juste d'une profonde plongée sous-marine en eaux troubles du deep, deep web.
— Gohan, vite, attrape ma main !
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