Je crois que c'est vraiment nécessaire depuis le temps, je suis désolée pour le rythme chaotique de mes publications... j'avais promis du meilleur mais visiblement ça donne l'effet inverse. Maintenant on va dire que le prochain est pour l'année prochaine. :p Je me console en me disant qu'Inikisha et Lamantin sont pareils
.
Bref, je discute pas plus longuement, et vous laisse découvrir pourquoi j'ai pris la peine de vous reparler du chapitre 2.
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Le taxi avait atteint le secteur Est, l'immense quartier industriel qui entaillait à lui seul un pan entier de Freezer 74, la planète-mégalopole. Des immeubles aux façades grises et sales, certaines recouvertes de tags et d'inscriptions graveleuses, et une noria d'antennes paraboliques défilaient autour de lui sans que Kalpis n'y prête attention ; il avait jadis assisté à sa construction du temps où Freezer venait d'acquérir les pleins pouvoirs, mais à ses yeux, ce paysage désormais familier avait fini par sombrer dans une banalité des plus communes. Il préférait contempler, à travers la vitre, la monstrueuse danse des fumées ouvrières qui se mêlaient à celles brunâtres et épaisses de l'horizon.
Le smog poursuivait son avancée. Plein d'appétit, il coloriait chaque jour l'atmosphère d'une nuance lourde et pesante comme une cage en fer. Kalpis notait ses efforts perpétuels pour dévorer les crêtes étourdissantes des grattes-ciels. Le scintillement lointain des petites lumières se détachant de leurs innombrables fenêtres pouvait presque s'apparenter aux écailles brillantes d'une créature massive engloutie par la brume.
— Z'êtes arrivé, m'sieur.
Kalpis, étourdi par le ton précipité du conducteur, sembla pour la première fois se rendre compte de sa présence à l'intérieur du taxi. Il remarqua tour à tour les immeubles qui ceinturaient le grand boulevard, le trottoir gorgé de civils sur lequel il venait de stationner et, face à lui, la main du conducteur – tête retournée, le regard avide – tendue avec une telle insistance que ses trois doigts frétillants le touchaient presque.
Son corps mutilé était enseveli sous le tas fumant du véhicule. Ne subsistaient que trois doigts, immobiles, ainsi qu'une partie de son visage, dont les yeux écarquillés mettaient en évidence leur terrible lucidité sur son avenir. Pour autant, personne ne prêtait attention à sa dépouille, et des détonations en bordure de la route ne cessaient d'éclater...Il semblait que l'insécurité avait encore de beaux jours devant elle. Kalpis se promit d'y songer lorsque ses obligations seraient terminées.
Une minute et une mise en garde plus tard, le taxi déserta le trottoir dans un ronflement sonore et se noya au milieu de l'océan moutonnant du grand boulevard. La mine songeuse, Kalpis le regarda partir après avoir posé son couvre-chef sur son crâne chevelu, puis rangea son portefeuille à l'intérieur d'une des poches de sa longue redingote noire.
50 000 balles de taxi pour se payer le luxe de la discrétion. Voilà qui était bien cher payé. Cependant, Kalpis ne le regrettait pas. La première phase du plan en dépendait.
Sans perdre un instant, il se mit en position : sa main droite sortit de sa poche et s'enfonça dans sa longue barbe faisant mine de la caresser le plus nerveusement possible. Ses yeux, à demi couverts par son haut chapeau, s'appliquèrent à prendre un aspect préoccupé, hésitant... L'imitation du voyageur égaré se demandant quelle direction emprunter était impeccable. Personne ne pourrait le reconnaître sous cette apparence. Prudent, il risqua tout de même un coup d'œil aux alentours ; le troupeau galopait à vitesse uniforme, sourd à son irruption. Autos, navettes, guerriers ou simples civils à pied se propageaient dans les méandres tentaculaires de la cité sous l'éclairage bienveillant des bulles-lumières.
Ondoyant à distance régulière les unes des autres, ces petites sphères flottantes avaient habitude de se hisser comme une gerbe de feu au-dessus des buildings. Elles emplissaient de lumière étincelante tant les poteaux publicitaires que les galeries aériennes, qui se transformaient à leur contact en de gigantesques sapins qu'on aurait excessivement pourvus de guirlandes multicolores.
Ah, Freezer 74 brillait. De la base militaire aux marchés, des quartiers résidentiels aux usines, elle brillait d'un incontestable éclat nappé par le smog conquérant, seule riposte contre ses panaches sordides... Et cela semblait leur suffire. A se demander s'ils se rendaient compte...
La réponse était pourtant évidente. Bien sûr que non, ils ne savaient pas. Terrain propice à l'individualisme, personne ne voyait personne. Kalpis lui-même avait fini par se rendre compte que toute sa machination reposait sur un excédent de zèle caractéristique de son perfectionnisme. Camouflé derrière sa fausse barbe, il devait paraître aussi insignifiant que les quelques fenêtres condamnées par des planches clouées ou les détritus éparpillés contre les façades du grand boulevard. Tous cavalaient devant son corps immobile, beuglant à ses oreilles dissimulées sous son haut chapeau, croisant ses coups d’œil vifs sans les voir.
Cependant, il suffisait d'une seule oreille, d'un seul œil aussi avisés que les siens pour tutoyer le fiasco. Alors autant ne pas les tenter.
Un coup de tonnerre retentit brusquement au-dessus de la ville. Ce n'était toujours pas assez pour inquiéter la foule. Kalpis poussa un soupir. En tournant la tête, il aperçut l'heure, transposée sur l'écran télévisé gigantesque d'un building.
« Bien... il ne va pas tarder. »
L'infiltré plongea à nouveau une main à l'intérieur de sa poche. Il l'en ressortit équipée d'un vieux plan dont les pages flétries lui firent la surprise de lentement se détacher jusqu'à dégringoler au sol. Un sourire passa sur ses lèvres minces. Même ce comique de situation, ils ne le voyaient pas.
Tandis qu'il se penchait pour ramasser les feuilles manquantes, des bruits de pas se firent soudain entendre derrière lui.
— Je peux vous aider ?
A ces mots, le sourire de Kalpis s'élargit. La voix était douce, compatissante. On sentait que la personne avait l'habitude de poser des questions.
Lorsqu'il se redressa, Kalpis découvrit un homme de petite taille au teint olivâtre. D'après son apparence joviale, la notion de service ne lui était manifestement pas étrangère. Le sourire qu'il lui rendait montait jusqu'à ses longues oreilles, oreilles qu'il aurait accepté d'échanger contre les siennes sans délais tant il les savait efficaces.
Kalpis marqua un silence qui se voulut semblable à une marque de surprise. Quelqu'un daignait enfin remarquer ce pauvre barbu planté sur le trottoir ! Puis, rangeant son plan, ajustant son chapeau, il inclina doucement la tête.
— Je vous remercie.
— Si je peux être utile, ajouta le passant en haussant des épaules. Y a de quoi se paumer là-dedans, pas vrai ? Où voulez-vous aller comme ça ?
Kalpis plongea ses yeux dans ceux de son bienfaiteur. Il pouvait y lire toute la malignité de son être, camouflée derrière son amabilité manifeste. Cela remontait à un sacré bout de temps, mais il se souvenait de ce qu'il y avait vu, la première fois.
Des efforts dérisoires pour cracher, la bouche tordue et les lèvres bleutées, des yeux bouffis, remplis de larmes, des poings cognant sur la table comme un appel au secours... et une dernière expiration avant de s'affaler tête la première dans un bol rempli d'un potage d'aspect répugnant, le tout au sein du bar même où il œuvrait en tant que tenancier. Peu glorieux pour un mouchard si utile. Kalpis chassa cette pensée décevante d'un mouvement de tête.
— C'est parfait. Allons-y.
Bien qu'il n'eût pas révélé le lieu où il souhaitait aboutir, les deux hommes se mirent en chemin le long du grand boulevard. L'une après l'autre, Kalpis fit glisser ses longues jambes filiformes sur le trottoir comme s'il avait été sur de la glace, légèrement en retrait afin de laisser le tenancier du bar le guider. Ce dernier, plus trapu, avançait à petits pas précipités que Kalpis calma en posant une main sur son épaule.
— Détends-toi. Leur rendez-vous n'est que dans une heure, non ?
— Oui, Maître Kalpis, s'empressa de répondre le tenancier à voix basse. Mais j'aimerais bien arriver en avance... Si le bar reste fermé trop longtemps, je vais me faire harceler par les habitués...
— Et il ne faudrait pas que ton absence éveille des soupçons sur ta réelle activité, c'est juste, acquiesça Kalpis. Ton meilleur rôle reste indiscutablement derrière le comptoir de la base.
La démarche soudain plus tranquille, son complice secoua modestement la main.
— Oh, c'est rien du tout, ça... Je ne fais que traîner une oreille ici et là, rien de terrible... Au fait, vous devinerez jamais ce que j'ai entendu hier, s'empressa-t-il d'ajouter, un air triomphal sur le visage. Vous vous souvenez, cette rumeur qui prétend que le sous-vêtement noir de Maître Freezer n'en serait pas un... ?
— Dire que je me demandais si les habitués venaient pour ce que tu sers à manger...
— Ne soyez pas impoli ! protesta aussitôt le tenancier dont le teint vira au cramoisi. En plus c'est délicieux ! Si vous voulez, je vous sers gratos une de mes spécialités : soupe à la cervelle bouillie, brochettes de yeux frais servis par trois et en dessert, les boules de dr...
Kalpis interrompit la farandole de mets moins appétissants les uns que les autres d'un hochement de tête amusé.
— Ce ne sera pas nécessaire. Oui, tu as raison, c'est délicieux.
Il avait hésité, en disant ces mots il contribuait à maintenir la direction empruntée par sa vision... Mais après tout, c'était immuable. Ce mensonge éhonté valait bien la peine de flatter l'ego de son complice et le garder subtilement sous sa coupe.
— Worm sera bien là ?
Le tenancier réprima une grimace de dégoût.
— Apparemment. En tout cas, c'est ce que j'ai intercepté de la conversation entre Yuk et Nappa. Ils prétendent que Worm lui-même leur aurait demandé d'y aller directement. Après, vous savez que les horaires des ouvriers ont doublés... Il sera peut-être en retard, avec un peu de chance...
— Ça t'arrangerait d'être en avance pour éviter d'avoir à croiser Worm, affirma Kalpis.
— Pas du tout ! s'empourpra à nouveau le tenancier. D'accord, j'admets que ce mec me fout la chair de poule, mais si je dis ça, c'est parce qu'il n'est pas venu au bar depuis un bail... !
— C'est pas un problème, ça, tranquillisa Kalpis. S'il n'est pas irréprochable, soyons-le à sa place. Nous avons tout notre temps.
Tandis qu'ils marchaient, un bourdonnement inhabituel commença à grandir autour d'eux. Tour à tour, ils surprirent plusieurs individus s'attrouper en fanfare au pied du plus haut building, celui disposant de l'écran télévisé. Le visage d'une charmante présentatrice apparut au même moment à l'antenne. Fascinée, la moitié du groupe s'empressa aussitôt d'en vanter les charmes à coups de sifflets vigoureux.
Kalpis s'arrêta à son tour et, au lieu de s'attarder sur les formes avantageuses de la jeune femme, comme son acolyte le faisait, il aima mieux s'interroger sur le titre accrocheur qui défilait en lettres capitales.
FLASH SPECIAL
06h30, heure locale - Secteur Est
Chers téléspectateurs, tout de suite un point sur l'actualité industrielle.
Allons-nous bientôt devoir nous passer de scouters ?
D'abord préoccupante, cette question s'est récemment transformée en menace sérieuse pour tous nos concitoyens, au point de pouvoir affirmer aujourd'hui que la production industrielle vit peut-être ses derniers instants.
La raison, toujours les mêmes phénomènes de pillage, de dégradation des stocks ou encore de saccage des navettes de distribution et mise à mort de membres d'équipage. Ces actes criminels jusqu'à lors maîtrisés se sont soudainement multipliés ces derniers mois, occasionnant un déficit matériel considérable des usines à productions militaires.
Le représentant en chef du Secteur, contacté ce matin par notre équipe, nous confirme que la situation a atteint un point de non-retour : le banditisme nuit gravement à l'économie militaire de Monsieur Freezer, nous affirme-t-il, celle-ci ayant baissé de plus de 60% en l'espace de quelques mois. Un véritable fléau quand on sait que chaque jour ses soldats doivent disposer d'armes, de scouters et de tenues de combat pour le bon déroulement de leurs attributions. En outre, le représentant a récemment exigé à son personnel d'augmenter la cadence au rythme d'un travail de plus en plus effréné, par crainte de représailles des autorités – Monsieur Freezer ayant à de nombreuses reprises éliminé les ouvriers œuvrant lors de ces sinistres en cas d’éventuelle rébellion interne.
Malgré cela, rien ne semble arrêter les responsables, et les stocks s'affaiblissent de jour en jour.
Qui sont ces malfaiteurs ? Comment ont-ils pu acquérir une telle connaissance sur nos technologies et entraver notre force de frappe ? La question demeure toujours en suspens, si bien que le Commando Ginyu s'est investi de cette mission, escorté de Guldo, sa nouvelle recrue. L'attaque menée tambours battants aux abords de Freezer 74 il y a quelques jours suffira-t-elle à dissuader ces criminels ?
— Eh ben, c'est pas trop tôt, maugréa un passant à l'adresse de Kalpis – le premier à se rendre réellement compte de sa présence nota ce dernier. Ils se bougent enfin les fesses, ceux-là ! Je me demande où ils étaient passés pendant tout ce temps !
Kalpis acquiesça sans vraiment écouter et continua de fixer le bulletin d'informations d'un air égal. Vu le ton familier qu'il usait à son encontre, ce piéton ne l'avait pas reconnu.
— En attendant, c'est nous qui trinquons avec le surplus industriel, poursuivit le passant, visiblement ravi d'avoir trouvé un pigeon à qui déballer sa rancœur. Entre la pénurie des stocks et ce satané smog... Je suis sûr que ces rapaces l'avaient prévu ! L'atmosphère va finir par être irrespirable, tout ça va mal se terminer ! Et je sais de quoi je parle, figure-toi, je suis moi-même employé dans l'armement !
Le tenancier, occupé à reluquer la présentatrice télé, parut se rendre compte de la présence du passant lorsque ce dernier inspira une bouffée d'air qui remplit son torse de fierté et poursuivit, un poing levé avec ferveur :
— Maître Freezer devrait penser un peu à nous, mais on dirait que c'est pas son problème. De toute façon, j'irai demander une audience au Commando Ginyu, on doit impérativement changer de planète avant que les dégâts ne soient irréparables... !
— Ce serait inutile, le coupa lentement Kalpis. Ginyu ne s'occupe pas des affaires administratives.
Le visage complice du piéton changea immédiatement d'aspect.
— Pardon ? Tu trouves que ça a l'air de
simples affaires administratives, toi ?
— Qu'est-ce que ce serait d'autre ? poursuivit Kalpis d'une voix calme, presque douce. Outre le manque matériel qui reste une réelle source d'inquiétude, des ouvriers, il y en a, il y en aura toujours des centaines de nouveaux pour remédier à vos
simples désagréments pulmonaires. Alors sauver la vie de personnes facilement remplaçables, tant que la production perdure... une belle perte de temps. C'est là toute la définition de l'administratif.
N'en démordant pas, le passant voulut répondre, mais il fut coupé dans son élan au moment où Kalpis tourna la tête vers lui. Les yeux écarquillés, il sembla tout à coup se rendre compte que le corps longiligne de l'infiltré faisait deux fois sa propre taille.
D'un bang ! sa tête explosa en morceaux tandis que Guldo lui tournait le dos, la mine jouasse. Son éclat de rire couvrit le heurt sinistre du corps sur le sol du hall d'entrée de la base militaire. — Et pour ta gouverne, acheva Kalpis avec un sourire, souviens-toi que Maître Freezer n'hésitera pas à te remplacer
lui-même si l'envie le prend. A quoi bon fuir la destinée quand elle a déjà décidé ce qu'elle fera de toi ?
Un grondement de tonnerre éclata dans le ciel à la fin de son explication, frappant comme une approbation divine. Le tenancier regarda à son tour le piéton, un petit air supérieur sur le visage. Ce dernier recula, horrifié.
— Je... Je ne voulais pas... ce n'est pas ce que... bien sûr que je sacrifierais ma vie pour servir Maître Freezer, dit-il précipitamment. Je voulais juste... je voulais pas faire porter le chapeau... enfin, non, se reprit-il en remarquant le haut-de-forme porté par Kalpis, je veux dire... je lui tire mon chapeau.
Après un gloussement et un sourire gêné, le passant fila droit, bientôt suivi par la petite foule – le bulletin d'information venait de laisser place à la mélodie vieux jeu d'une série B. Tout à ses pensées, Kalpis masqua son étonnement derrière sa barbe. Ainsi, certains commençaient à prendre conscience du danger que représentait l'accumulation de toute cette pagaille. Les pertes en équipements, les soldats à l'amende, le smog... la mort...
— Ça se passera comment, lui ?
Visiblement absorbé par d'autres idées, le tenancier n'avait pas pu s'empêcher de poser la question, fidèle à sa curiosité malsaine.
— Guldo. Tête explosée d'un simple kiai.
— Baaah... !
Kalpis s'amusa du sourire mauvais que son complice peinait à contenir.
— C'est plutôt sobre, ajouta-t-il comme à lui-même. Ce type m'étonne de plus en plus. A croire que Maître Freezer a eu raison de le recruter.
Puis il se tourna derrière lui, le regard étincelant.
Édifiée au sommet d'une colline recouverte d'herbes géantes et parsemée d'allées scintillantes, la majestueuse base militaire dominait le pôle Nord de la mégalopole, ralliée au quartier industriel par le grand boulevard.
Oui, lui seul savait que ce modeste et non moins lucide ouvrier finirait malgré sa mise en garde par demander l'audience qu'il réclamait. Qu'il irait jusqu'à la base militaire, empli de courage, d'une certaine dose de folie, aussi. Et qu'il serait reçu très amicalement par un Guldo d'humeur facétieuse... sa cervelle bouillie servie au bar de la base concluant l'affaire. Tout cela, il le savait pour l'avoir vu au fond de ses yeux.
Il existait dans l'univers des espèces aux dons extraordinaires. Des êtres doués de capacités complexes, inexpliquées et non moins redoutables. Kalpis en faisait partie ; il ne pouvait en être autrement quand on était dans le secret de la Mort. Et tandis que pour certains la contempler au premier regard pouvait sembler sinistre, lui avait fini par s'accommoder de sa condition. Il suffisait de la mettre à son avantage plutôt que de la subir.
On dit que l'âme de chaque être se révèle avant de mourir. Que ses sentiments les plus profonds, ses désirs secrets, ses mensonges les plus notoires s'expriment à vif, tombant le masque de toute une vie. Grâce à ses visions morbides, Kalpis avait non seulement un coup d'avance sur les événements, mais il voyait également jusqu'où pouvait aller l'hypocrisie de tout un chacun dès les premières minutes de leur rencontre.
Et des hypocrites, il en avait eu pour son compte. A vrai dire, s'il lui avait fallu en dresser la liste, il se serait vu lui-même mourir avant d'avoir fini, ironisait-il souvent lors de ses constatations.
Car Kalpis ne s'était pas contenté d'être un germe surdoué : il avait passé la majeure partie de son temps libre, le temps où il ne se consacrait pas aux missions officielles à explorer sans relâche les profondeurs de Freezer 74, ces rivages inconnus sur lesquels d'autres auraient peur de s'échouer. Il s'était ainsi rendu compte que malgré la complexité des esprits intelligents, ils préféraient se consacrer à l'assouvissement de leurs sens, ces grossières excitations qui les détournaient sans cesse d'eux-mêmes. Pas un seul n'exploitait le centième de son potentiel par unique crainte de ce que
lui savait.
Pas même Maître Freezer.
C'était pourtant un des rares privilégiés à être au courant. C'était utile. « Cet individu ne m'inspire pas confiance, mon cher Kalpis. Dites-moi ce que sa mort vous révèle. ». Ou comment faire du célèbre tyran intergalactique une vulgaire miette de pain dans sa poche.
Ce qu'il s'apprêtait à faire aujourd'hui en était la preuve...
— Aah...
Le tenancier s'arrêta brusquement devant Kalpis. Face à eux, le boulevard poursuivait sa ligne droite infinie, bruyante et saturée.
— Allons par là, personne ne traîne derrière les entrepôts, indiqua le tenancier en désignant un petit embranchement que Kalpis n'avait pas remarqué. Prenez garde, c'est là où c'est le moins éclairé...
Il avait raison : l'étroite ruelle était si engorgée de brouillard que lorsqu'ils s'y glissèrent, il fut difficile de distinguer la lumière du jour. Kalpis eut l'impression que ses pas traînants voguaient entre les usines vaporeuses, entièrement immergés par la fumée de leurs dômes gigantesques. L'atmosphère devenait humide, presque irrespirable. Il sentit que ses narines s'imprégnaient d'un mélange de suie et de caoutchouc fondu, et des grésillements s'échappant derrière les bâtisses de métal l'assurèrent du bon fonctionnement de l'activité ouvrière.
Au bout de la ruelle, l'ombre du tenancier voulut poursuivre, mais Kalpis l'attrapa soudainement par le bras en tendant un scouter qu'il sortit de sa poche.
— Tiens, prends-ça. On s'est suffisamment éloignés de la route, à présent.
Son complice cligna plusieurs fois des yeux. Il resta bouche bée lorsqu'il s'aperçut que l'appareil, plus effilé que la moyenne, avait été sculpté spécialement pour laisser passer sa longue oreille indiscrète. Très délicatement, il le prit entre ses mains comme s'il s'agissait de la chose la plus stupéfiante au monde.
— J'arrive pas à croire que j'ai mon propre modèle, se réjouit-il, réellement touché. Quand je pense qu'au bar ils tueraient pour en récupérer un... !
— N'y prends pas goût trop vite, on a tort de tout miser sur ces appareils, dit Kalpis, un autre scouter extirpé de sa poche et aussitôt placé sur son oreille. Bien, maintenant essaie de les repérer.
L'air exagérément concentré, le tenancier appuya sur l'unique bouton de son scouter. puis il laissa échapper une exclamation de joie.
— Je vois Nappa ! Il n'est qu'à seulement cinq cents mètres de nous !
— Bien, répéta Kalpis. Oui, moi aussi. Et Yuk ?
La même manipulation fut répétée à l’identique. Cependant, ce fut une moue embarrassée que Kalpis discerna cette fois sur le visage de son complice.
— Alors ça, c'est bizarre ! Je n'arrive pas à le trouver... On dirait qu'il n'est même pas sur la planète, c'est pas possible... !
Mais Kalpis hocha simplement la tête.
— Nous verrons bien.
Il enjoignit le tenancier de l'accompagner au moins jusqu'à Nappa. Là, au lieu de gravir un grand escalier taillé d'un bloc, ils bifurquèrent sur la gauche, contournèrent l'aile arrondie d'un second édifice et s'arrêtèrent au bord de ce qui semblait - notamment à l'odeur - être une immense poubelle. Un amoncellement de tôles bouffées par la rouille et une multitude de câbles électriques dépassaient de son ouverture et constellaient le sol. Amusant, remarqua Kalpis, comme certaines pièces jetées à leurs pieds étaient engluées dans une espèce de liquide visqueux assez familier...
Tout à coup, un craquement éclata de l'autre côté de la poubelle, suivi d'un hurlement de terreur. Kalpis et sa taupe eurent à peine le temps de s'accroupir que le corps raide d'un ouvrier s'effondra au milieu des ordures, sous la tonitruance d'une voix grave.
— Crétin ! Voilà ce qui arrive aux fouineurs de ton espèce.
La respiration de Kalpis s'accéléra. Enfin ils étaient là : visage enfoui dans le capuchon de son manteau, la haute silhouette de Nappa surgissait de l'obscurité, rapidement rejointe par une seconde, tremblotante, qui courut inspecter le visage de l'ouvrier.
— Il... il est mort, murmura Yuk.
— Évidemment, gronda Nappa avec suffisance.
Ils s'étaient posés devant une porte massive barrée d'énormes traverses métalliques. Caché derrière la devanture de la poubelle, Kalpis scruta l'ombre de Yuk. Il s'entêtait à faire les cents pas autour du cadavre, des flaques de bave dégoulinant à ses pieds malgré la précaution extrême qu'il mettait à l’œuvre, comme si le claquement saccadé de ses semelles sur le revêtement d'asphalte produisait un vacarme assourdissant.
— Folie ! La décision de Worm était une véritable folie ! répétait-il entre ses dents.
— Tu me fatigues à te prendre la tête, s'impatienta Nappa en inspectant les alentours, ses muscles saillants mis en évidence sous son manteau.
De son côté, Kalpis voyait bien que le Saïyen avait beau tenter de donner une certaine allure à sa marche, sa charpente, du genre plutôt massif, et ses jambes, larges et pesantes, ne réussissaient qu'à imiter l'allure cahotante d'un robot aux circuits rongés par l'acide.
Après constatation, l'infiltré se retourna un instant sur son compagnon.
— Qu'indique ton scouter ? lui chuchota-t-il le plus discrètement possible. Toujours rien sur Yuk ?
Il sut la réponse avant même de le voir remuer la tête avec dépit. Kalpis inspira alors d'un air résolu.
— Bien, ça confirme mes soupçons. Je pensais que mes précédents scouters étaient défectueux, ou que le problème venait de moi. Mais on dirait que c'est autre chose... leur espèce, ou bien un composant spécial qui agit sur eux... Au cas où, dès que Worm apparaîtra, tu essaieras aussi de le localiser.
— Mais... c'est que...
— Tu n'es pas obligé de le voir, précisa Kalpis en remarquant la mine décomposée de son complice. Reste caché ici et ne bouge plus, je te donnerai le signal.
Le tenancier obtempéra, une expression piteuse sur le visage.
— Quelle honte... Ne répétez cette conversation à personne...
— Ta petite-amie n'en saura rien, assura Kalpis.
— … vous avez un don flippant pour toucher les points sensibles, Maître, ronchonna le tenancier, gêné par la tournure que prenait la conversation.
Ils furent interrompus par le hurlement aigu que poussa la porte métallique. « Si tôt ? » s'inquiéta Kalpis en faisant volte face, à nouveau en proie à une montée d'adrénaline.
Nappa et Yuk, immobiles face à la porte, se tenaient silencieux. Il fut difficile de distinguer autre chose que les contours de la silhouette large et pensante de l'homme qui venait de faire irruption au centre de l'ouverture. Mais à mesure qu'il approchait, Kalpis vit briller dans la pénombre un visage translucide au crâne surmonté de deux antennes visqueuses, ainsi qu'un corps boudiné dans une tenue d'ouvrier trop petite pour contenir ses six pattes. Entièrement recouvert de suie et de bave, Worm luisait d'une lueur nacrée entre les couches pâteuses du smog.
Kalpis entendit son acolyte hoqueter. Il n'avait pas eu besoin de l'avertir de son arrivée : replié sur lui-même, le tenancier avait déjà activé son scouter. Et la troisième fois ne fut pas plus concluante que les précédentes. Décidant qu'il en avait assez fait pour aujourd'hui et en pleine possession de ce qu'il désirait savoir, Kalpis lui fit signe de partir.
Il aurait pensé le voir déguerpir en vitesse, pourtant le tenancier resta planté sur place, embarrassé. Puis, après un long moment d'hésitation, il commença à retirer son scouter, ce à quoi Kalpis répliqua, une main levée avec fermeté :
— Garde-le. C'est ta récompense pour m'avoir accompagné jusqu'ici.
Il ne sut pas s'il devait le large sourire montant aux oreilles de son complice plus à sa permission de déserter qu'à ce cadeau, quoi qu'il en soit, Kalpis le laissa partir le cœur satisfait, avant de se retourner, une oreille pointée vers la conversation entre les rebelles.
— … en avance, Worm, déclara Nappa. On t'attendais pas avant une demi-heure.
— Avec le boucan qu'vous avez fait, j'ai tout d'suite su qu'vous étiez là, répondit le monstre de son habituel timbre caverneux. Qu'est-c'qu's'est passé ?
— Ouais, ce débile n'a pas trouvé mieux que d'aller taper la discute avec un gêneur, raconta Nappa en désignant Yuk d'un air dédaigneux. Heureusement, j'ai rattrapé le coup.
— On a eu du mal à te trouver, je voulais lui demander s'il n'avait pas un plan histoire de dépanner, réussit à articuler Yuk, désireux de se justifier.
— Imb'cile, déplora Worm, son gros corps contrarié gigotant comme de la gelée. Vous avez vu qui qu'c'était, au moins ?
— Aucune idée, sans doute un simple ouvrier, dit Nappa, presque déçu.
— Bon, ça n'fait wien. L'essentiel c'qu'on n'soit plus déwangés...
— Tu ne crois pas si bien dire.
Tous se retournèrent au son de cette voix inconnue. Caché derrière une redingote tombante jusqu'aux chevilles, une barbe blanche touffue et coiffé d'un haut chapeau lui masquant le visage, Kalpis sortit de l'ombre et s'avança dans la ruelle de son pas traînant devant la consternation générale.
— Et t'es qui, toi ? lança Nappa d'un ton agressif. Encore un fouineur qui vient nous chercher des noises ? Fous le camps !
Kalpis sourit au Saïyen en guise de réponse puis posa les yeux sur Worm.
— Ça faisait un bail, Worm, dit-il lentement. Je constate que les affaires tournent pas mal.
La larve géante observa attentivement Kalpis de ses pupilles globuleuses.
— Toujouws un goût pouw tes costumes de chawlatan, Kalpis, finit-il par dire en déversant un torrent de bave.
— Hein ?
Yuk, le corps paralysé contre le mur, aurait pu passer pour une simple affiche si son cœur battant la chamade ne le trahissait pas.
— Kalpis, le vrai Kalpis ?
— C'est une blague, c'est ça ? protesta Nappa, complètement perdu. Qu'est-ce que quelqu'un comme lui vient faire ici ?
— En chair et en os, Nappa. Ravi de te voir aussi fier de ta piètre puissance.
L'expression sur le visage du colosse se tordit en une irrépressible envie de foncer sur Kalpis avant de laisser la raison reprendre le dessus. Furieux, il se contenta de cracher au sol, les dents serrées.
— Viens-en au fait, Kalpis, s'impatienta Worm avec colère. C'Fweezew qui t'envoie ? J'imagine, puisque j'vois qu't'as caché un scouter dewwièwe ta bawbe. Il est en ligne, c'ça ?
Kalpis soutint le regard de Worm, le connaissant assez pour savoir que ce dernier cherchait à le déstabiliser. Si cela avait été la première fois qu'il le voyait, un flash morbide l'aurait aussitôt prit d'assaut ; comme il en avait déjà fait l'expérience, il se contenta de caresser distraitement sa fausse barbe.
— Il va falloir que je me renouvelle, déplora-t-il d'une voix détachée, je ne fais décidément pas jeu égal avec le plus grand des dissimulateurs. Cependant je devais m'assurer que personne d'autre ne sache ma venue au secteur Est aujourd'hui.
Il cligna des yeux. L'instant d'après, le scouter à son oreille éclata en miettes.
— Freezer lui-même n'en saura rien, indiqua-t-il. Il serait bien trop fier de t'entendre allumer contre ton gré la marmite où bout ton petit chouchou.
La larve sembla soudain se liquéfier sur place.
— Vé... Végéta ?
Kalpis sourit d'un air entendu. Le motif avait eu l'effet escompté. Il sut que Worm avait comprit où il voulait en venir. D'un pas assuré, il profita de la passivité dans laquelle les rebelles étaient plongés pour se frayer un chemin et s'engagea sans un mot à l'intérieur de l'entrepôt. Worm avait tout le temps d'accuser le choc : il l'attendrait patiemment ici. Il avait le temps.
Ce n'était pas lui qui risquait la mort à la moindre seconde, après tout.