Dans une maison proche de la capitale du Centre, un couple regarde un jeune garçon s'affairer sur une feuille de papier.
- Le psy peut bien dire tout ce qu'il veut... Moi je pense qu'il est surtout perturbé ce petit.
L'enfant était allongé sur le tapis du salon, battant l'air de ses jambes. Il a le nez collé à sa feuille et semble à peine regarder ce qu'il fait ; parfois, gêné par le bijou qui pend à son cou, il l'écarte de la main sans même s'arrêter de griffonner. La femme croise les bras et soupire :
- Mais qu'est-ce qu'on lui a fait avant qu'il n'arrive ici ?
Thomas Red s'agrippait de toutes ses forces au nuage magique tandis que Gohan volait tranquillement à coté. Il cria pour couvrir le bruit de l'air qui hurlait à leurs oreilles :
- Et donc, on va où ?
- Chez un ami à moi ! Un chasseur de livres ! Un expert, le meilleur en la matière ! Les gens l'engagent pour retrouver des ouvrages très rares, perdus parfois et surtout pour les authentifier une fois retrouvés, s'assurer que c'est bien un original et pas une vulgaire reproduction ! Je suis presque sûr qu'il aura quelque chose pour nous sur le livre qui nous intéresse !
- Vous disiez avoir « remonté sa trace » ! Vous connaissez le titre au moins ?
- Oui ! Je n'en suis pas sûr mais je crois avoir reconnu le style des gravures ! Je pense qu'il s'agit d'un livre nommé « L'Encyclopédie des cultes de notre Univers et des autres » !
Aux alentours de onze heures, tous deux se posèrent sur une montagne qui surplombait une petite ville portuaire. Ébloui par le soleil qui se reflétait sur la mer, Thomas Red montra du doigt une maison au toit bleu, à la périphérie de la ville et à l'opposée des quais :
- Il habite là. Je pense que c'est mieux si on y va à pied...
- Je pense aussi. Évitons de se faire remarquer.
Gohan fit quelques bonds pour descendre de la montagne, entraînant Red avec lui et, en quelques instants, ils firent face aux portes de la ville. Elle n'était pas très grande et ils ne croisèrent personne dans les couloirs excepté quelques vacanciers. Thomas et Gohan ne tardèrent pas à arriver au portail de la maison au toit bleu. Elle ne comportait qu'un seul étage mais bénéficiait d'un joli jardin, bien que peu entretenu, qui se prolongeait sur quelques mètres devant la portée d'entrée et était clôt par un portail. Alors que le métis posait la main sur le dit-portail, un énorme Mâtin de Naples noir fit irruption de derrière la maison et se jeta sur le portail en aboyant férocement : Gohan enleva sa main et recula instinctivement mais Red laissa échapper un cri de joie.
Le libraire avança aussitôt la main pour fouiller les plis du cou du molosse mais n'eut pas le temps d'y arriver : Vito l'avait prit de vitesse et la léchait déjà vigoureusement, remuant joyeusement la queue.
- La dernière fois que je l'ai vu, il n'avait même pas encore trois mois. Il était déjà gigantesque et je vois qu'il a tenu les promesses de son gabarit. Oui ! Bon chien. Tu nous laisses rentrer ?
À peine avaient-ils passés le portail que le maître de Vito ouvrait la porte. Grand, mince, simplement vêtu d'une fine chemise blanc et d'un pantalon gris, il était pieds nus. Sa bouche était encadrée par un bouc et ses joues mangées par une barbe clairsemée. Des cheveux en bataille complétaient le tableau.
- Thomas ! Va-t-en Vito, couché, t'es pénible.
- Salut Dean. Monsieur Son, Dean Corso ; Dean, Son Gohan.
- Enchanté. Qu'est-ce qui vous amène ? Si t'as besoin que je te trouve un bouquin, tu peux aller te faire foutre Thomas. Je fais plus.
- Déjà ?
- Presque vingt ans de carrière quand même, maintenant je les écris les livres. C'est mieux.
- Bon... De toute façon c'est pas pour ça que je viens te voir. Enfin si, un peu mais tu n'auras pas besoin de bouger de chez toi.
- Ah ! Dans ce cas... M'enfin rentrez, rentrez, tu vas me dire tout ça. Couché j'ai dis !
- Sois gentil avec le chien.
Gohan et Red passèrent la porte que Dean Corso laissait ouverte, poussés en avant par Vito qui n'avait pas l'intention d'être laissé dehors alors que l'animation se trouvait à l'intérieur. Tout le monde suivit l'énorme chien qui se dirigeait tout naturellement vers le petit salon et les deux visiteurs s'assirent sur un petit canapé rouge tandis que Dean Corso prenait place sur un fauteuil en face d'eux. Vito, lui, hésita un moment avant de se coucher stratégiquement là où il se trouverait obligatoirement sur le chemin de celui qui voudrait se déplacer : entre les deux.
- Alors qu'est-ce que tu veux ? Tu veux un truc à boire p'têt ? J'crois qu'il me reste de ton truc là... Ton Vat 69... T'en veux ? Et monsieur, il veut un truc ?
- De l'eau fraîche, ça sera très bien merci, répondit Gohan.
- Je ne dis pas non à un fond de 69 si tu en as. Je recherche un livre et si quelqu'un sait où il est, c'est toi. « L'Encyclopédie des cultes de notre Univers et des autres », ça te dit quelque chose ?
- Ah oui, oui oui. Un peu que ça me dit quelque chose, j'ai jamais eu autant de mal à retrouver un bouquin que celui-là...
- Tu sais où il est maintenant ?
- P'têt. Pourquoi ?
- Nous pensons que ce livre peut nous aider à trouver le responsable de la mort d'une amie, intervint Gohan. Est-ce que vous savez où il se trouve ?
- Euuuuh ouaiiiis... 'fin vous êtes marrants, vous vous pointez comme des fleurs, moi ça fait dix ans que j'ai bossé dessus. Y s'est passé plein de trucs depuis. 'tendez...
Il se leva et tira une immense porte coulissante qui s'ouvrit sur des étagères croulant sous les dossiers.
- Pfff... Faudrait que je passe tout ça sur ordi un jour. Ou que je brûle tout, ça m'fait chier.
Alors qu'il avait le dos tourné, Gohan et Red échangèrent un regard : le métis s'impatientait mais Red tenta de l'apaiser d'un signe de la main.
Thomas Red adressa un nouveau signe de la main à Gohan, comme pour dire « tu vois, je te l'avais dis ».
- Alors alors... C'était pour la collection Darkwood, de son propriétaire Earl de Darkwood. Enfin c'était y a dix ans, j'sais pas s'il l'aura encore : d'habitude ça aurait été quasi certain, on complète pas une collection à coups de millions pour la vendre quelques années plus tard mais avec lui... On sait jamais.
- Tu as son adresse ?
- Évidemment. Vous allez débarquer chez lui ?
Le chasseur de livres à la retraite semblait effaré.
- Nous avons besoin de ce livre. On ne veut pas l'acheter ni l'emmener, le consulter ce serait déjà bien.
- Oui enfin s'il l'a encore, ça m'étonnerait qu'il vous laisse faire. C't'un livre précieux ! Le genre qu'on lit pas, m'voyez.
- On va essayer quand même.
Red et Corso prirent encore quelques minutes pour discuter entre amis et trinquer à la retraite. Après une dernière caresse au chien, Red et Gohan prirent congé de l'ancien chasseur de livres devenu écrivain. Revenus à l'écart de la ville, à l'abri des regards indiscrets, Gohan appela le nuage magique et tous deux prirent la route vers leur prochaine destination.
Ils n'eurent aucun mal à trouver l'adresse que Dean Corso leur avait indiqué. Au nord de la Capitale du Centre se trouvait un superbe manoir aux pierres blanches et aux tuiles grises. D'immenses pelouses l'entourait, découpées par de larges chemins de gravier blanc ; à l'est du manoir se trouvait un petit parc où les pommiers chargés de fruits fournissaient une ombre salvatrice. À l'ouest était une minuscule ferme parsemée de rosiers : elle n'était plus utilisée comme tel depuis longtemps mais elle abritait encore un âne, trois chevaux, quelques poules et un couple de canards qui parcourait la cour en caquetant furieusement – bien que l'origine de cette furie soit mystérieuse. Gohan et Thomas passèrent sous les fenêtres, devinant le chant d'une flûte traversière qui filtrait à travers les carreaux, et toquèrent à la porte. Quelques secondes plus tard à peine, un majordome vint leur ouvrir et, à leur grande surprise, les fit entrer avant même qu'ils ne puissent dire un mot. Une fois à l'intérieur, devant un grand escalier en marbre, il s'enquit de leurs noms et du motif de leur visite ; puis disparut pour revenir quelques minutes plus tard et les enjoindre de le suivre.
Il les mena à un petit salon : les murs étaient décorés de nombreuses toiles et le mobilier semblait ancien mais parfaitement entretenu et de ce fait comme neuf. De petits fauteuils entouraient une table sur lequel trônait un pot de jasmin. Sur l'un des fauteuils, un homme au costume pourpre, aux gants blancs et aux cheveux blancs : il écoutait jouer une jeune fille aux cheveux blonds, dans une robe bleue.
- C'est bien, Louise. Tu peux arrêter.
La dénommée Louise s'arrêta donc de jouer et, jetant des regards furtifs aux deux visiteurs, rangea son instrument avant de quitter la pièce sans bruit.
- Bonjour messieurs. Prenez place, je vous prie. Je pense que vous ne me connaissez pas de réputation sinon vous auriez su qu'on ne frappe pas à ma porte sans y avoir été invité : mais je ne suis pas un homme irritable, je vous pardonne donc. Je suis même un homme de très bonne tenue, c'est pourquoi je vous reçois comme il se doit. Je connais pourtant la raison de votre visite et je sais que je n'accèderai pas à votre requête.
Gohan allait ouvrir la bouche pour dire quelque chose mais de Darkwood lui coupa la parole.
- Ma collection de livres anciens est précieuse : les ouvrages qui la composent sont fragiles, valent beaucoup d'argent et ont été rassemblés dans un but autre que celui d'être consultés. Pas par n'importe qui, en tout cas.
- Mais nous ne souhaitons pas l'emmener, intervint Son Gohan. Nous voulons seulement en lire quelques pages bien précises, sans même y toucher car vous pouvez le manipuler vous-même et...
- La réponse est toujours non. Serait-elle différente que vous ne pourriez le consulter car il n'est pas ici : je l'ai confié à des experts en la matière pour qu'il me revienne comme lors de ses premiers jours. Et bien évidemment, je ne vous dirai pas où il est.
Encore une fois, Gohan voulut intervenir mais cette fois-ci, c'est Red qui l'en empêcha en posant sa main sur son bras. C'est le libraire qui conclut l'entretien :
- Eh bien dans ce cas, inutile d'insister. Nous vous remercions d'avoir bien voulu vous recevoir, veuillez accepter nos excuses pour être venus à l'improviste.
- Esprit raisonnable que voilà. Mon majordome va vous raccompagner à la sortie. Au revoir.
Gohan sortit avec Red, bouillonnant et impatient d'obtenir les explications du libraire. Mais alors qu'ils repassaient sous les fenêtres, celui-ci semblait davantage intéressé par le visage de la jeune Louise qui se trahissait derrière les carreaux. Il fut rapidement ramené à la réalité par son compagnon et, tandis qu'ils s'éloignaient du manoir, s'expliqua :
- Earl de Darkwood est riche depuis trop longtemps pour se laisser convaincre par deux péquenauds sortis de nulle part, insister aurait été une perte de temps. D'autant plus que je sais où se trouve son livre et qu'il sera nettement plus facile d'y accéder là-bas, enfin je pense.
- Comment ça vous savez ? Vous êtes sûr ?
- Presque. Il a mentionné « des » experts et dans le milieu de la restauration, je n'en connais que deux qui travaillent à plusieurs et qui peuvent s'attaquer à un tel chantier : les jumeaux Pablo et Pedro Ceniza. Ils habitent un petit village dans le sud, à l'écart de l'agitation : nous n'avons qu'à leur rendre une petite visite.
À quelques kilomètres de la Capitale du Sud, sous le soleil brûlant, Gohan posa le pied sur les pavés de Zael. Dans quelques heures, le soleil aurait tourné, le village se trouverait à l'ombre de la montagne et la vie reprendrait son cours. Pour l'instant, elle tournait au ralenti et chacun s'était réfugié dans la fraîcheur des maisons : seuls les chats peuplaient les rues, dormant au soleil. Ils ne daignaient même pas lever la tête lorsque Gohan et Red passaient à coté d'eux, à peine un léger battement de queue.
- C'est très pittoresque, ces cadavres de chats un peu partout.
Gohan sourit à la plaisanterie de son compagnon. Le libraire souffrait visiblement de la chaleur et pressait le pas, à tel point qu'il dépassa la maison à laquelle ils se rendaient. Comme toutes ses voisines, c'était une bâtisse très étroite mais qui compensait par sa hauteur : trois étages, peut-être quatre, construits dans un matériau rustique à l'épreuve du temps. Sur la grosse porte en bois était clouée une pancarte : « Pablo y Pedro Ceniza ».
Thomas frappa à la porte trois fois, l'écho des chocs se propageant dans les rues de Zael. Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrit doucement, dans un craquement, révélant un homme d'un certain âge : le crâne parfaitement auréolé d'une couronne de cheveux blancs et la lèvre supérieure surmontée d'une belle moustache grisâtre, il portait des petites lunettes rondes sur le bout du nez. On pouvait voir ses yeux pétiller, alertes.
- Ola, que puis-je pour vous ?
- Bonjour, je suis Thomas Red et mon ami s'appelle Son Gohan. Nous sommes à la recherche d'un livre et nous pensons qu'il se trouve chez vous.
- Je suis désolé mais nos livres ne sont pas à vendre.
- Oh on ne veut pas l'acheter, on souhaite juste le consulter. S'il vous plaît, laissez-nous entrer pour que l'on puisse vous expliquer.
Le vieil homme hésita un instant et lança un regard par-dessus son épaule. Il ouvrit finalement la porte de manière à laisser entrer ses deux visiteurs. À l'intérieur, ils découvrirent une grande pièce encombrée d'étagères croulants sous les livres et les feuillets ; au fond se trouvait une petite porte qui, d'après ce qu'elle laissait deviner par son entrebâillement, donnait accès à de petits appartements. Cependant, c'est la grande table épaisse et rustique au milieu des étagères qui attirait l'oeil : l'une de ses moitiés était recouverte de feuilles, de brouillons, de chutes de papier, de cire... L'autre était propre, rangée : une réplique exacte du vieil homme y siégeait, entouré de plusieurs loupes de taille variée.
- Je vous présente Pedro, mon frère. Je suis Pablo. Je vous en prie, asseyez-vous.
Gohan et Thomas prirent place tandis que les jumeaux mettaient rapidement de l'ordre sur la table, ce qui consistait surtout à cacher des dessins et des feuillets sous des pages vierges. Gohan n'attendit pas qu'ils soient prêts pour leur expliquer ce qui les amenaient : il ne leur dévoila pas toutmais en dit assez pour qu'ils comprennent que l'affaire était grave et dépassait de loin des enjeux littéraires ou historiques. La réponse ne se fit pas attendre.
- Nous sommes navrés mais nous ne pouvons vous autoriser à faire cela. Nous sommes effectivement en possession de cet ouvrage très précieux, confié par Monsieur de Darkwood. Il nous a chargé de le restaurer et surtout de le protéger tant qu'il sera chez nous. Vous comprendrez alors que nous ne pouvons le laisser voir à n'importe qui.
- Mais...
- Tout ce que nous pouvons vous montrer sans remettre en cause notre engagement professionnel, c'est ceci. C'est la reproduction d'une gravure présente dans l'ouvrage, j'ignore si cela vous sera utile mais le livre lui-même doit rester caché.
Pedro fouilla un instant sous la pile de brouillons et en sortit une feuille noircie de coups de crayon et de gomme. Y était dessiné un être au sexe incertain et aux habits étranges : ses oreilles étaient pointues et ses cheveux dressés sur son crâne en mèches particulièrement épaisses. À la vue de ce brouillon, Gohan s'exclama malgré lui :