- Tiens, c'est tout ce que j'ai trouvé...
Videl tendit un fruit à sa fille et en brisa un autre en deux, une moitié pour Gohan et l'autre pour elle. Pan mordit à pleine dents dans ce qui ressemblait à une poire, éclaboussant ses joues de jus. Ses parents grignotaient en silence. Ils s'étaient abrités derrière une petite butte, se protégeant du vent et de la vision de cauchemar qui s'offrait à eux, partout où ils posaient les yeux. Gohan avait vu assez de paysages dévastés pour en saisir les nuances et celui-là n'en était pas un : plutôt que l'impression d'un immense malheur, d'une bataille terrible qui aurait ravagé le sol, il aurait plutôt cru que rien n'avait jamais poussé ni respiré ici. C'était faux bien entendu : pour preuve, les quelques arbres desséchés qui parsemaient la plaine avaient dû vivre avant de mourir. Et parfois, Videl ou lui trouvait de petits buissons où subsistaient quelques fruits. Ils étaient amers mais tous trois mourraient de faim et de soif, et leur chair et leur jus leur permettaient de survivre pour l'instant. Il leva les yeux vers le ciel rosé, espérant une pluie ; mais ils étaient là depuis deux jours déjà et les mêmes nuages gris flottaient au-dessus d'eux, sans jamais délivrer la moindre goutte.
Gohan ne se rappelait de rien, ou de presque rien. Après l'explosion du chalet, il avait tenté de rejoindre une route mais était tombé à bout de forces avant d'y parvenir. Quand il avait ouvert les yeux, il avait juste eu le temps d'apercevoir le visage inquiet de Videl et de sentir sa fille blottie contre lui avant de retomber dans le sommeil. Il lui semblait avoir entendu un bruit sourd mais il n'en était pas sûr. Il s'était réveillé là, dans la plaine, Videl et Pan à quelques mètres de lui. Elles étaient revenues à elle peu de temps après et depuis, ils survivaient comme ils le pouvaient. À nouveau le métis découvrait douloureusement les difficultés de vivre sans pouvoir voler, sans pouvoir se déplacer à toute vitesse et sans force surhumaine. Videl et lui avaient exploré les environs à tour de rôle mais n'avaient découvert ni chemin, ni cours d'eau, rien... À des kilomètres à la ronde. Pendant un moment, ils avaient espéré que quelqu'un les trouverait mais l'espoir faiblissait et la nourriture se faisait de plus en plus rare.
- On ne peut pas rester là. Il faut bouger.
Gohan approuva sa femme et prit Pan par la main. Il n'aimait pas cette idée mais avaient-ils le choix ? Ils étaient sûrs de se perdre, sans aucun point de repère pour s'orienter : si soleil il y avait, les nuages le cachaient en permanence. Alors ils se mirent en route, en silence, au hasard.
Ils marchèrent longtemps, très longtemps, portant à tour de rôle leur petite fille sur leurs épaules quand elle était trop fatiguée pour avancer encore. Gohan n'avait de cesse de demander à sa femme : que s'était-il passé ? Comment étaient-ils arrivés là ?
- Je te l'ai déjà dit au moins cent fois, je ne sais pas Gohan ! J'ai juste senti que je m'élevais, je me suis sentie heureuse, plus heureuse que je ne l'avais jamais été... Et quand j'ai repris conscience, on était là, tous les trois... Je n'en sais pas plus que ça.
Il émit un grognement et continua d'avancer. Il ne pouvait s'empêcher de retourner tout cela dans sa tête et ne pouvait occuper son esprit autrement. Il scrutait le paysage devant lui de façon automatique, cherchant de la nourriture, un cours d'eau... N'importe quoi qui leur aurait donné un but, de l'espoir. Mais rien ne croisa leur route.
Ce n'est qu'au bout du troisième jour qu'ils eurent enfin une raison de se réjouir. Ils marchaient dans un silence total et si leurs yeux balayaient l'horizon, ils ne regardaient plus vraiment. Ils auraient pu ne rien voir si Videl n'avait pas trébuché sur une aspérité du sol et ne s'était pas retrouvée le nez dans la poussière.
- Gohan... Gohan !
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- Regarde ! Regarde ! Une piste !
Le métis se précipita vers sa femme et tomba à genoux à côté d'elle, Pan sur ses talons. Sous leurs yeux se trouvaient deux grandes traces parallèles, continues et parfaitement droites. Entre elles-deux, des empreintes de pattes. Cela ne faisait aucun doute, un âne, un cheval ou quelque chose d'approchant était passé par là en tirant un chariot et, probablement, quelqu'un dessus. Gohan laissa échapper une exclamation de joie en attirant sa femme dans ses bras et la serrant brusquement, agrippant sa fille et l'embrassant si rapidement qu'il lui fit mal. Il la souleva pour la mettre sur son épaule et prit Videl par la main, l'entraînant sur la piste du chariot. Elle le retint gentiment pourtant :
- Chéri... Il allait par là, regarde la forme des sabots.
Elle lui sourit, déposa un baiser sur ses lèvres et partit dans la direction opposée. Gohan resta quelques secondes sans bouger avant de la rattraper précipitamment. Enfin ! Ils ne savaient pas où allait ce chariot ni ce qu'ils allaient trouver au bout de la piste mais maintenant, ils savaient qu'ils n'étaient plus seuls. Il y avait quelqu'un, quelque part, qui se déplaçait. Qui sait ? Peut-être allait-il de ville en ville ? Ou de village en village ? Il y avait de l'activité, de l'activité humaine ou au moins intelligente. Leur pas se fit plus léger, plus rapide et le silence qui pesait sur leur petit groupe n'était plus. Enfin de l'espoir.
Ils marchèrent encore deux jours et crurent perdre la trace du chariot à plusieurs reprises. Ils voyaient le paysage changer un peu plus à chaque heure : la lumière se faisait plus claire, les arbustes plus gros et certains avaient même des feuilles. Ils croisèrent quelques pistes laissées par des animaux qu'ils ne surent identifier et au début du deuxième jour rencontrèrent leur premier arbre. Il avait mauvaise mine, ses feuilles étaient jaunâtres et il ne portait aucun fruit mais c'était un arbre ! Il était grand, mature et ses branches avaient dû être fortes et chargées de fruits un jour. Ils marchaient sur de la terre, moelleuse et tendre, plus sur des cailloux et de la poussière.
- La personne qui menait le chariot savait où elle allait, dit Videl. C'est évident, je ne sais pas comment elle faisait pour se repérer mais elle n'a pas pu venir par là par hasard... Écoute, je suis presque sûre qu'on se dirige vers un lac ou quelque chose comme ça. La faune et la flore revit peu à peu au fur et à mesure qu'on avance, ça doit puiser ses ressources quelque part. Il y a forcément un centre.
- J'espère en tout cas... Une fois arrivés, on aura plus qu'à attendre là-bas en espérant que les autres nous y retrouvent.
- Mais s'ils n'arrivent pas ? Il faudra bien qu'on bouge, qu'on avance. On ne pourra pas rester là-bas éternellement !
- Je ne sais pas, peut-être bien que si. On verra.
Enfin, peu avant la tombée de la nuit, ils arrivèrent à destination. Les plantes s'étalaient généreusement, vertes et dodues, et ils entendaient les insectes bourdonner, bien cachés. Des troncs parsemaient l'espace mais de petits monticules se laissaient apercevoir, comme si on avait planté quelque chose. Il n'y avait pas trace du chariot cependant : sa piste disparaissait derrière des portes de bois rudimentaires, d'au moins quatre mètres de haut, et qui se prolongeaient par des murs de rondins plus hauts encore. Trois personnes les observaient, probablement perchés sur des plateformes de chaque côté des portes. Ils restèrent sans bouger quelques instants, abasourdis, heureux mais épuisés. Gohan serra la main de sa femme et l'embrassa sur la joue, essuyant les larmes qui y coulaient. Sans la lâcher, il marcha vers les portes en regardant Pan qui courait déjà vers l'avant. À peine étaient-ils arrivés à portée de voix qu'un des trois guetteurs leur cria :
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ?
- J... On est perdus ! répondit Gohan. Je m'appelle Son Gohan, elle c'est ma femme Videl et ma fille, Pan ! On ne sait pas ce qui se passe, on ne sait pas où on est, on...
- Vous êtes des espions ! Allez-vous-en !
L'homme avait une sorte de fronde à la main et semblait fouiller dans un petit sac. Maintenant qu'ils s'étaient approchés, Gohan pouvait voir son visage : il était hargneux mais on devinait la peur sur ses traits et sa voix n'était pas assurée. Ses deux compagnons, eux, ne semblaient pas aussi belliqueux. Ils s'étaient approchés de l'homme à la fronde.
- Jonas, enfin... Arrête... Tu vois bien qu'ils sont juste perdus...
- Mais oui, qu'est-ce qui te prend ? Calme-toi.
- Je... N... Non ! J'ai pas confiance ! Il fau...
- S'IL VOUS PLAIT ! hurla Videl. ON MARCHE DEPUIS DES JOURS, ON A FAIM, ON A SOIF, ON A UN ENFANT ! Laissez-la rentrer, au moins elle, s'il vous plaît...
L'homme ne répondit pas. Il serrait une grosse pierre dans sa main gauche mais sa fronde était baissée. Un des guetteurs le prit par l'épaule et dit :
- Allez, ça suffit Jonas. Laisse-les rentrer. Ouvrez la porte ! cria-t-il en se retournant.
Jonas baissa la tête tandis que les lourds panneaux s'ouvraient lentement, creusant la terre sous eux. Gohan laissa échapper un soupir et prit ses deux femmes par les épaules. Il était heureux d'avoir trouvé un endroit où l'on pouvait visiblement survivre mais il n'était pas aussi accueillant que dans ses fantasmes. Des espions ? Pourquoi cet homme pensait-il qu'ils étaient des espions ? Des espions pour qui, et pourquoi ? Les questions tournaient dans sa tête et il voyait à l'air soucieux de Videl qu'elles tournaient dans la sienne aussi. Ce n'était pas le moment de chercher des réponses pour l'instant : même s'ils avaient pu manger régulièrement depuis qu'ils avaient commencé à suivre le chariot, ils ne trouvaient jamais beaucoup à manger et donnait presque tout à Pan. Ils avaient faim et soif, tenaient à peine debout et n'aspiraient qu'à s'asseoir devant un repas. Ils franchirent les portes et découvrirent un véritable petit village qui se cachait derrière les murs. Devant eux se tenait une petite oasis, un point d'eau turquoise encerclée de buissons dodus et d'arbres verdoyants ; derrière elle, presqu'au bord, la seule véritable bâtisse du village : elle était de la taille d'une petite maison et une croix rouge avait été peinte en deux coups de pinceau. Sur le flanc gauche du point d'eau s'étalait un essaim de tentes rudimentaires, des toiles montées sur des bâtons et abritant de petit matelas ; deux autres tentes venaient ensuite, de véritables tentes cette fois-ci, mais qui étaient fermées. À droite du point d'eau, une petite plantation tout aussi sommaire donnait quelques fruits ; une petite dizaine de moutons et de chèvres paissaient paisiblement dans un enclos ; et enfin, à la droite de Gohan et de sa famille, de grandes planches étaient alignées au milieu d'outils dispersés.
Deux personnes que Gohan reconnut comme étant les guetteurs accoururent vers eux tandis que d'autres s'occupaient de refermer les portes. L'un deux commanda :
- Va chercher Horace. Bonjour, dit-il en serrant les mains de Videl et de Gohan, on va s'occuper de vous, suivez-moi.
Il les mena derrière la bâtisse à la croix rouge, sous une grande toile qu'ils ne pouvaient voir depuis les portes et qui abritait une longue table grossière en bois. On les fit asseoir sur un banc et on leur apporta trois grands verres en terre cuite remplis d'eau. Ils se jetèrent dessus et burent si vite que Pan avala de travers. Elle recracha l'eau en toussant.
- Allez-y doucement, sinon vous allez vous noyer.
L'homme qui avait parlé était petit, rondouillard et ses cheveux noirs semblaient naturellement gras. Ses lunettes étaient aussi rondes que son visage et les montures dorées encadraient un regard bienveillant. Sa chemise blanche était trempée par la sueur et ses vêtements en général ne semblaient pas avoir été lavés depuis un moment ; c'était d'ailleurs le cas de tous les habitants de cet étrange village, remarqua Gohan. Arborant un sourire accueillant, il s'avança vers eux, la main tendue, sa tête en forme de poire luisant de sueur.
- Je vous présente Horace, annonça le guetteur, tandis que le dénommé Horace leur serrait la main. C'est notre médecin et notre chef.
- Oh Arthur, ne m'appelez pas « chef », je ne suis pas un chef. Disons qu'il a fallu que quelqu'un prenne des décisions et que ce fut moi, mais je n'ai aucune autorité. Pas plus que celle que vous me donnez en tout cas.
- Où est-on ? demanda Gohan, brûlant d'impatience d'éclaircir enfin la situation.
- À l'Oasis mais j'imagine que ça ne vous avance pas vraiment. Je répondrai à toutes vos questions – du moins à celles dont je connais la réponse – je vous le promet mais d'abord, j'aimerais vous examiner tous les trois. Rien de méchant, simplement pour vérifier que vous allez bien. Vous pourriez me raconter comment vous êtes arrivés ici pendant ce temps-là, peut-être ?
Gohan répugnait à laisser un inconnu, véritable médecin ou non, examiner sa femme et sa fille mais s'il se sentait en parfaite santé, il se faisait du souci pour Pan. C'est Videl qui se chargea de raconter leur périple tandis qu'Horace s'assurait qu'ils étaient en bonne santé. Cela ne dura que quelques minutes au bout desquelles il se redressa et leur dit d'un ton rassurant :
- Vous allez bien. Enfin, pour des gens qui ont traversé ce que vous avez traversé, ça va pas mal. On va faire boire votre fille un petit peu et régulièrement, quand même ; vous c'est moins important mais ça ne vous ferait pas de mal. C'est quoi ton nom, au fait ? dit-il en se penchant vers l'enfant.
- Pan.
- Ah, c'est mignon. Et vous ?
- Son Gohan, et ma femme Videl.
- Enchanté. Bien, dit-il en s'asseyant. Je vous écoute, qu'est-ce que vous voulez savoir ?
- Où on est ? Qu'est-ce qui se passe ?
- Je ne sais pas. On ne sait pas. Comme vous, nous avons tous ressenti cette élévation avant de nous retrouver ici. Cela fait... Plusieurs mois maintenant... Deux ou trois au moins, sans doute plus. Comme vous, on a essayé de survivre chacun de son côté avant de se résigner à avancer et de trouver cette oasis. Une communauté a fini par se former ici, en combinant les talents et les compétences de chacun : il n'y a pas beaucoup de matériaux mais au moins, ici il y a de l'eau et même quelques bêtes qu'on essaye d'élever.
- Pourquoi est-ce que votre garde a cru que nous étions des espions ?
- Vous commencez à le comprendre j'imagine mais quelque soit l'endroit où nous nous trouvons, c'est la loi du plus fort qui y règne. Et si ici nous essayons de vivre ensemble, tout le monde n'est pas du même avis et des... Bandes se sont rapidement formées. C'est pour ça que nous avons installé des murs pour ne pas connaître le sort des autres oasis, et...
- Il y a d'autres oasis ?
- Bien sûr ! Elles sont très isolées et il y en a sûrement d'autres que nous ne connaissons pas. Nous savons qu'il en existe quatre mais aucune n'est à moins d'une semaine de voyage. Certaines personnes voyagent régulièrement entre les oasis pour faire du commerce, c'est sûrement les traces de l'un d'eux que vous avez suivi. Un marchand est venu nous échanger de la viande contre une partie de nos fruits il y a quelques jours.
- Mais... Qu'est-ce que vous faites pour... pour ça ?
Le médecin écarta les bras dans un geste d'impuissance.
- Que voulez-vous qu'on fasse ? On ne sait pas comment on a quitté notre monde, on ne sait pas où on est, ni pourquoi... Il y a forcément une explication et on la cherchera mais pour l'instant, il y a des choses plus urgentes à régler : manger, se défendre... Alors on s'organise.
- Oui, sûrement... Mais bon...
- Vous êtes les bienvenus ici si vous pouvez travailler.
- Nous ne resterons pas définitivement, il faut que l'on retrouve nos amis. Mais merci, nous acceptons avec plaisir... Et nous ferons notre part.
Le soleil s'était couché et ils étaient épuisés. Pan s'endormait sur la table et quelques minutes plus tard, Horace les menait à une des nombreuses petites tentes. Il leur en désigna une en leur indiquant qu'elle serait la leur tout le long de leur séjour. Gohan déposa doucement sa fille qu'il portait dans ses bras et remercia Horace qui les laissa.
Gohan et Videl discutèrent longuement cette nuit là quant à ce qu'ils devaient faire. Ils avaient finalement décidé qu'il ne servait à rien de partir à l'aventure pour l'instant mais Gohan accompagnerai le prochain marchand itinérant. En attendant son arrivée, comme promis, ils s'intégrèrent à la vie du village. Gohan participa aux gardes, aux cuisines et aida à réparer le mur ouest ; Videl quant à elle s'attela aux plantations avec l'aide plus enthousiaste qu'efficace de sa fille. La vie au village n'était pas la plus confortable ni facile mais Gohan réalisait ce qu'elle avait d'attrayante : il participait à un projet important, il faisait partie d'une communauté qui vivait et travaillait ensemble, et ce étonnamment bien. De petites tensions apparaissaient de temps en temps mais l'ambiance et les relations étaient au beau fixe ; Jonas, le guetteur qui s'était montré si réticent à leur arrivée, restait froid et méfiant mais n'avait pas protesté lorsqu'il avait été annoncé qu'ils resteraient.
Le marchand n'arriva qu'une semaine plus tard. Son chariot était vide et du sang séché couvrait son visage ; son âne avait une large plaie sur tout le flanc gauche. il bégaya sitôt entré dans le village, entouré par les guetteurs :
- Il... il arrive ! Norohov arrive !