« Dis moi, que savez vous faire à part détruire et mourir ? »
Le regard rougeoyant et hautain du démon du froid ne lâcha pas les yeux de Hariel Peixès, alors que son pied à trois doigts s'abattait inexorablement vers le visage de la princesse.
L'univers avait un nouveau seigneur. Aussi impitoyable et puissant que Cold et Freezer, celui-ci ne lui réserverait sans doutes pas un meilleur sort. Tous les efforts de la princesse pirate s'étaient avérés vains, la victoire du super-sayen n'avait rien changé au sort des petits : Au final, tout le monde se retrouverait à nouveau asservi par ces monstres. Elle avait échoué. Non. Sept générations d'impératrices, dont elle était la toute dernière, avaient échoué. Toutes tuées par un de ces monstres, toutes leurs colonies ravagées, toutes leurs armées balayées, toutes leurs rébellions avortées. Elle avait senti la victoire proche, mais maintenant, c'était fini.
Les larmes n'eurent pas le temps de se former dans ses yeux que la mort la frappait. Pour la énième fois.
L'esprit de ce qui avait un jour été la pirate la plus dangereuse de l'univers revint au présent. Pour peu que « présent » veuille dire quelque chose, ici, dans la file d'attente la plus interminable de l'univers. Le petit nuage qu'elle était devenue, semblable en tout et pour tout aux millions d'âmes qui l'entouraient se perdit un peu plus dans le bruit des conversations environnantes. Les morts parlaient de tout, tout le temps, et dans un dialecte universellement intelligible. C'était tout ce qu'il y avait à faire, ici. On ne pouvait pas se mouvoir, pas se battre, pas se gêner mutuellement, pas dormir... Seulement parler, et se souvenir...
Après la mort, l'âme reste soudée au cadavre pendant encore longtemps. Les victimes non vengées peuvent également s'attacher à leur meurtrier, mais Hariel était bien trop dégoûtée et démoralisée par celui-ci et avait dès que possible brisé le lien psychique qui les unissait. Elle ne percevait plus rien non plus de son cadavre depuis longtemps, mais elle se souvenait encore de ses derniers pirates, qui avaient bravé le barrage impérial pour emporter sa dépouille profanée, ainsi que celles de ses lieutenants. Elle se souvenait encore de ses funérailles. Pas par ses yeux, mais par son esprit, elle avait capté toute la scène mieux que quiconque.
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Nouvelle-Alera, une planète encore majoritairement sauvage, sans intérêt particulier et surtout, aussi éloignée du centre galactique et de ses rois infernaux que faire se pouvait. Là s'étaient réunies les miettes de son peuple, qu'elle avait réussi à sauver du génocide, après des années d'exil. Un million maximum, mais aucun zodian ne serait absent pour la fin de la toute dernière sang-fuchsia.
Des centaines d'arbres avaient dû être abattus et séchés en temps record, pour réaliser une tombe inflammable de telle ampleur. Disposé sur un plateau montagneux, le bûcher s'élevait haut, afin que nul ne puisse rater ses flammes, même à des centaines de kilomètres à la ronde. Elle reposait au centre, dans ses atours royaux, un splendide masque de porcelaine là où aurait dû se trouver son visage, et sur un lit aussi luxueux que ce que le mode de vie austère des zodians avait permis. Plus bas, sur une sorte de marche sous-élevée, reposait un second cadavre : son plus fidèle champion, le prince Nammor, s'était fait hara-kiri à l'annonce de sa mort, juste après avoir demandé à brûler sur le même feu que son impératrice bien aimée.
Et tout autours, la foule. Immense, et si ténue à la fois. Un million de zodians de toutes castes, rassemblés pour voir la plus grande et puissante d'entre toutes s'éteindre. Il avaient intimement conscience, que leur race ne perdurerait plus, qu'un jour ou l'autre, sans sang-fuchsia à leur tête, ils se déchireraient dans une guerre civile, ou se feraient tout bonnement attraper par les démons du froid. C'était le dernier hommage d'un peuple tout entier, pas seulement à l'impératrice déchue, mais à la vie elle-même qui les avait à présent quittés.
C'était Marouk qui menait la cérémonie. Avec la perte de Nammor, son sang mauve le plaçait au sommet de l'échelle de noblesse parmi les Zodians. Le torse nu recouvert de peintures cérémonielles malgré le froid mordant, il jeta la torche, et, les flammes rugissantes s'emparant du bûcher, porta sur sa formidable voix de basse la première note du chant funèbre qui durerait, repris par un million de gorges éplorées, jusqu'à ce que le feu se soit totalement consumé.
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Hariel revint à elle. Toujours les nuages, toujours la file d'attente. Depuis... Une éternité ? Elle n'avait aucun moyen de s'orienter dans le temps, cela pouvait très bien faire des centaines d'années. Lassée de se réfugier dans se souvenirs, elle entama la conversation avec un esprit voisin ; apprendre la vie des autres était tout ce qui lui restait, quand elle n'en pouvait plus de revivre la sienne.
Ailleurs dans la file d'attente, feu le commandant Obi décida de se couper des conversations ambiantes pendant quelques instants. La multitude et l'indifférence des âmes qui l'entouraient lui infligeait une importante leçon d'humilité : Aux yeux des dieux, il était, malgré sa force, sa loyauté et ses galons, du même rang que l'ouvrier alcoolique avec lequel il venait de parler. Ou était-ce il y avait des années ? Impossible à dire. De même que déterminer si la notion d'années avait cour ici. Il avait parlé, et découvert tant de vies depuis son arrivée... Cela lui avait remis les idées en place quant à l'importance de l'empire, des dirigeants, de la politique galactique. La plupart des gens ici ne savaient même pas qui était (ou plutôt avait été) Freezer ! Le nom de Cold trouvait un peu plus d'échos, mais sans s'avérer véritablement probant. Une tentative discussion avec une femme dont l'espèce voyait encore le feu comme un dieu protecteur et vorace avait achevé le moral du commandant. Que ce qu'il ferait ici, après sa mort, soit dépourvu de sens, passe encore, mais que toute sa vie n'en ait pas plus ? Comment l'accepter ? Il se terra dans son dernier souvenir, avant que son cadavre ne soit enterré avec les autres héros de guerre, et que les murs froids de son tombeau ne deviennent la dernière image qu'il emporterait avec lui.
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Son enterrement . Sur Freezer 1, face au palais des héros. Là où il avait reçu ses galons de commandant des mains de Freezer en personne. Des centaines de militaires s'étaient rassemblés pour l'occasion, afin de lui offrir un ultime hommage. Tous parfaitement alignés dans leurs uniformes, ils se tenaient immobiles alors que le colonel Wandro se chargeait de mener la cérémonie, rappelant à tous le courage et la force d'Obi, qui s'était dressé entre la barbarie et la civilisation au prix de sa vie, pour permettre l'avènement d'un nouveau seigneur galactique. Tout l'univers lui était redevable d'avoir sauvé l'empire, et par là même, sans doutes des millions de vies. Si le grand roi n'était pas à pour la cérémonie, il n'en avait pas moins commandé les préparatifs en personne, et le commandant avait été gratifié d'un cercueil de toute beauté, dont le champ de stase destiné à protéger son cadavre durerait approximativement jusqu'à ce que la planète arrive en fin de vie.
Le vieux colonel finit enfin son discours, et, la larme à l’œil, posa une fleur bleue dans la gouttière prévue à cet effet qui entourait le cercueil. Uns à uns, les proches de Obi, militaires ou civils, vinrent apporter une fleur, une pièce, un colifichet qu'il lui destinaient... Une chose en souvenir de la personne qui s'en allait. Le cortège fut assez court : Obi n'avait pas grand-chose dans sa vie à part son métier. Quand c'en fut terminé, les automates de maintenance emportèrent le corps dans la crypte du palais, où il serait entreposé pour l'éternité, avec les autres héros défunts.
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Obi se rendit compte que plusieurs nuages l'avaient déjà plus ou moins inclus dans leur discussion politique alors même qu'il rêvait. Tout naturellement, il ajouta son grain de sel au débat. Étonnamment, même si les référentiels culturels étaient radicalement différents, tout le monde parvenait à se comprendre (sans toutefois se mettre d'accord, car il s'agissait tout de même de politique). Tous avaient eu vent de rois, de tyrans, d'empereurs, de démocrates ; seuls les noms changeaient, les actes restaient constants. Obi se pris presque au jeu, jusqu'à ce qu'il se rende compte que le grand héros militaire auquel son voisin de droite faisait référence n'était autre que le commandant Obi d'un autre lieu, d'une autre époque. Sa plaie ravivée encore une fois, il se replia dans ses souvenirs comme un bernard-l’ermite dans sa coquille.
Il tendit l'équivalent d'un œil vers la porte d'entrée du paradis. Il était pratiquement sûr qu'elle s'était éloignée depuis la dernière fois. Et que des gens arrivés des décennies après lui devaient déjà l'avoir franchie.
« Ce n'est pas une file d'attente » , murmura-t-il pour lui-même.
« C'est un purgatoire. »
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« Votre nom ? »
Hariel fut brutalement éjectée hors de ses souvenirs par la voix bourrue du roi Enma.
« Alors, c'est quoi votre nom ? Reprit le roi, agacé par ces formalités
- Hariel. Hariel Peixès.
- Hariel... Voyons voir... Ah, oui. Vous allez au paradis, félicitations. Charon, tu t'occupes d'elle ?
Un petit fonctionnaire cornu comme le personnel du paradis en comptait tant apparut en un instant, et fit signe au nuage-Hariel de le suivre. Il avait des lunettes carrées et un air jovial, quoiqu'un peu maladif. Il s'adressa à elle d'un ton rassurant et professionnel.
- Bonjour, je vais vous accompagner dans vos premiers pas au paradis. Vous allez voir, l'endroit est génial ! Vous allez pouvoir y passer environs cinq cent ans, sauf si vous voulez vous réincarner avant, bien sûr.
- Hum, c'est gentil, mais...
- Avant toute chose, on va vous fournir un corps, vous voulez bien ? L'interrompit Charon.
De son vivant, Hariel l'aurait au moins fait mettre aux fers pour une telle impudence, mais sa fougue, sa violence, et surtout son orgueil avaient disparus, usés par la file d'attente, et elle se contenta d'opiner. Elle attendit sagement que le fonctionnaire lui place une auréole sur le tête, et que la fumée qui la composait se solidifie pour former un corps, pour poser sa question.
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« Vous y êtes resté six mille cent vingt ans. » Fit Pluton, du ton jovial qui ne semblait jamais le quitter.
Obi resta interdit. Il ne savait si cette durée était ridiculement trop longue ou trop courte pour ce qu'il avait l'impression d'avoir vécu dans le file d'attente. À la réflexion, cela devait être la bonne. Cela faisait beaucoup plus que ce qu'on lui proposait de passer au paradis. Avait-il été si mauvais ? Et surtout pourrait-il revoir ses proches ? Mais le petit fonctionnaire rondouillard, prévenant, semblait avoir anticipé son angoisse.
« Je suppose que vous voulez retrouver quelques proches, n'est-ce pas ? Ne vous inquiétez pas pour le temps, c'est assez abstrait, ici. Commença-t-il en faisant apparaître un ordinateur portable. Quelqu'un qui vous est cher en particulier ? »
Le commandant s'autorisa un instant de réflexion, puis, se dit qu'il vaudrait mieux assumer ses erreurs au plus vite. Il lui devait tant, et devait faire ses excuses à son seigneur.
- Oui. Freezer. Ça s'écrit F-R-E-E-Z-E-R.
- LE Freezer, fils de Cold ? Fit Pluton dans une moue à mi-chemin entre le choc et le dégoût.
- Oui, voilà, exactement.
Obi ne savait plus trop comment interpréter la réaction de Pluton. De toutes manières trop las et heureux de pouvoir revoir son suzerain, il n'en avait plus vraiment cure.
- Monsieur, Freezer a détruit des planètes. Dit Pluton avec le ton qu'on réserve pour les évidence douloureuse. Il est responsable de milliards de décès, et d'innombrables autres crimes et vices. Il est en enfer, Obi.
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« En enfer ? Comment ça en enfer ? » Hurla presque Hariel avec ses cordes vocales tout justes revenues.
- Bah, c'est que votre ancêtre, là, c'était pas une enfant de chœur.
Le monde de Hariel s'écroulait autours d'elle. Toute sa vie, elle avait vécu sous l'égide de cette figure mi-historique, mi-mythologique : la dernière souveraine d'Alera, qui avait défié Cold jusqu'à la mort, et lui avait balafré la joue de son trident. Celle qui avait mené tout son peuple dans le plus grand combat pour la liberté, contre les démons du froid jamais entrepris. Plus qu'une simple héroïne, elle avait été son modèle, sa mentor silencieuse qui avait observé d’œil sévère et maternel chaque agissement de Hariel, la poussant à se surpasser sans cesse.
Comment que qui avait été un temps une déesse parmi les mortels pouvait-elle ne pas être la reine au paradis comme elle l'avait été sur Alera ? N'y avait-il donc aucune justice non plus en ce monde-ci ?
- Campagnes de propagande, remise en service de l'esclavage alors qu'il avait été aboli depuis 10 000 ans dans cette région, guerres inutiles à des fins cupides, génocide des sangs-ocre ! Cette femme a utilisé des armes nucléaires sur son propre peuple !
Charon avait presque hurlé la dernière phrase, si choqué par ce qu'il retrouvait dans les archives de l'au-delà qu'il en perdait son flegme habituel. Pour Hariel, c'en était beaucoup trop. Sa résistance psychologique poussée à bout par les millénaires d'attente inutile, elle recula de plusieurs pas, cherchant un coin où se cacher, pour laisser exploser les larmes que, à bout de nerfs, elle ne parvenait plus à contenir. Mais il n'y avait nulle part où se cacher. Juste Charon qui, compatissant, l'avait attrapée par l'épaule, et tentait de la réconforter malgré tout.
- Hariel... Commença-t-il. Vous avez commis des choses dont vous n'avez pas à être fière, mais vous avez toujours fait ce que vous croyiez bon. Vous valez mille fois cette femme. Ne vous laissez pas détruire ou construire par quelqu'un d'autre, vous vous suffisez largement à vous même.
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Les éclats de voix ne parvinrent aux oreilles d'Obi qu'à travers le voile d'abattement qui recouvrait son esprit. Il émergea finalement, et tourna presque instinctivement la tête vers sa gauche. Ses yeux bleus vinrent se ficher droit dans ceux de Hariel qui, de son côté, avait agi symétriquement. Sans qu'ils y prêtent attention, Charon et Pluton leur souhaitèrent bonne chance et disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus.
Sans qu'ils aient à esquisser un geste, ils se retrouvèrent à environs un mètre l'un de l'autre. Le face à face dura quelques instants, aucun ne sachant comment réagir face à cette nouvelle présence.
Finalement, quittes à tout perdre et recommencer, autant le faire à deux. Un bref regard fut encore échangé, qui fit naître un sourire triste sur leurs visages. Et comme ils avançaient côte à côte vers les portes du Paradis, ce sourire se fit de plus en plus grand et clair.