Alors qu'ils frappent le sol à grande vitesse, je ne ressens plus aucune douleur dans mes pieds. En fait, je ne les sens plus du tout. Mais je sais qu'ils sont ensanglantés après avoir couru autant que je l'ai fait, tantôt sur de l'herbe tendre et humide, tantôt sur de la roche dure et froide, tantôt sur de la boue, et parfois sur de la neige fondue qui manque à chaque fois de me faire glisser et dévaler la pente de cette montagne ou tomber dans le ravin. Mes poumons me brûlent alors que j'halète violemment. Mes yeux me piquent et ma vue rendue floue par les larmes qui en coulent me permettent tout de même de percevoir la couleur grisâtre du ciel. Le sang ne macule pas que mes pieds, et je le sens coagulé sur mon visage. Une nouvelle giclée sortant de mon bras, alors qu'une flèche vient de m'effleurer, me rappelle pourquoi il ne faut pas que j'arrête ma fuite effrénée.
« Rattrapez-la ! Il ne faut pas la laisser fuir ! Tuez-la ! Le blizzard se rapproche ! Je veux qu'il ne subsiste aucun doute sur sa mort ! Et mon contrôle de la tribu Hao sera totale ! »
Dire qu'hier encore, je chassais paisiblement avec mon grand frère...
~~~~~~~~~~~
Nous suivions la piste d'un chital. J'observais les traces laissées sur le sol, lorsque soudainement mon frère interrompit ma concentration.
« Alors... Jona, hein ?
- Quoi... ? »
Je me sentis soudainement un peu tendue et embarrassée. Pourquoi me parlait-il de lui, soudainement ?
« Raah ! Allez, Nihu ! J'ai vu comment tu le regardais ! » Reprit-il d'une voix taquine.
Je rougis furieusement.
« Je... Je ne vois pas de quoi tu parles...
- Ha ! Ha ! Ha ! Si ! Tu vois parfaitement de quoi je parle ! Tu craques complètement sur lui !
- Pfff ! N'importe quoi ! ... De toute façon, il est trop vieux pour moi... Il me voit certainement comme une gamine... » répondis-je sans me rendre compte immédiatement que je venais d'avouer.
« Roooh ! C'est trop mignon ! Ma petite soeur a son premier amour ! »
Il enroula affectueusement son bras autour de mon cou, alors que mon visage virait encore plus à l'écarlate.
« Raaah ! Lâche-moi, Lao ! Tu m'étouffes !
- Ha ! Ha ! Ha ! Moi aussi, mon premier amour était plus âgée que moi, tu sais.
- C'est vrai ?
- Oui. C'était Wang-Fei.
- Hein ? Wang-Fei ? La Wang-Fei qui vit seule avec une tripotée de fouines domestiquées et qui passe son temps à faire des potions bizarres ?
- Hey ! Te moque pas ! Oui, cette Wang-Fei. T'en connais d'autres des Wang-Fei, toi ? À l'époque, je trouvais son excentricité... amusante et... charmante. Bien sûr, elle n'avait pas encore autant de fouines... J'avais treize ans, comme toi. C'était le bon temps...
- Je crois que ça ne ferait pas plaisir à Ron que tu sois nostalgique de quand tu aimais quelqu'un d'autre que lui...
- Hey ! Ce n'est pas à cause de Wang-Fei que je dis que c'était le bon temps !
- Au fait...
- Chhh... Regarde. »
Je posai mes yeux vers où son index pointait, alors qu'il me tenait toujours de son autre bras. Un yak et son petit étaient en train de brouter, un peu plus haut.
« Oh ! Ce serait une bonne prise !
- Dis pas de bêtises, petite soeur... On ne peut pas tuer ce genre d'animal avec juste une seule flèche et il aurait largement le temps de nous charger et de nous tuer. On chasse ce genre d'animal à plusieurs et avec des lances en plus des flèches. Il faut l'épuiser. Et puis, comment on le transporterait au village, à nous deux ? Ca pèse, ces bestiaux ! Quant à chasser le petit, l'adulte ne resterait pas sans rien faire pendant qu'on le tue...
- Oh... » Répondis-je, un peu embarrassée par mon erreur.
Je redirigeai mon regard sur les deux animaux. Le vent faisait virevolter leurs longues fourrures. Je n'avais pas encore remarqué que l'air était agité, et un soudain frisson de froid me parcourut, mais je n'en ressentis encore que plus la chaleur de mon frère, qui me tenait encore contre lui. C'était réconfortant. Etrangement d'ailleurs, puisque je n'avais pas besoin d'être réconfortée, à ce moment-là. Le bébé yak se retourna et fixa ses yeux sur les miens. Je soutins le regard. Je fus bizarrement saisie par cet acte simple. Ses grands yeux foncés étaient comme de mystérieuses billes qui cachaient un secret dans leur noirceur impénétrable. Je ressentis une certaine communion. Ce fut d'une intensité bien étrange, même si cela ne dura qu'un instant, puisque l'animal se retourna et recommença à brouter. Mon frère me lâcha alors.
« Viens ! Poursuivons notre route. Il faut que l'on ramène quelque chose à manger. »
Cela dut nous prendre une heure, mais on trouva enfin un chital. Cela faisait quelques mois que je m'étais mise à la chasse, alors je savais déjà me débrouiller, mais je n'étais pas encore aussi douée que mon frère non plus. Il décida cependant de me laisser tirer l'animal, en me donnant quelques conseils.
« Voilà ! Tire-bien sur ton arc. L'encoche est bien placée entre tes doigts. Tu as les mains bien positionnées. Tes pieds aussi. Le coude et les épaules sont bien... Tu as vraiment fait du progrès. Est-ce que tu le vois bien dans l'a... »
Sans le laisser finir, je lâchai la corde et la flèche fila. Elle se ficha directement dans le crâne du chital, qui s'effondra. Je fus moi-même époustouflée par la précision de mon tir, mais tentai de rester impassible, pour faire comme si c'était une prouesse banale à mes yeux. Je voulais frimer un peu, après tout. Mon frère siffla.
« Eh ben ! Ca, c'est bien tiré ! Allez, viens, soeurette, il faut l'éviscérer pour le transport. »
Alors qu'il soulevait déjà son veston en peau d'ours pour détacher le couteau de son pantalon en cuir de chital, je me renfrognai, cette activité n'étant pas ma préférée. Lao rit en voyant mon visage. Finalement, je replaçai mon arc sur mon épaule recouverte de la même fourrure que mon frère et le suivis.
Quand nos parents rentrèrent, mon frère et moi nous étions changé dans nos kimonos et avions fini de préparer le repas. Ils avaient encore leurs beaux vêtements royaux, plusieurs couches de kimonos et de toges colorés sous un épais manteau de fourrure. Maman portait sa coiffe d'argent incrustée de pierreries.
« Il faut que tu te méfies de ta soeur, Jui. Elle pourrait bien mettre en jeu, la paix à laquelle tu travailles si durement, et qu'on est sur le point d'obtenir.
- N'exagère pas, Méki. Diao a son caractère, mais elle ne veut que le bien de la tribu. Jamais elle ne la mettrait en péril.
- Le problème, c'est que vous n'avez pas la même conception de ce qui est bien pour la tribu. Là, où tu te soucies de la vie de ceux qui font la tribu, elle ne se soucie que de l'"honneur" de celle-ci... Ou du moins, c'est ainsi qu'elle qualifie son attitude, mais moi, j'y vois plutôt un orgueil mal placé. Cela fait des décennies que ce conflit perdure, tout ça parce que leur ancienne cheffe avait répudié une épouse venant de notre tribu... Il serait temps de mettre fin à ces tensions. Et ta soeur ne semble pas vouloir la paix, mais prouver la supériorité des Hao en annihilant les Trong et tant pis si des Hao meurent en route.
- Je sais que ma soeur est un peu extrême, mais quand même, Méki...
- Elle était déjà furieuse que votre père te choisisse pour lui succéder, alors qu'elle est l'aînée...
- Tante Jui a encore causé des problèmes ? » interrompit mon frère.
« Oh ! Ce n'est rien, Lao. Je suis sûre que ton père exagère. Elle s'est montrée froide durant les négociations, mais rien qui puisse mettre en danger la paix.
- Tu es trop indulgente, chérie... Il serait temps que tu rappelles à ta soeur que c'est toi la cheffe des Hao. D'autant que j'ai la sensation qu'elle essaie de monter d'autres personnes de la tribu contre toi. Nombreux sont ceux et celles qui ont la même opinion qu'elle.
- Quoi qu'il en soit, ça sent bon. Vous nous avez préparé du chital ?
- Oui. Comme vous le savez, c'était notre tour de chasser pour notre voisinage. Demain, ce sera le tour de la famille Paljé d'amener à manger pour nos trois maisonnées, » expliqua mon frère.
« Et lequel de vous deux a cuisiné ? » demanda maman.
« Ben, on a cuisiné ensembles, comme la plupart du temps, » répondis-je.
« Ah ! On a tellement de chance d'avoir des enfants qui s'entendent si bien ! »
En disant ça, ma mère ébouriffa mes cheveux.
« Hey ! Arrête ! »
En remettant en place mes cheveux, je lui montrai mon expression la plus offensée possible, mais cela n'eut pour effet que de faire rire ma famille.
« Au fait, Ron viendra manger avec nous, ce soir. Cela ne vous dérange pas ? » demanda Lao d'une voix étonnement timide.
« Non, bien sûr. On adore, Ron, et il est toujours le bienvenu. »
À table, alors que nos parents avaient aussi remis des kimonos plus traditionnels, la conversation était animée.
« Tu l'as vraiment atteint à la tête, ce chital ? » s'exclama papa
« Oui ! D'un coup ! Lao essayait de m'expliquer comment faire, mais j'écoutais pas, et je me suis juste concentrée sur ma cible et bim ! En plein dans le mille !
- Hey ! Comment ça, tu m'écoutais pas ?
- Pas besoin qu'elle t'écoute, t'écouter parler tout seul devrait te suffire amplement.
- Hey ! Vous vous liguez à deux contre un ? Ron, tu devrais être de mon côté !
- Ah bon, pourquoi ? Ta soeur est plus mignonne.
- Merci Ron. D'ailleurs, j'aimerais avoir un frère aussi beau que moi. Tu veux remplacer Lao ?
- Avec plaisir. »
Et sur ces mots, nous nous serrâmes la main, pendant que mon frère fit une moue faussement déconfite. J'aimais bien Ron. Il était amusant, taquin et très gentil. Physiquement, il était différent de notre famille, avec ses cheveux dorés comparés à la noirceur des nôtres. Maman reprit la conversation.
« En tout cas, c'est bien ma fille de réussir un tel coup si peu de temps après avoir appris à chasser. Cela me rappelle, moi, quand j'avais treize ans, il y avait ce cerf, qui... »
Elle s'interrompit quand elle remarqua que mon père s'était mis à l'imiter.
« Non mais qu'est-ce que tu fais ?
- Chérie, tu as déjà suffisamment raconté cette histoire ! Tout le monde la connaît.
- Quoi ? Mais non, je la raconte pas si souvent que ça, et seulement de façon très rapide.
- Si, maman, tu l'as déjà racontée en détail mille fois ! » nous exclamâmes mon frère et moi en même temps.
« Dites donc ! Vous devriez me montrer un peu plus de respect ! Je suis la cheffe de la tribu, je vous rappelle ! Ma parole est d'or !
- Non, elle est d'argent. C'est le silence qui est d'or, ma chérie. »
Elle lui mit une petite claque sur l'épaule.
« Quoi ? C'est très bien l'argent. C'est encore plus joli que l'or, qui est surévalué, je trouve.
- C'est ça ! Et puis, je suis sûre que Ron ne l'a pas entendue, mon histoire. N'est-ce pas, Ron ?
- Euh... Non, » bredouilla-t-il.
« Et toc !
- Non, mais chérie, tu triches, là. Lui, il va pas oser te dire que tu te répètes...
- C'est toi qui est mauvais perdant. Donc, j'allais dire...
- En fait, maman, papa, Nihu ; Ron et moi avons quelque chose à vous annoncer. »
Je remerciai mentalement Lao de l'interruption.
« Ah oui ? »
Mon frère prit Ron par la main et annonça.
« Nous sommes fiancés. »
Il y eut un petit instant de silence, avant que nous n'éclatâmes en félicitations.
« Bienvenu dans la famille, Ron ! » s'écria maman.
« Est-ce que vous l'avez déjà annoncé à tes parents ? » demanda papa à mon futur beau-frère.
« Non, mais on compte le faire demain.
- Bien, bien ! »
Je me rendis soudainement compte que cela voulait dire que Lao allait probablement bientôt quitter la maison. Mon frère voyant sans doute mon expression, interrogea :
« Ca va, Nihu ?
- Si ! Si ! C'est juste que... Je suis un peu triste de savoir que tu vas bientôt partir d'ici.
- Oooh ! Ne t'inquiètes pas, on pourra se voir tous les jours !
- Je sais, mais... »
Je me levai et pris Lao et Ron dans mes bras, mettant un bisou à chacun sur leurs joues, pendant que je sentais mes yeux s'humidifier.
« Félicitations ! Je suis contente pour vous ! »
Ils me serrèrent aussi contre eux. Je m'écartai, puis je regardai mon frère, il prit un air surpris quand j'affichai soudainement un air plus malicieux.
« Et maintenant, j'aurais enfin un frère aussi beau que moi.
- Hey ! Petite peste !
- Allons, allons, Nihu. Ne dis pas ça.
- Merci maman.
- N'oublie pas votre frère-de-sang, Kan, il est très beau, lui.
- Maman !
- Quoi ? Elle a raison.
- Papa... Vous êtes immondes...
- Oh ! Au fait, à propos de Kan, je suis sûre que lui et son épouse seront d'accord de vous faire un enfant. Après tout, c'est nous qui avons fait Kan pour ses parents, qui étaient stériles. *
- Euh... C'est un peu tôt pour ça, maman...
- Rien ne coûte de déjà en parler. Mais c'est vrai qu'il faudrait d'abord aller voir le shaman avec les parents de Ron, et nous déciderons d'une date de mariage. »
La soirée continua paisiblement et nous finîmes par aller nous coucher. Ron resta à la maison, dans la chambre de Lao.
Durant la nuit, je fus soudainement réveillée par des bruits et de la lumière. Je hurlai quand ma couverture fut soudainement arrachée et qu'on me tira violemment par le bras.
« Debout ! Viens ! »
Je me débattis et mis un coup de poing au menton de mon agresseur.
« Petite connasse ! »
Un coup à la tête me repoussa au sol avec force, et mon front le percuta. Je sentis un liquide chaud en couler. J'entendis soudainement mon frère et son fiancé crier également.
« Lao ! Ron ! » hélai-je, inquiète pour eux.
Puis, je sentis une main m'agripper la cheville et me tirer sur le sol sans ménagement. Je criai en tentant de m'accrocher au sol. Mais on me traîna inéluctablement jusqu'à la salle principale de notre maison, où on m'y lança quasiment. J'entendis des protestations derrière moi, et je vis Lao et Ron être poussés au sol, sans ménagement. Ils avaient également des marques de coups sur eux.
« Nihu ! » crièrent-ils en même temps.
Mais je remarquai soudainement que le regard de mon frère se figea dans une autre direction. Je suivis ses yeux. Et c'est là que je les vis. Leurs corps encore dans leurs kimonos de nuit gisaient dans une marre de sang. Je ne pouvais pas voir leurs visages, mais je savais.
« Papa... Maman... »
Les larmes ne coulèrent pas, et je ne criai pas non plus. Pas tout de suite, le choc était trop grand, trop pour que je comprisse.
« Je lui avais dit qu'il fallait arrêter cette folie... »
Je me tournai vers la voix.
« T... Tante Diao... ? »
Dans sa tenue de guerre constituée de peaux et de cuir de bête et le visage peinturluré, elle tenait une épée ensanglantée à la main, debout face aux corps inanimés de mes parents. Comme si elle ne semblait pas m'avoir entendue, elle poursuivit.
« Les Hao ne doivent pas se soumettre aux Trong... Jamais ! Ce serait une insulte à notre honneur ! À notre fierté... Elle ne m'a pas laissé le choix. Tout ça, c'est de la faute de notre père, quand il t'a nommée plutôt que moi, à la tête de notre tribu. Tu n'avais pas les compétences. Tu ne les as jamais eues, je le savais, même si je me suis tue durant un moment. Et c'est ce qui en résulte. »
Il y avait plusieurs autres hommes et femmes de la tribu, tous armés, mais mon attention fut surtout retenue par Jona. J'avais la nausée. Tout ceci semblait irréel. J'avais la sensation de voir les choses en dehors de mon corps, comme si cela ne m'arrivait pas à moi. Soudainement, je perçus les choses s'agiter autour de mon corps. Mon frère et son fiancé s'étaient débattus et avaient volé des épées à deux des assaillants. Ils en tuèrent un, mais Ron fut transpercé dans le dos par un autre.
« Ron ! » hurla désespérément, Lao.
« Nihu ! Fuis ! » cria-t-il encore, en se lançant à l'attaque de ceux qui pourraient me barrer la route. Je ne sais comment, mais mon corps réagit immédiatement. Je me levai, et je renversai une femme sur mon passage, au moment de passer par le pas de la porte, j'entendis mon frère pousser un râle étouffé. En sortant de chez moi, je freinai, voyant plusieurs autres maisons en train de brûler, le bois les constituant crépitant, et plusieurs personnes, des voisins ou autres, tenus à respect par d'autres qui tenaient des armes. Il y avait quelques combats, mais la plupart semblaient soumis. C'est là que je me retournai et que je vis Jona derrière moi, brandissant son sabre. Mais il sembla hésiter un instant.
« Ne la touche pas, monstre ! »
Comme sortie de nulle part, Wang-Fei avait sauté sur le dos de Jona, le griffant et le mordant. Mais un homme arriva derrière elle et lui abattit son sabre dans le dos. Elle s'écroula dans un hurlement. Des fouines attaquèrent brusquement l'assaillant. Je détalai. J'essayai d'aller rejoindre mon frère-de-sang, Kan, mais arrivant devant chez lui, je vis sa demeure en feu, et un corps brûlé devant. Je n'osai pas vérifier qui c'était. Alors, je fuis le village, avec des cris de ma tante furieuse dans mon dos, ordonnant mon exécution. Je réussis à me cacher durant la nuit, cachée dans un creux rocheux, tremblotant de froid, avec juste mon kimono de nuit. La forêt était loin et je ne pouvais pas encore m'y cacher. Je pris plusieurs herbes, des végétaux, du bois et essayai de me recouvrir avec, comme me l'avait appris mon frère. C'est là que la réalité vint s'écraser sur moi. J'éclatai en sanglots, sans discontinuer. Peut-être était-ce cela qui m'avait empêché de m'endormir dans le froid et de mourir. Mais le lendemain, alors qu'épuisée, endolorie et manquant de sommeil, j'espérais rejoindre la forêt et disparaître dans la montagne malgré mes engelures et mes coupures, je fus découverte.
~~~~~~~~~~~
Et me voilà, en train de fuir, courir, épuisée, sans énergie, mais toujours en mouvement. Je ne sais pas comment je fais. Il y a une falaise juste à côté de moi. Une chute du mauvais côté, et je suis morte. Mais j'ignore ce danger, je cours et je tiens le coup. Du moins, c'est ce que je crois, mais finalement, mon corps cède, et trébuchant, je m'écroule, me blessant encore une fois au visage et au poignet. Je reprends mon souffle une seconde, mais cette seconde est suffisante pour que mon corps n'arrive plus à réagir. J'essaie de me relever, mais je sens la douleur aux pieds se réveiller soudainement et me lanciner... violemment. Je hurle. Je hurle à mon corps de se lever, de ne pas me lâcher maintenant, d'ignorer encore un peu ma douleur. J'essaie de ramper. Je vois des yaks au loin, en train d'observer l'agitation, étrangement paisibles, rassurants. Mais je sens des bras m'agripper et me soulever, et l'apaisement repart avant même d'avoir pu s'immiscer réellement. Je crie, je me débats, pour rien, on me frappe encore au crâne. Le monde autour de moi devient flou pendant un moment, j'entends un bourdonnement, et des voix diffuses. Quand je reprends pleinement conscience, je remarque d'abord que Jona est l'un de ceux qui me tiennent, puis je lève les yeux et vois ma tante, avec une épée levée sur moi, prête à l'abattre. Derrière elle, au loin, d'autres yaks. Je ne sais pas pourquoi je les remarque encore. Je hurle, comme jamais je ne l'ai fait. La panique totale. Je vais mourir. J'essaie encore de me débattre. Soudainement, un de mes bras est libre et j'entends Jona crier. Je le vois, comme au ralenti, projeté devant moi, puis tomber. Au bas de la falaise. Et puis je sens quelque chose sur ma tête, comme une gêne, comme un coup, sauf qu'on ne m'a frappée, je vois alors ma tante hurler et se prendre une sorte de gros bâton pointu, qui semble venir de mon front, et je sens l'autre femme qui me tenait l'autre bras, être projetée au sol, par ma propre force.
« C'est... Une +anima ! »
Encore à terre et saignant abondamment du flan, ma tante hurle :
« Abattez-la ! »
Je me retourne et fuis en tentant d'éviter une trajectoire rectiligne, pour ne pas me prendre une flèche. Je n'ai plus mal aux pieds, et je ne sens plus de façon aussi lancinante la roche sur le sol. Je regarde en bas, et je vois des sabots. Je regarde mes mains. Elles sont toujours humaines, mais de longs poils ont poussé sur mes bras. Je continue de courir.
J'ai finalement pu les semer. Grâce au blizzard. Cette nouvelle longue laine qui me pousse sur le corps m'en protège pour la plus grande partie. Mes larmes gèlent sur mon visage. Hier, j'avais une famille, un village, un endroit où vivre, des amis, ... le bonheur... Maintenant, je n'ai rien de plus que ma solitude, cette souffrance... et mon anima. Je sais ce qu'il m'est arrivé. Je n'en ai jamais été témoin, je n'en ai jamais vu avant. Mais j'en ai entendu parler. Les +anima, ces enfants qui au moment où ils croient mourir se voient accorder l'âme d'une bête, un anima censé les protéger en leur donnant les pouvoirs de l'animal dans il provient. Dans mon cas, un yak. Cet anima, il m'aidera à reprendre mon village et à venger ma famille, un jour, quand je serai prête. Mais pour le moment, à cet instant, je veux juste les pleurer. Pleurer ce que j'ai perdu d'un jour à l'autre.
* Juste pour une précision hors texte, ce genre de constructions familiales existe réellement dans certaines cultures, même si c'est de plus en plus rare, et que les familles s'occidentalisent un peu partout. Il existe des tas de cultures où des gens peuvent faire des enfants pour d'autres personnes. Une sorte d'adoption programmée, quoi. Notamment dans les cas de couples stériles et oui, les couples de même sexe biologique, mais pas seulement. J'ignore exactement quel lien a ensuite l'enfant adopté avec ses géniteurs. J'imagine que cela dépend des cultures. Dans +Anima, il n'est jamais présenté ce genre de culture, mais il y a plusieurs cultures, y compris tribales, et ce manga laisse pas mal de marge pour imaginer des tas de cultures. Ici, j'ai choisi que l'enfant adopté considère ses géniteurs comme des membres de la famille, mais ce ne sont ni des parents, ni des oncle et tante. En revanche, il y a un lien de fratrie maintenue avec la progéniture "officielle" des géniteurs. J'aurais voulu inventer un terme pour qualifier ces différents liens, mais dans le cadre d'un one-shot, cela me semblait ajouter des complications inutiles. Voilà pourquoi j'ai mis des traits-d'union à "frère-de-sang", afin de montrer qu'il s'agit d'une forme de lien particulière et reconnue de fratrie. Un peu comme demi-frère, demi-soeur, belle-soeur et beau-frère sont des liens particuliers de fratrie.